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A propos de La Cascade de Margaret Drabble 

Flux et reflux dans la vie d’une femme

vendredi 24 décembre 2004, par Claudine Peyre (Date de rédaction antérieure : 1er janvier 1970).

The Waterfall, roman paru en 1969 en Grande-Bretagne et traduit récemment sous le titre La Cascade, relate, comme dans tous les romans de Margaret Drabble, un moment de vie d’une femme, une jeune poétesse abandonnée par son mari alors qu’elle est sur le point de mettre au monde son deuxième enfant et qui, à l’issue et, singulièrement, grâce à cet accouchement, va découvrir l’amour, l’amour physique, une relation presque taboue puisque son amant n’est autre que le mari de sa cousine.

Margaret Drabble ponctue son récit de nombreuses images de flots que le titre du roman annonce : la sueur, les larmes, l’humidité viennent se glisser entre les références à la mer, à la noyade ou aux profondeurs. La narratrice avoue au bout du récit : "peut-être me noierai-je, pour tenter de me procurer ce à quoi j’avais renoncé comme Maggie Tulliver" (pages 225-226). Tout comme l’héroïne du Moulin sur la Floss, Jane, la narratrice, se laisse engloutir dans les sentiments d’un homme, dans un "fatal plongeon, volontaire et aveugle, dans les eaux abyssales, qui déjà se refermaient au-dessus de leurs têtes [...]" (p. 50).

Cette évocation littéraire évidente est le premier signe d’une richesse du récit en associations bibliographiques, en sources littéraires. Outre le lien direct avec le roman de George Eliot, la narratrice avoue : "Mieux vaudrait se borner à dire, comme Charlotte Brontë : lecteur, je l’aimais !" (p. 121) et encore : "Zola était un homme qui ne pardonnait pas [...]. Dans ses romans, il obéit à une conception vieux jeu de la décadence, et il aime bien tuer ses personnages" (p. 193). Jane se tourne, comme on peut s’y attendre de la part d’une héroïne de Margaret Drabble, vers la littérature pour chercher des réponses à ses questionnements, pour se plonger dans une sorte de passé universel qui l’empêchera de se sentir isolée au fil de ses refuges littéraires : "Ces héroïnes de fiction, comme elles me hantent ! Maggie Tulliver avait comme moi une cousine appelée Lucy. Comme moi elle s’était éprise de l’homme de sa cousine. Elle se laissa dériver avec lui dans la rivière ; elle s’abandonna au fil de l’eau. Mais à la fin, elle perdit son amant. Elle le laissa partir. Noblement, elle racheta son honneur perdu [...] ah, nous l’admirons pour cela ! [...]" (p. 226).

Ces références récurrentes indiquent de la part de la romancière britannique une confiance dans la perspicacité ou la culture littéraire du lecteur. Par ailleurs, progressivement, elle intègre le lecteur implicite dans les parties narratives à la troisième personne et n’aura plus recours au pastiche (avoué) des écrivains victoriens. Le lecteur fictif auquel s’adresse la narratrice demeure tout au long de l’oeuvre présent, c’est-à-dire jouant le rôle d’auditeur, de confident à qui on fait confiance dans cet univers romanesque.

Quant à Jane, elle ne cesse de s’identifier à une héroïne victorienne, la même qui hante les premiers romans de Margaret Drabble, parfois dans un simple prénom : Rosamund, Emma, Jane, parfois plus profondément, dans l’acceptation de la fatalité : "Autrefois, dans les vieux romans, le prix de l’amour était la mort. Les femmes vertueuses le payaient en mourant en couches, les femmes de mauvaise vie en mourant de la petite vérole, comme Nana" (p. 351). Jane perçoit la détresse comme un élément qui unit les femmes à travers les âges.

Le roman victorien apparaît en filigrane, pourtant, à la différence des auteurs victoriens, Margaret Drabble propose une conclusion différente de celle des romans du XIXème siècle : en effet, la narratrice ne peut se conformer à la voie traditionnelle, moralisatrice, qui punit par la mort les actes d’adultère comme celui qu’elle a commis. Elle en envisage néanmoins la possibilité : "Il n’y a pas de conclusion. La mort aurait pu en fournir une, mais personne ne mourut. Pour ce livre, peut-être aurais-je dû tuer James dans l’accident d’auto. Cela aurait fait une fin simple et de bon goût" (p. 340). Elle refuse même tout compromis avec la morale que les auteurs victoriens, aux prises avec une conscience rigide, subissaient et elle n’admet aucun sacrifice : "J’aurais encore pu, pour les besoins du livre, rendre James tellement infirme que j’aurais eu l’entière permission de le garder comme Jane Eyre son Rochester aveugle. Mais je n’ai pas eu ce courage. L’amour m’en a empêchée" (p. 340).

L’image des flots réapparaît et devient alors un thème positif, car, en somme, Tom et Maggie Tulliver furent unis dans la mort par les flots. Jane se sert même de cette métaphore pour concevoir des projets d’avenir et reconnaît : "Désormais, je suivrais le cours qu’il avait préparé pour moi" (p. 340) ; elle envisage un futur, une perspective d’ouverture de sa vie sur d’autres horizons. Cependant, la fluidité des images contraste avec les méandres de la pensée de Jane qui revient souvent sur ses propres arguments, se contredit et se répand en explications, en particulier sur sa relation coupable avec James : "Nous aurions dû mourir, James et moi, bien sûr : se prolonger n’a rien d’artistique. Ce n’est pas moral. Or, on ne peut avoir d’art sans morale, comme je me tue à le dire" (p. 342).

La culpabilité représente un élément déterminant, sous-jacent de cette perpétuelle indécision, de ce flottement au fil des événements que vit Jane. Ses relations sexuelles sont gauchies par un sentiment d’inadaptation. Elle analyse l’échec de son mariage comme une faute de sa part ; à aucun moment, elle ne blâme son mari, elle admet sans ambages : "C’est moi qui l’ai négligé, abandonné, chassé" (p. 68), mais aussi : "Je l’ai obligé à être cruel, contre sa nature, et c’est ce qu’il n’a pu me pardonner" (p. 162). Elle en arrive même à refuser l’évidence, à réfuter les preuves : "Toutefois, je préfère repenser à Malcolm innocent, passionné [...] plutôt qu’à l’homme aux doigts agrippés à mes épaules pour me cogner la tête contre le mur de notre chambre" (p. 127).
Elle parvient même à se leurrer et à tenter d’effacer les marques extérieures qui lui rappellent sa culpabilité : "J’eus un bleu sur l’aile du nez pendant des semaines [...]. Je croyais tout le temps que c’était de la saleté, et j’essayais de la faire disparaître avec de l’eau et du savon" (p. 165).

Dans La Cascade, la question délicate des relations et, plus particulièrement, des relations physiques avec un homme hante la narratrice qui avoue : "Je m’inquiète, oui, je m’inquiète, de la sombre destinée de la femme, de son triste héritage" (p. 226). Elle accepte l’absence de plaisir sexuel comme une fatalité : "je devins irrémédiablement frigide" (p. 145), à tel point que la découverte de l’orgasme, cette "mer de délices voulues" (p. 63), est vécue comme une re-naissance, "[un] sauvetage sexuel" car dans ce roman, l’eau et la mort se confondent et Jane se sent irrémédiablement attirée par la noyade fictive : "j’étais étendue là, dérivant dans l’attente de mourir noyée dans les vagues de nos corps, sur le blanc océan de ce lit familier mais étranger" (p. 95). Pourtant, l’appel des flots deviendra vite le symbole de plaisir :

"Elle sentit qu’elle commençait à descendre, à tomber, tomber, pour la première fois de sa vie. A tomber avec angoisse, avec douleur : mais à tomber, enfin ! A tomber, tomber vers lui, jusqu’en bas, dans ses bras ; à moitié morte, mais pas morte. L’appelant en tremblant ; en frissonnant ; trempée, noyée, mais non plus isolée tout en haut dans la solitude : tombée enfin au fond de l’abîme des eaux !" (p. 222)

Le corps féminin est décrit avec une grande pudeur dans l’écriture : le plaisir est surtout implicite ou intellectualisé, rendu par des images liquides. La narration se centre sur l’impossibilité de la femme à mener à bien à la fois son rôle d’épouse et son rôle d’amante, la narratrice découvre tardivement les joies d’une parfaite relation physique et amoureuse et "qu’un désir si primitif, une volonté si purement naturelle pût parcourir son être comme le lait courait dans son sein, elle en tait sidérée" (p. 62).

Dans les premiers romans de Margaret Drabble la femme a une relation dysharmonique avec son corps et ne lui accorde qu’une fonction biologique. La séduction de Jane sur les hommes est surtout un embarras pour elle, "une menace, un fardeau, un péché ; dont toute sa vie avait été assombrie en dépit de ses efforts, de ses nobles efforts, pour nier et réfuter cette menace" (p. 50).

Jane cherche une explication à ses problèmes, rarement une issue : "L’une des raisons, pensait-elle souvent, qui avait fait de sa vie sexuelle un désastre total, avait été son incapacité à réconcilier l’émotionnel et le pratique" (p. 58).

La chambre et à fortiori le lit, deviennent des lieux redoutés. Ainsi, Jane vit en recluse dans sa chambre où elle met au monde un enfant et c’est toujours dans cette pièce qu’elle reprend goût à la vie, dans une relation sexuelle illicite et cependant épanouissante. Le lit est un symbole ambivalent : il est espace de bonheur tant que les relations avec l’homme demeurent chastes mais devient un lieu menaçant et redouté lorsqu’il faut passer à l’acte sexuel. Elle se demande "levant le drap pour rentrer dans le lit, [...] s’il lui serait possible de le rejoindre là, en ce lieu le plus dangereux de tous, sans parole maladroite, sans blessure, sans destruction" (p. 62).

Le roman met en situation une femme qui se construit un monde hors de la réalité sociale et qui s’enferme occasionnellement, dans le cocon de l’écriture ; l’espace-maison est, pour Jane, à la fois son refuge et sa prison. Jane a une représentation de l’espace qui se caractérise par un souci du détail, une vision presque pointilliste du décor.

Dans les romans de Margaret Drabble, la maison remplit plusieurs fonctions : elle est synonyme d’ambition ou plutôt symbolise l’aspiration sociale de la femme, ensuite, elle devient refuge contre les agressions de l’extérieur, puis lieu de rassemblement d’une foule d’amis et d’enfants. Elle se modifie parfois au gré des états d’âme de celle qui l’habite et devient alors prison dont on veut s’échapper. La maison, à la fois espace intérieur et extérieur, illustre l’ambivalence de la femme, nichée au creux de sa maison et attirée irrésistiblement par l’extérieur.

Ainsi, la narratrice se sent torturée entre l’envie de repli sur elle-même, dans le secret de sa maison et l’appel de l’extérieur que l’homme aimé suscite et symbolise. Cet enfermement volontaire est provoqué, d’une part, par un refus de se montrer au monde, d’avouer son échec de femme mariée mais aussi, par la volonté d’arrêter le temps qui passe afin de suivre le cours de sa propre temporalité qui peut aller jusqu’à l’extrême : "Ce calendrier devint pour moi une obsession, avec son index rouge mangeant les heures et les jours" (p. 230).

Pourtant, l’homme réapprivoisera la femme-ermite en l’attirant vers un monde extérieur séduisant par des promesses de voyages.

Le rapport entre la femme et la maison est aussi très marqué dans La Cascade. Il existe une relation synesthésique entre elles, la narratrice va "errant dans la maison froide et vide, regardant la pluie tomber au-dehors, et les vitres s’encrasser de suie, et la poussière s’accumuler sur les meubles" (p. 8). En mettant au monde son enfant, elle donne aussi à cette maison sans âme, la vie, une vie colorée et chaleureuse décrite dans ses moindres détails :

"Les murs bleu foncé avaient la couleur du ciel de la nuit, et sur eux se détachait le rouge des éléments incandescents des radiateurs électriques. Les serviettes blanches et les effets pour le bébé étaient empilés sur la commode et sur la table. Devant le feu était encore la grande terrine jaune pale, rustique, dans laquelle la sage-femme avait baigné la petite fille. Jane était profondément sensible à ces couleurs qui, pour elles, étaient celles, violentes, de l’enfantement, mais qui trouvaient leur harmonie dans le silence." (p. 11)

L’espace limité a les dimensions d’un refuge que la femme se crée peu à peu et d’où elle ne sortira que lorsqu’elle aura repris confiance en elle.

La romancière opte pour une alternance de la troisième personne, une technique narrative complexe et dynamique. La vision omnisciente du récit à la troisième personne, est de surcroît, sous-tendue par un langage très marqué par les termes affectifs et une modalisation plus proche de la première personne que de la troisième. Jane est submergée par les incertitudes de sa vie et traduit son désarroi par une double narration, partagée entre le "je" lorsqu’elle se révèle ou se juge et le "elle" dans les passages moins intimes. En dépit du changement de focalisation, l’emploi de la troisième personne n’apparaît pas vraiment comme une rupture car la narratrice parle d’elle-même à la troisième personne, elle commente ses actes, ce qui crée un climat de tension, un malaise. La distinction entre les passages du "elle" au "je" correspond au passage entre objectivité et subjectivité. Pourtant, la réalité que décrit et commente la troisième personne n’est pas toujours très fidèle et la première personne intervient régulièrement pour rétablir une sorte de vérité : "Mensonges, mensonges, un tissu de mensonges ! Même concernant les faits, j’ai menti. Alors que, pour eux, je ne le voulais pas" (p. 121). La vraisemblance des faits narrés est mise en doute par la contradiction même de la narratrice : "Il est évident que, de James et de moi-même, je n’ai pas dit le vrai. [...]. C’est malhonnête, mais moins malhonnête qu’une tromperie délibérée" (p. 64), ou encore "Il faut pardonner tout ceci : c’est la vérité, la vérité seule que je prétends tenter ainsi d’exprimer" (p. 321).

La double personnalité de la narratrice est accentuée une double perspective de la narration. Loin d’être objective, elle présente, au contraire, une femme presque schizophrène. Elle oscille sans cesse entre le doute et la certitude en ce qui concerne sa vie, partagée entre ses deux enfants et sa liaison avec un homme marié à sa propre cousine qu’elle aime beaucoup. Le "je" intervient donc, pour la première fois après sa première rencontre sexuelle avec James. Cet acte la réconcilie avec son corps : "Quand il m’a touchée, il m’a miraculée. Je me suis senti un autre corps" (p. 336). Parallèlement, cette relation physique la culpabilise sur le plan de la moralité. La première personne se manifeste ensuite lorsque la narratrice exprime ses pensées les plus intimes ; c’est l’expression de la dichotomie de son être, de la séparation de son corps et de son esprit alors que la troisième personne fait office de refuge, de carapace qu’elle prétend avoir : "Je veux reprendre mon dialogue à la troisième personne, le dialogue schizoïde" (p. 191). Elle s’identifie avec tant de conviction à cette troisième personne qu’elle oriente même le lecteur par moments, dans une voie ambiguë où Lucy et elle en viennent presque à se confondre et elle admet : "Lucy était comme une sœur pour moi" (p. 166) ou encore "Je la considérais comme ma soeur, mon modèle. Je souhaitais son destin" (p. 168). L’existence de ce double va jusqu’à l’extrême dans l’esprit de Jane, même après avoir commis l’adultère, en dépit de sa trahison vis-à-vis de sa cousine : "Lucy et moi demeurons enfermées dans une discrétion passionnée et exclusive" (p. 342).

La notion de dualité est omniprésente dans le roman, les différents points de vue suivent en parallèle la schizie créatrice de Jane qui avoue : "Je n’ai pas su m’exprimer sur le bonheur ; je n’ai pas su trouver les mots pour rendre les secrets humides et intimes de l’amour" (p. 161). En effet, c’est la 3ème personne qui a su mettre en mots la passion de Jane. Celle-ci, à travers un "je" qui se veut responsable et lucide, n’est poussée vers l’écriture que pour exorciser son désespoir :

"Peut-être aussi pour susciter sa compassion, pour l’inciter à penser que l’état d’abandon dans lequel je me trouvais avait détruit mes capacités de travail ; peut-être aussi parce que j’étais moi-même honteuse qu’elles ne l’aient pas été ; que tout ce malheur apparent m’ait encore permis de travailler ; que je n’étais pas si fragile que cela. Car la vérité est qu’après le départ de Malcolm et juste avant la naissance de Bianca, j’ai écrit plus abondamment et plus facilement que jamais. L’encre coulait sur le papier comme le sang". (p. 160)

Cet aveu presque honteux marque un tournant dans les romans de Margaret Drabble ; en effet, le conflit entre maternité et carrière que la romancière avait abordé dans ses précédents romans, paraît être résolu car, en rien n’arrête la créativité de Jane dont la poésie prolifique dédaigne les expériences douloureuses qu’elle traverse au fil du roman.

Pourtant, la bivalence et le jeu permanent du "elle" et du "je" semblent dépasser Jane elle-même car à la fin du roman, elle essaie de reconstituer en un seul ensemble les facettes de sa vie, et corollairement, celle de la narration : "J’espérais trouver, vers la fin de mon récit, une sorte d’unité. Il me semble que j’en suis toujours aussi loin. Au début je me suis identifiée avec mes doutes ; mais maintenant, je ne puis plus articuler mes soupçons. Je les ai relégués en cette troisième personne, loin de moi. Moi, je m’identifie avec l’amour, et je répudie tous les doutes du cauchemar" (p. 305-306).

Le roman se termine avec la dominance, voire la domination, de la première personne, symbole de la victoire de Jane sur sa destinée mais également sujet de confusion car le "je" met constamment en doute la réalité et fait vivre (apparemment) l’héroïne dans un perpétuel paradoxe. En effet, elle renie, conteste ou plus simplement parfois, discute le déroulement de sa propre narration et ouvre son récit sur un post-texte que Margaret Drabble développera et enrichira dans les romans suivants :

"Il n’y a pas de conclusion. La mort aurait pu en fournir une, mais personne ne mourut. Pour ce livre, peut-être aurais-je dû tuer James dans l’accident d’auto. Cela aurait fait une fin simple et de bon goût. Une fin féminine ?"

P.-S.

La Cascade de Margaret Drabble, traduit de l’anglais par Marie-Christine et Robert Mengin, éditions Buchet Chastel, 2003.

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