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Allégorie de mon village biocentriste 

mardi 22 décembre 2009, par Michel Tarrier

« La violence : une force faible. »
Vladimir Jankélévitch

Bonjour, bon après-midi, bonsoir, bonne nuit.

Je suis naturaliste, entomologiste, écologue, écologiste radical et pessimiste, écosophe, essayiste, quoi d’autre ? La dérision, en guise d’élégance du désespoir, peut-être ?

Évidemment né contre mon gré et forcément anthropocentriste, je caresse le rêve biocentriste, espérant ainsi pouvoir sortir de l’humain, ne plus être solidaire ou témoin des exterminations, discriminations, cruautés et abominations que la brute humaine impose aux autres espèces et qui, fatalement, nous retombent sur la gueule.

Attention à l’ironie du sort, si notre planète est malade de l’homme, c’est de nos abus et de nos outrages ! Elle ne s’en remettra pas, on commence très sérieusement à subodorer la fin du monde tel que nous l’avons connu.

Je ne sais si j’ai vraiment vécu ce qui va suivre ou si cela relève de l’onirique. Mais peu importe puisque les rêves sont signifiants, surtout les cauchemars. Vous me direz peut-être ce que vous en pensez. C’est comme ça, en toute simplicité, sans rechercher l’éloquence ou la folie, les pieds sur terre, surtout sur terre, tandis que tout le monde marche sur la tête.

Un matin dans mon village biocentriste

J’avais rendez-vous à l’hôpital, je m’étais fait piquer l’autre soir par une veuve noire, pas loin du cimetière des éléphants. C’était sans conséquence, je ne paniquais pas, mon ami Michel Aymerich m’avait guéri d’une arachnophobie bénigne, mais la douleur physique perdurait…

À la réception, où officiait comme à l’accoutumée une vieille chouette du genre orfraie, ce n’était pas triste : un fou de Bassan très impatient exigeait d’être reçu par le psychiatre en poussant des cris rauques, une vipère lubrique prenait rendez-vous chez le sexologue, un oiseau migrateur se faisait traiter de malade sans frontières par un moineau parisien lepéniste, un jeune cactus demandait à un vieil oursin de porter son pot, les légumes de toutes sortes ne manquaient pas à l’appel.

Une grande confusion régnait ce jour-là. Instrumenté en hâte, un bien étrange service de délire vaccinal venait d’être inauguré par des Illuminés. Un cortège d’êtres mous, dégénérés, obéissants, au visage masqué, ayant visiblement perdu toute auto-défense du corps et de l’esprit, déambulait avec ordre et résignation au fil d’une longue queue. Il y avait de tout, mais surtout des bovidés, des invertébrés et d’autres entités désincarnées totalement indéfinissables. Quelques arrogants un peu inquiets, arborant un écran plat en guise de pièce céphalique, n’avaient d’autre conversation que de deviser curieusement à propos de sels de mercure… Ils étaient attendus par une muse écarlate, dodue, persillée et à tête porcine, secondée par un régiment de vampires insatiables, de faunes, d’elfes, de farfadets en blouses blanches. Une fois piqués, les malades imaginaires s’en allaient marqués du tatouage des deux lettres A et V (adulte et vacciné).

En montant l’escalier, je fus bousculé par un cheval borgne. Je croisais un caméléon presque impassible qui traînait un pansement à la jambe. Un pique-bœuf qui descendait en sautillant l’invective : « Eh bien, à ce rythme, tu n’es pas arrivé, mon vieux ! ».

Des lucioles économiques, des lampyres et des vers luisants à vapeur de sodium patientaient dans un couloir sombre avant d’être examinés. Ce groupe lumineux avait été mobilisé par la mairie désireuse de recourir, une fois pour toutes, à un effet phototropique pour vider le paysage des noctuelles maudites.

Avant d’entrer dans la salle d’attente, j’entendais des bruits, des cris, des sifflements, des trilles, des coassements, des croassements, des hululements, des hurlements et autres chants divers qui me mirent la puce à l’oreille.

Tout avait changé dans la nuit, c’en était fini de l’abject anthropocentrisme et de son fameux humanisme à sens unique, ravageur de l’harmonie planétaire. La révolution intellectuelle que nous étions quelques-uns à provoquer avait quasiment réussi, le passage par une dictature verte fut rapide, pacifique, acceptée par une immense majorité au bout du rouleau et avait remis les pendules à l’heure. On ne parlait plus du dogme. Spécisme, racisme, sexisme s’étaient vus rayés de la syntaxe et des habitudes, une bienveillante écocratie exerçait le pouvoir avec une main de fer dans un gant de velours, nous tentions de vivre en biocentrisme, non sans quelques difficultés. Des casques verts, des cacatoès et des grues couronnées dépêchés par une nouvelle branche interspécifique de l’Unesco veillaient au maintien du nouvel ordre.

Depuis le temps que l’on nous sensibilisait sur les dangers de notre excessive emprise anthropique sur la biodiversité, que les plus conscients tentaient de remédier à notre myopie écologique et qu’on nous faisait manger des yaourts bios, il fallait s’y attendre !

J’entrais dans une salle d’attente : pan dans le mille, s’y tenait une véritable arche de Noé, la grande parade du cirque Bouglione sans dompteur ni cornac, version paradis terrestre, la lutte biocentriste finale était gagnée !

Nous étions de tous les horizons spécifiques, cela faisait chaud au cœur, personne ne donnait de leçon à personne, il n’y avait plus aucun rapport de force, plus de privilèges, plus de riches et de pauvres, plus de chronologie et de numéros, gros ou petits, beaux ou laids, debout, à quatre pattes ou rampant, à poils, à plumes, glabres ou à écailles, nous pourrons passer tous en même temps dans le bureau du médecin. Chiche !

Pauvre type, pauvre Pierrot, j’étais le seul Homo sapiens, sans cravate heureusement, ce n’était plus le moment d’en rajouter. C’était plus fort que moi, encore impérieux et fier d’avoir inventé la poudre, bien mal m’en prit d’invectiver un cousin anthropoïde, un bonobo pourtant plutôt sympa (il venait pour une blennorragie…) avec lequel je discutais un brin de nos cultures humanistes communes (pipi-caca-dodo…).

Je m’étais emporté trop vite en lui assénant qu’aucun singe n’avait jamais construit de cathédrales, que les races à crâne déprimé et comprimé étaient condamnées à une éternelle infériorité, et j’en passe, sotte litanie de mon éducation dominante devenue obsolète. Il ferma vite fait mon clapet, arguant d’une nouvelle législation anti-spéciste, me menaçant même de son avocat, un certain maître Perroquet attaché au barreau de Vincennes. J’y allais enfant, mais je n’y avais vu que des aras… Pour faire amende honorable, j’eus recours à la démago qui colle à mon style pharisien d’écolo grenellien, lui assurant que je ne partageais pas toutes les opinions simiesques mais que je me battrai pour qu’elles puissent être exprimées…, même en grommellements. Et d’enchaîner que si j’étais tombé par terre, c’était la faute à Voltaire / le nez dans le ruisseau, c’était la faute à Rousseau / je n’étais pas notaire, c’était la faute à Voltaire / j’étais petit oiseau, c’était la faute à Rousseau… Le bonobo me prévint que j’allais finir à l’asile ou pire, gardien de zoo pour humains. Puis les doigts dans son nez, le gros dégueulasse se détourna de mon intellect pour se replonger dans une lecture de Jacques Pivert, une histoire d’inventaire. J’aurais bien argumenté davantage, assurant que je déplorais toutes les métaphores zoologiques employées par mon espèce d’espèce, enfin ma sorte d’espèce voulais-je dire, que déjà gastronome en culotte courte, le zoomorphisme à la Disney me navrait, et que ce qui me chiffonnait dans mon village biocentriste, c’est qu’il commençait à ressembler à un Disneyland. Chassez le naturel, il revient au galop.

À cet instant, entra une maman dénommée Equus przewalskii et son poulain qui croquait du chocolat. Encore des étrangers, peut-être sans papiers, ils venaient de Dzoungarie. Un test ADN s’imposait sur le champ, avec possible reconduite au galop à la frontière.

Un peu vexé de m’être fait rembarrer par un singe qui n’était pas de mon quartier, attendant mon tour dans cette jungle, j’errais de salle d’attente en salle d’attente, de service en service, d’étonnement en surprise. Le monde qui change, c’est quand même quelque chose.

Un flamant plus très rose mais au large sourire patientait sur un pied sans se plaindre, tel un fildefériste ;
Quelques rats peu ragoutants, atteints d’une redoutable dermatose diagnostiquée comme une sarkozyte aiguë, se grattaient jusqu’au sang ;
Un inconsolable inséparable qui venait de perdre sa femelle patientait pour une ordonnance de sédatif ;
Un héron argenté avait du plomb dans l’aile (censément victime de l’un des derniers chasseurs de l’anthropocène) ;
Un cerf en perte de virilité bramait en réclamant une ordonnance de Viagra ;
Un émeu très au fait des maladies nosocomiales tentait de convaincre l’autruche qui l’accompagnait de ne pas trop séjourner ici, mais cette dernière ne voulait pas se rendre à l’évidence :
Une maman éléphant semblait inquiète pour son éléphanteau qui avait vraiment grise mine ;
À leurs pieds, un ténébrion avait un œil poché, rixe d’un soir entre détriphages ;
Un vieux coq homosexuel cherchait la gériatrie ;
Un canard boiteux conversait avec une oie blanche ;
Un vautour déplumé, huissier de justice de profession, n’en avait plus pour longtemps ;
Un tigre prétentieux mais incontinent faisait sous lui ;
Trois caoutchoucs passifs se tenaient dans les angles : étaient-ils là pour la décoration ?
Des géraniums parasités préféraient rester au grand air, alignés sur le balcon ;
Des blés qui n’étaient plus d’or et présentaient des signes pathologiques attendaient le Professeur Bourguignon.

Il y avait surtout et comme toujours des malades imaginaires, responsables impénitents du déficit de la sécurité biosociale : un zèbre mal rayé, un cheval hypocondriaque, une poule mouillée, une biche aux abois, un paon de jour qui se prenait pour un paon de nuit, un oiseau-lyre exhibitionniste, une mante religieuse nymphomane, un lapin essoufflé de courir plusieurs lièvres à la fois, une kangourou atteinte de grossesse nerveuse, un pangolin gêné aux entournures (mal d’écailles), un fourmilier végétarien, un lézard complexé, une salamandre claustrophobe..., et quelques syndromés comme un écureuil avaricieux (complexe de Picsou) et un muscardin qui refusait de grandir (syndrome de Peter Pan).

Je notais quelques cas non remboursés de chirurgie esthétique, telle cette vieille crapaude rêvant de devenir rainette, cet orang-outang en demandant visiblement trop à la chirurgie faciale ou ce marabout souhaitant l’ablation de son goitre.

En psy, c’était l’affluence : un gibbon psychopathe gesticulait sans cesse, un cochon tirait sa tête de lard, un bouc émissaire, une vache folle mal aiguillée, une tête de mule, une brebis galeuse, une morue en deuil de son maquereau, un chacal se plaignant d’avoir une vie de chien, un corbeau auteur de lettres anonymes, un jeune cafard qui broyait déjà du noir.

La dermatologie ne désemplissait pas : varan exémateux, méduse couverte d’urticaire, chenilles urticantes, serpents en mue…

Il y en avait pour tous les goûts, pour toutes les spécialités.
Des cas classiques, comme un nasique souffrant d’une rhinopharyngite, un hippocampe asthmatique, une famille de blattes allergique aux acariens…
Des cas désespérés : un lemming ayant mal vécu ses tentatives de suicide, un lémurien asthénique, un calmar hémiplégique...

À la morgue gisaient des animaux d’anciens élevages foudroyés par la peste porcine, la peste équine, la peste bovine, la peste des petits ruminants, des kyrielles de poulets contaminés à la dioxine ou terrassés par la grippe aviaire, des poissons de mer et d’eau douce intoxiqués aux métaux lourds, un nombre incommensurable de fruits et de légumes empoisonnés sans principe de précaution par des biocides pourtant « inoffensifs », et même quelques maïs génétiquement modifiés n’ayant pas supporté… leur modification. Et tant d’autres espèces s’affichaient dans l’hécatombe ! Dans un recoin était entassé un charnier de rapaces et d’oiseaux migrateurs, tous décimés par les turbines des éoliennes. On pouvait lire sur un panneau : morts au champ d’honneur de la bonne conscience des énergies douces ! Tous ces cadavres reposaient sur un épais matelas d’abeilles, de bourdons, de papillons morts d’un syndrome inconnu touchant les pollinisateurs et qu’on ne savait plus où entasser. Des mauvaises langues anticapitalistes disaient qu’ils n’avaient tout simplement plus aucune fleur saine à butiner…

Attendaient au service des urgences tératologiques : un aigle à deux têtes, un mouton à cinq pattes et une triple buse.

Un courant d’air ouvrit la porte de ma consultation…
D’un coup d’aile, deux martinets passèrent plus vite que tout le monde, suivis d’un serpent à sonnette, puis d’un ours à lunette. Une hippopodame souffrant d’une phlébite bloqua un moment l’entrée et le cortège hétérogène entra sans trop de panique. Il y eut juste à déplorer l’écrasement d’un scolopendre nerveux qui s’en revenait de l’orthopédiste ; il fut aussitôt becqueté par une bondrée.
Le médecin en blouse grise était pendu par les pieds au plafond, pas de panique c’était une chauve-souris du genre Myotis. Il fallait s’y attendre, sur la porte était mentionné « Docteur Vespertilio, ultrasons, échographie ». Je m’étais trompé de service, je rejoignis un généraliste, un canard mandarin. La consultation dégénéra à cause d’un zèbre mal rayé qui manifestait contre l’imposture des vaccins. Je dus m’enfuir avec regret, l’ambiance biocénotique était plutôt sympa, mais la martre d’à côté chlinguait vraiment fort.

J’eus alors l’idée d’aller voir en ville un vétérinaire, la dichotomie homme/animal étant rompue. Un vrai bide, je dérangeais, il était en train de fleureter avec une libellule.

Dans la rue, je croisais des ballots et des badauds, ahuris et ne comprenant pas pourquoi, sans crier gare, le monde venait d’opter pour une gouvernance animale.

Pour tuer le temps et ne pas renoncer à ma coquetterie d’une époque où nous n’étions pas n’importe qui ou quoi, je fis irruption dans une boutique de toilettage pour chiens. Je dois vous confesser que je ressentis une douce érection lorsque la hérissonne me fit des bouclettes. Enfin dépucelé, je venais de perdre ma sexualité spécifique et comme la zoophilie était désormais reconnue vertueuse, je n’avais plus aucune raison de me gêner. Une hérissonne, ce n’est pas tous les jours ! Et cela me changeait des grues.

J’ai aussi voulu visiter l’abattoir municipal, non pas pour le plaisir morbide, mais pour voir ce qu’il advenait. Une espèce effarante, effrayante, que je me refusais à reconnaître, était toujours occupée à en assassiner d’autres dans les souffrances que l’on sait, à les débiter en tranches ou à hacher leur viande, sous prétexte que leur chair donnait des forces. Les tueurs sanguinaires étaient tous des mâles, en proie à des poussées de testostérone malfaisante. Mais le pire était leurs déclarations, larmes de crocodile à l’œil : « Savez-vous, monsieur, ces animaux nous les avons élevés dans nos fermes normalisées, avec tout notre cœur, ils sont presque de la famille… ! Nous n’y pouvons rien, c’est comme une tradition. Et nous nous sommes endettés jusqu’à l’os pour accomplir cette besogne ». Les salauds sacrifiaient même des chevaux, de tendres agneaux et de charmants petits cochons.

Rentré chez moi, j’ai passé la soirée à caresser mon lynx, en regardant à la télé une émission culinaire. On y proposait la recette des amourettes de veau au parmesan. Savez-vous ce que c’est, les amourettes ? Eh bien ce sont des testicules, on les prépare comme la cervelle de veau… Sympathique gastronomie, qui plus est relevée d’encéphalopathie spongiforme bovine. Parce qu’un jour, des cons qui voulaient gagner plus, se sont dit : « Tiens, si on rendait nos vaches et nos bœufs cannibales en les nourrissant de farines faites de leurs propres restes d’équarrissage ? ». Et comme entrée, vous prendrez bien de la langue de porc sauce ravigote, non ?

J’ai dîné d’un fenouil et j’ai eu grand-peine à le couper en deux. J’avais l’impression qu’il me criait : « Basta ya ! ».

Je vous quitte, j’ai rendez-vous avec des langues de vipère, nous allons prendre un thé en disant du mal des environnementalistes qui, décidemment et dès le début de la crispation écologique, n’avaient vraiment rien compris.

Mais franchement, le biocentrisme a du bon. L’homme n’est plus la mesure de toutes choses. Nous autres sapiens, nous espérons seulement qu’aucune autre espèce ne décidera de nous exhiber dans des cirques ou des zoos, ou de nous traiter comme du bétail ou du poisson pourri, de nous élever en batteries, de nous utiliser pour la vivisection ou de faire des lampes de chevets avec la peau de nos fesses. Des fois qu’une espèce fasse preuve d’une « intelligence » inattendue !

Laissons donc les chauves-souris, les cloportes, les rhinocéros, les astragales et les bactéries décider et légiférer à notre place.
Qu’ils se démerdent, nous leur laissons une belle planète, non ?

M.T.
(Ours mal léché & hyène dactylographe).

P.-S.

Illustration de Roland Topor.

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