La Revue des Ressources

LABYRINTHE D’UNE LIGNE — 2/2 

En cheminant avec — ZONA DEL SILENCIO — une composition de musique concrète de Jean-Baptiste Favory…

jeudi 21 décembre 2017, par Lionel Marchetti

LABYRINTHE D’UNE LIGNE— 2/2 —

Suite de 2 poèmes
en regard
de
2 compositions musicales de
 — JEAN-BAPTISTE FAVORY —

 

 

SECOND POÈME —

ZONA DEL SILENCIO

En cheminant, en écrivant…
…à l’écoute de Zona del silencio
une musique concrète de Jean-Baptiste Favory
composée en 2000
(pour une écoute acousmatique de 7’59’’)

par Lionel Marchetti

…◉…

Zona del silencio

30°32’26" nord - 103°50’14" ouest

1. AIR FROISSÉ

Objets rassemblés, objets collectés, pendant des heures, des heures d’attente

Objets nombreux, pluriels, multiples

Objets tranchés
retirés
définitivement seuls

Le désert

Désert de haute altitude
où l’infiniment petit se dispute avec l’immensité sèche

Poste d’observation —

Ici fourmille tout un monde

Oreille contre terre, s’attarder

Et quelque chose s’envole

Oui, c’est cela, quelque chose s’envole, battant des ailes
—  air froissé, simplement froissé —
quelque chose s’enfuit, s’extirpe du sol, du sable
de la caillasse
pour rejoindre, en un clin d’œil, les profondeurs paradoxales de l’air sec.

2. SURPRISE DU NÉANT

Pierres magnétiques, météores minuscules

Électricité

Électricité naturelle à proximité

Quelques aiguilles — du fer en ces parages ? — définitivement s’entrechoquent

Venue de beaucoup plus loin : l’Onde
(elle seule vibre dans l’air vertical)

Le soleil, le feu — et l’Onde

Objets rassemblés, objets collectés
objets par millions
tranchés, retirés

Subtilement vivants (oui, c’est un fait)

Objets là —

Je possède une image, j’ouvre une image et je m’en délecte

Élytre frémissante, cristaux, brisures de branches
des petits cailloux, sur ma chaussure, résonnent
des poussières, des accidents, des corpuscules, des défauts

Présages sonores de je ne sais quoi

Et l’Onde, là-dehors, encore et toujours — une houle

Respirer, avec elle tout simplement respirer

L’espace tactile, enfin
le grand cercle
juste là
devant mes yeux

Le grand cercle qui tous, nous emporte

À mes pieds, un insecte s’extirpe de sa carapace
(froissements, improbables froissements)

Vie vivante

Surprise du néant.

3. PETIT THÉÂTRE-FÉTICHE

Je regarde, j’écoute
je trouve et pourquoi pas : j’invente —

Couleuvre à nez mince, glissante
Masticophis flagellum
longue, longue, immensément longue
alliée subtile de la terre

Je regarde —

Animal (véhicule autre) de petite taille : insecte signal
insecte suceur
diptère qui se faufile

Éclats de l’air, stylet, foison d’étincelles

Combien sont-ils à frémir ici ?

Combien sont-ils à se nourrir, à mordre, à se reproduire ?

Quel est leur nom ?

J’écoute —

Mouches, moustiques, taons…

Objets-sons, désormais
plus fort que l’air
air attrapé, air précipité — sédiment

Sédiments et aridité

Je me rapproche du sol

À cet instant : silence blanc, paradoxal

Silence plein
habité
définitivement habité de quelques ailes vaporeuses
(parfois brisées, savamment découpées)

Je regarde, je cherche —

Chauve-souris blonde
Antrozous pallidus
est-ce possible une telle invisibilité ?

Chant

Chant minuscule et transparent

Chant inverse dans la nuit des fréquences
et
disparition

Plus loin : foyer, foyers multiples
captés

Attention définitivement captée

Foyer composé de minuscules brindilles sonores et odorantes où nichent
c’est un fait
les Entités

Le petit théâtre-fétiche des Entités

Oui, des fétiches piquetés
piquetés, ici et là, d’aiguilles d’or et d’argent

Encore une fois je compte
apeuré, fasciné
glacé

D’ailleurs, il ne me reste plus qu’à compter
comme si l’énumération était ma foi

Les nombres ont-ils leur importance ici ?

Remémoration, exercice de remémoration

Je regarde, j’imagine, j’invente —

Une autre aiguille, encore une autre
(n’est-ce pas plutôt une patte ?) abîmée, ancienne
légèrement courbée
mais point de rouille ici : la matière est pure
lavée, sèche, dépolie
comme s’il s’agissait de refuser la venue d’une patine

Chair du son
me voici en plein cœur de la chair du son

Électricité

Électricité naturelle et froissements

Plus tard :

Autre entité, autre animalité
Serpent Crotalus scutulatus
sifflements
horizon lisse des sifflements
espace du jeu, espace du dégagement
corps souple à même le sol

Grand filet des correspondances — un tourbillon

L’écoute s’affine, la précision change

Horizon entier
qui nous offre la plus grande des ouvertures
puis, à l’inverse — à sa suite —
laisse s’infiltrer, définitivement, dans l’immensité du désert
un fluide

À moins que ce ne soit, encore une fois, l’Onde

L’Onde
retournée d’elle-même, dirait-on, au cœur du silence.

&

4. FRUITS DU MONDE

Bruits de la vie

Fruits du monde tombés à terre

Il existe donc tant de choses en ces parages et personne ne m’en avait rien dit

Tournages sonores dans le désert de Chihuahua

30°32’26’’ nord — 103°50’14" ouest

Silence, silence plein
silence blanc

Silence qui brille et résonne à lui tout seul

Être silence

Ne rien dire, ne pas écrire

Écouter

Entomologie du silence

Comment faire tenir toute cette réalité ?

Temps — machine ancienne

Fait-il nuit ici ?

Zone du silence

Désert du son

Rêver

Ces objets, ces êtres qui toujours gesticulent, s’associent, fraternisent
et déploient de curieuses correspondances

Une suite

Une suite musicale
ficelée, emmêlée — pelote
imposante pelote
où toute la palette des caractères se débat

Ces objets, ces êtres, toujours gesticulent

Un nuage de poussières

Ces objets, ces êtres, ces entités
je les vois, je les sens
je les entends

Ils se déploient, s’enfuient, se dégagent

L’important
(oui, c’est cela)
aura été de les laisser en vie.

—  — —
Lionel Marchetti / 2016

P.-S.

 « Zona del silencio —

Une musique concrète de Jean-Baptiste Favory composée en 2000

Tournages sonores par le compositeur dans le désert de Chihuahua, au Mexique

La zone du Silence est un carré de 40 km de côté dans le désert de Chihuahua où la faune et la flore font l’objet d’études spécifiques, où le sol est jonché de météorites, dont le magnétisme est censé perturber la réception des signaux hertziens.
Il y règne un calme intense, très comparable à celui que l’on trouve à l’intérieur d’une chambre sourde.
Les sons de cette pièce ont été réalisés sur place, dans un silence très fort. Autour d’un micro toujours fixe, devenu sensible aux vibrations les plus lointaines, les déplacements donnent naissance à des variations naturelles d’espace et d’intensité.
Ces paramètres font partie intégrante d’un jeu instrumental dont le dispositif volontairement restreint exclut tout recours aux manipulations électroniques ultérieures autres que filtrage et montage. »

CD COMPILATION / LIEU — NON LIEU / LA MUSE EN CIRCUIT (réf : hörspiele IV) — où il est possible d’écouter Zona del silencio

—  — —

Jean-Baptiste Favory : « Je vois la musique comme le théâtre sonore de notre perception du réel : une plongée dans l’intimité du son, où le temps musical et le rythme naturel des sons concrets sont accouplés.

Je cherche de nouvelles structures temporelles correspondantes à la façon dont j’écoute le monde et je rends compte musicalement de cette perception à l’aide de sons provenant de mes voyages ou recherches en studio. Ce sont des mondes miniatures, où les relations établies entre les objets sonores deviennent au moins aussi importantes que les objets eux-mêmes.

Les fantasmes sonores que j’élabore pour chaque projet sont des hybrides en mouvements ; les personnages vivants d’une dramaturgie où l’illusion du réel transparait dans une illusion de musique, susceptible de modifier notre état de conscience. »

CD éd. 2018 — COSMOS PRIVÉS — avec : Cosmos Privé — Bruit Mauve — Microsphères — Chicharra & Fading Spaces

Photographie : © Jean-Baptiste Favory (autoportrait en 2016)

—  — —

« Comme un morceau de glace
dans un récipient sur le feu
il fond puis il chauffe
puis il bout puis il s’évapore
 »
 — Abdelwahab Meddeb —

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