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Aurore, sur les photographies de François-Xavier Seren 

lundi 8 septembre 2008, par Pierre Edouard Bour

Je me souviens encore du crépuscule flamboyant, survenu il y a trente ans, de ce qu’on appelait parfois l’aristocratie ouvrière, du combat à mort de ces travailleurs de l’acier sortis de leurs châteaux couleur de rouille assiégés, chiffon rouge comme oriflamme, acclamés par toute une ville. Il ne m’est apparu que plus tard que la véritable défaite n’avait pas été la fin de la dernière occupation de la gendarmerie par les ouvriers, ou l’intraitable plan ministériel mettant à mort une ville entière, vidée de son âme et de ses habitants, défigurée et aplanie. Ce qui fut assassiné, plus largement que ces usines et leurs hommes, et plus lentement, quoiqu’en un laps de temps étonnamment bref au regard du temps de l’histoire, ce fut, dans l’idée qu’elle se faisait d’elle-même, la classe populaire entière. Qui a succombé sous l’accumulation des plans de licenciements et de reconversion. Sous des actes certes, souvent sans auteur clair, mais combien également sous des mots et des images. Il ne s’est pas agi d’une longue mort, de la danse de spectres sans réalité rejouant sans fin leur dégénérescence, mais du meurtre organisé de la croyance du peuple en lui-même.

© François-Xavier Seren

Je me souviens encore de l’hypocrite matraquage médiatique autour de Bernard Tapie, le capitaine d’industrie dont il était si drôle d’exagérer le parler populaire, le héros sorti de nulle part, modèle de réussite donné en pâture aux pauvres avec ce message : c’est seul que l’on peut tirer son épingle du jeu contemporain, réussir c’est s’extraire du peuple. Tout le jeu idéologique des années 80 et 90 a consisté à substituer cette idée d’individu à celles de classe et de peuple. Car il y a bien contradiction entre l’individu et le peuple. Les valeurs du second, toutes de solidarité, de lutte et de dialogue - quand bien même celui-ci prendrait la forme de l’engueulade -, fondées qu’elles sont sur des conditions communes de vie et de travail, créent son identité ; là où les valeurs du premier sortent tout droit de son identité comme être singulier : ses envies, son intérêt propre, lui dictent ses valeurs, le fonds sur lequel peuvent fructifier les marchands de toutes espèces, vendeurs de biens ou d’idées au rabais. C’est à ce renversement, à cette tentative pour retourner le peuple en son contraire, que l’on a assisté depuis trente ans. De là l’imposition par tous les moyens de cette idée-force : l’économie n’est pas l’affaire de tous ; présentée comme désincarnée, autonome vis-à-vis des hommes, sans rapport direct avec eux, elle devient réelle et tangible uniquement quand elle est boursière et peut alors être l’affaire seule des individus qui veulent se risquer et se griser au jeu dangereux du placement : le Marché, nommé comme une entité ayant son existence propre, ses humeurs, sa psychologie, et dont on ne s’approche qu’en initié, en chasseur de fauve ou en habitué du casino. De là également la critique du service public, offert à tous, émanation du peuple à sa propre intention, et au sein de ce service public, de l’éducation. Car le peuple, étant valeurs par nature, est affaire de transmission. Dès lors que le corps d’une classe n’est pas déjà constitué, transmis par le sang ou la fortune, l’éducation devient un moyen essentiel de sa croissance et de sa conscience de soi. Comment ne pas voir que les multiples attaques contre l’école, dont beaucoup ont été menées de l’intérieur à coups de réformes et de culpabilisation - la fameuse « violence de l’école » ! -, n’ont eu pour but que la mort de l’idée de peuple ?

François-Xavier Seren

Je me souviens encore de mon enfance rendue vigilante par l’écho des combats nocturnes, dans la ville éveillée en contrebas, la rouge lumière des hauts-fourneaux et le bruit des grenades lacrymogènes. Comme il semble que nous avons dormi depuis, comme si l’aube n’était jamais venue et que nous avions seulement fait d’étranges songes, abrutis, drogués. Au fond pourtant, ce peuple qui a toujours été mon camp, à moi fils de fonctionnaires, petit bourgeois qui n’ai jamais pu me résoudre à sauter le pas de l’individualisme darwinien, je suis convaincu qu’il existe toujours, vivant même sous les cendres des crassiers rasés. Nous avons cru trop longtemps et trop fort que le déclin de la grande industrie, la fin des usines, avaient changé la donne - et elles l’ont changée en effet, mais pas ainsi. Nous avons trop commémoré le mois de mai comme s’il n’avait été qu’une fête des mots et des corps. Au moment même toutefois de porter l’estocade, le tueur nous réveille. Quelle surprise pour lui de découvrir que tous n’ont pas l’admiration et le respect qu’on leur croyait pour le luxe et l’ostentation, fantasmes offerts à ceux qui ne pourront jamais qu’en être spectateurs ! Quelle peur n’a-t-il pas que nous nous relevions enfin, redécouvrant que nous sommes TOUS dupes et victimes de ce système, et réalisant par là en secouant nos têtes encore endormies que nous n’avons rien à attendre mais tout à faire ! Est-il si surprenant que chaque acte collectif par lequel ce douloureux réveil s’exprime trouve face à soi, comme une réponse qui n’en est pas une, une rangée d’hommes préparés à l’émeute ? Exister comme classe ne peut être d’abord une fête. Je me souviens des combats de naguère, mais ne veux pas m’abîmer dans la nostalgie et les célébrer entre derniers représentants, égarés hors du cours des choses dans une impasse de l’histoire. Je veux la fin de la longue nuit et scander moi aussi : « non tout n’est pas perdu de vos mythes d’aurore ici le soleil brille pour tous et on y croit.

P.-S.

« Voyage à l’intérieur de la noblesse » montre comment les hommes et les femmes sont modelés par les rites et les coutumes du groupe auquel ils appartiennent. Dans cette série, François-Xavier Seren s’intéresse au mode de vie mondain, dont les comportements, les rites et les manières de penser se perpétuent au-delà d’un monde disparu avec la chute de l’Ancien Régime.

Né à Marseille en 1958. François-Xavier Serencommence la photographie à l’âge de 20 ans. Cette profession lui permet d’observer et de comprendre ses contemporains, d’étudier ce qui constitue leur appartenance à une région, à une culture. Aristocrates, bourgeois, paysans, ouvriers, urbains, ruraux ont leur propre mode de vie et de pensée, leurs codes et leurs règles. François-Xavier Seren tente de saisir le particulier de chaque groupe auquel il s’intéresse et privilégie le travail sur le long terme.

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