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Chez le Cobra 

vendredi 9 janvier 2009, par Ahmed Bengriche

La nuit tombait sur la ville.

Il se dit qu’il ne se sentait pas saoul et le clama à haute voix. Depuis sa sortie du bistrot, il n’ y

avait que des lumières qui lui traversaient l’esprit. Feux rouges, phares, lampadaires, enseignes...

Il s’arrêta, essaya de se souvenir de cette scène qui s’était passée à l’intérieur du bar et qui avait

fini par éjecter tout le monde au dehors, ne trouva pas. Il oublia. Il ne cherchait pas à vrai dire.

Sous des arcades il fit une telle grimace qu’un enfant prit la fuite, le cartable battant le dos. La

fillette s’étala sur le pavé, se releva puis se remit à courir. Quelque chose de froid lui glissa dans

le dos. Il se rendait compte qu’il prenait le chemin du foyer. L’image de l’appartement. La cuisine

où toute la vaisselle s’entassait dans l’évier. Le grand lit vide. Où il ne couchait plus depuis son.

Un appartement vide. Les voisins désirant faire l’échange. Le leur plus petit. Et qui seraient là à

attendre. Sur le palier. Avec toute cette progéniture qu’on croirait à des neveux, des nièces, des

petits-enfants. Il se mit à haïr ces voisins de palier. Il traversa la chaussée en mouvant des bras.

Pour s’attribuer un équilibre précaire. Marcha en sens inverse de tout à l’heure. Il se rappela

quelqu’un. Un bar plutôt avec cette personne attablée à l’intérieur. Il comprenait que l’autre

partie de son esprit essayait de le noyer davantage dans l’alcool. Parce qu’il marchait bien sans

attirer l’attention des autres passants, pleurnichait-il à cette autre partie ? Parce qu’il n’avait pas

assez de tout cela ? Parce qu’il faudrait terminer par le commissariat comme la dernière fois ?

Ne s’était-il pas fixé un nombre de canettes à cette autre partie dans la matinée ? Et n’avait-il pas

juré de vider une seule bouteille de vin dans l’après-midi. Mais le palier et toute cette marmaille !

L’appartement vide ! Elle était partie sans donner d’explications. Il avait saisi le père et le père

murmura qu’il allait s’occuper de la chose. Il avait vu le frère qui sortait ce jour-là de la mosquée

et le frère en guise de réponse leva un doigt vers le ciel. Il écrivit des lettres disant même qu’il

venait de décrocher, en tant que géologue, un travail dans le désert et que le désert vous assagit

bien des âmes tumultueuses. Maintenant les murs des rues semblaient très bleus. Il se dit que c’est

là un des rares effets de l’alcool. Ne serait-ce pas un jeu de la rétine ? Il enfonça une main dans sa

poche. Le métal des clés. Comme imbibé de froidure. Il les tint serrées entre le pouce et les autres

doigts et ressentait leur cliquetis sous l’os du crâne. Et c’était comme s’il avançait vers quelque

porte qui reculait devant lui. Avec ce regard bleu , ces mille paliers bleus. Clic !clic !clic !

Il pénétra dans un restaurant. Pas de frites. Il sortit. Marcha encore, les clés cliquetant sous l’os

du crâne. Le doigt de son frère disant mektoub ! Et ce beau-père ! Et s’il allait la déloger de chez

ses parents ! Il eut un rire sec et une pique de frousse également sous la peau du cou. Il irait

jusqu’au bout d’abord ! Une sorte d’illumination ou halo électrisé enveloppa sa tête et le poussait

tout droit vers divers lieux de délivrance à la fois. Une hilarité démoniaque l’empoigna par le bras.

Et il courait. Il courait. Il se voyait déjà- après avoir encore bu- traîné par quelque compagnon

de fortune jusque dans le quartier où habitaient ses parents à elle et qui se trouvait à l’autre bout

de la ville, frapper à une porte jusqu’à la fracasser, pénétrer, l’arracher de force à cette sorcière

de mère...

Il marchait. Marchait un peu fou. Revenant devant des brasseries qui avaient fermé depuis

peut-être plus d’une heure. Quelques-unes gardaient encore la porte entrebâillée et il pouvait

distinguer - comme s’il était sous l’eau- les chaises dessus les tables et les garçons pieds nus et

le pantalon retroussé jusqu’au genou qui lançaient de grands sceaux d’eau dans tous les sens et

racler le parquet d’un balai... Il s’en allait. Puis retournait aux mêmes endroits par d’autres

chemins. Et toujours là, accrochées devant lui, à un mètre comme la carotte de l’âne, des images,

ce palier à marmailles, ce beau père inclinant la tête, et elle quittant le foyer avec fracas...

Une voiture s’arrêta à son niveau. Une tête émergea et dit : c’est Mourad ! ça va être la fête, ce

soir !

Une portière claqua. On l’engouffrait déjà à l’intérieur. La voiture démarrait.

- C’est un copain d’enfance.

- On est tous des copains d’enfance, dit quelqu’un qui semblait occuper à lui tout seul la moitié

de l’espace interne de la voiture.

- C’est un bon gars, dit celui qui conduisait. Il ajouta : qu’est-ce qu’on n’a pas fait ensemble !

L’autre dit : j’ai jamais vu de ma vie quelqu’un de saoul marcher avec les bras allongés devant

comme les somnambules...

- C’est rien... t’as rien vu...

- Pour ce qui est de voir, j’en ai vu dans ma vie ... j’en ai vu, dit le mastodonte.

Celui qui conduisait dit : sa femme l’a quitté ; il est désespéré...

- Dix mois ... dix mois, pleurnicha Mourad ; il venait de reconnaître son ami Abdallah.

- Avec un autre, demanda le géant ?

- Avec ta sœur, fit Mourad. Le dos du géant lui apparut aussi large que celui de trois hommes

serrés, coude à coude...

- Laisse-le, Georges !

- J’ai rien fait, fit le Georges.

- Il y a toujours un Georges dans la compagnie, rigola Mourad.

- Tu vas pas commencer, fit Abdallah...

- Mais je fais rien, sursauta le Georges, se croyant apostrophé ; il gesticula et ajouta : c’est lui

tout seul...

- Et ta sœur, elle n’est pas seule par hasard, fit Mourad.

Tout à coup Abdallah lança en jetant un regard vers l’arrière : tu m’as reconnu, Mourad ? tu

m’as reconnu, vieux frère ?

- Comment ne pas reconnaître un ami, frère Abdallah, et Mourad rabaissa une vitre. L’air froid

le stimula un peu et il se redressa sur son siège.

- Je suis Abdallah.

- Je le sais, pas la peine de me faire un dessin, fit Mourad. Puis il ordonna : tout droit vers les

plages !

- On t’emmène chez toi, fit le Georges d’une voix paterne et il ajouta en s’adressant à Abdallah :

où est-ce qu’il habite ?

- Sa femme l’a quitté... il est désespéré, articula ce dernier en guise de réponse.

Mourad tendit un bras et rabaissa l’autre vitre. Il se demandait s’il n’allait pas ordonner à son

ami de déposer quelque part cette complication de Georges et, puisqu’il avait les poches

bourrées d’argent, de les conduire vers les plages...

Mais il hurla : dix mois... dix mois...

- Il fallait dès le début lui apprendre les bonnes manières, murmura Georges en jetant un coup

d’œil vers Abdallah.


- C’est sa mère, tempêta Mourad.

- Viens-y voir ma belle-mère à moi, fit Georges.

- Toutes pareilles, déclara Abdallah, pour ne pas être en laisse.

- Et si on allait chez le Cobra, proposa Georges d’un air débonnaire...

- Ce n’est pas indiqué comme soirée à passer chez le Cobra, chuchota Abdallah et il se tourna

carrément vers l’arrière. La voiture avançait à faible allure. Mourad avait la tête qui reposait

sur sa propre épaule. Il s’était assoupi.


- qu’est ce qu’il fait dans la vie, ton copain, demanda Georges ?

- On va pas chez le Cobra !

- Qu’est-ce qu’il fait comme métier, insista Georges ?

- Le Sud !

Entre ses paupières Mourad entrevoyait un Georges qui remuait sur son siège.

- Dis ! il pourrait pas m’embaucher là-bas ?

- C’est à voir, fit Abdallah. Puis il ajouta sur un ton ferme : on n’ira pas chez le Cobra !

- Dis ! il pourrait pas m’embaucher là-bas, s’accrochait Georges ?

- Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire de toi, là-bas, les pétroliers...

- Je fais de la bonne pâtisserie, crois-moi, dit Georges d’une voix fluette. Il ajouta sur le même

ton : il doit avoir les poches pleines puisque sa femme vient de le quitter...

Mourad releva la tête : chez le Cobra, Abdallah ! il dit cela d’une voix calme. Et il alluma une

cigarette.

- C’est pas un jour, se déroba Abdallah.

- Chez le Cobra !

- C’est loin...


- Chez le Cobra !


- Allons chez le Cobra, trancha Georges... ça fait un siècle que je cherche à m’y rendre...

A ces mots, Mourad pensa que Georges, comme tous ceux qui pèsent un peu plus que les autres,

devait être d’une gaieté naturelle et communicative et doit receler dans son sac bien des boutades

piquantes et bien des choses amusantes.

- Je ne prendrais pas une goutte, quant à moi, se rétracta Abdallah.

- Tu en prendras, fit Georges, hilare et de sa grosse patte ébouriffa les cheveux d’Abdallah.

- Tu en prendras, tambourina Mourad du poing sur le repose-tête du siège d’Abdallah.

Georges se mit à rire. Derrière lui et Abdallah, Mourad, devenu calme, souriait, souriait... Ses

lèvres étaient tirées par quelque grimace, il avait un air béat et dans ses pupilles roulaient des

lumières et des lumières.

A la sortie de la ville, la voiture prit par la gauche, avança sur un morceau de goudron étroit,

continua par une piste, roula sur un pont de fer qui était une véritable volière suspendue et datant

de l’autre siècle, traversa un petit bois d’eucalyptus, de la vigne touffue ou mal entretenue - le

passage qui la coupait était assez bien préservé-, grimpa un talus, reprit de la vitesse sur une

route neuve tellement elle brillait, vira à droite, se chercha parmi des sillages à l’intérieur d’une

orangeraie - et là il vit à travers la vitre écorchée deux ou trois femmes courant, dans leurs

robes en taffetas, ou peut-être une seule femme qui se doublait, se triplait, avec son visage riant

dans la lumière des phares, qui disparaissait dans le branchage alourdi de ses fruits aigres et pas

loin, sous les arbres des hommes par groupes de trois et quatre , en bonne compagnie et il écouta

un morceau de musique des plus tristes et il s’écouta demander s’ils étaient chez le Cobra et il

entendit dire qu’on était chez le pire des bootleggers-, dévala une pente, longea une rivière en

cahotant sur un terrain rude puis s’arrêta net au voisinage d’un camion et de deux bicyclettes.

Les portières claquèrent mais Abdallah chuchotait déjà : vous attendez ici, je vais voir et je

reviens et il prit par un chemin de traverse.

Mourad, assez docile à présent, s’assit à même le sol, alluma une cigarette et dit en scrutant sur

les traits du visage de Georges que traçait mal les reflets de la lune : on a bu, moi et toi, une fois

ensemble...

Georges s’accroupit tout près de lui et dit : je suis pâtissier ! Et ses doigts remuèrent dans l’air...

- Boulanger ?

- Boulanger-pâtissier ! J’ai un diplôme avec moi, ici... Il fit mine de chercher le papier dans ses

poches puis ajouta : je l’ai oublié.

Mourad se redressa sur ses talons et leva les poings : je reviendrai demain. Je leur ferai voir. Je

les connais tous. Même pas quelqu’un pour vous accueillir. Il tourna la tête vers le camion et

les bicyclettes : de la ferraille pour votre accueil !

Georges siffla par le nez une haleine de bœuf et comprit qu’il était en face de quelqu’un de trop

saoul pour venir continuer à boire chez le Cobra. Et ce Cobra qui admettait rarement qu’on

vienne achever ce qu’on avait gaiement entamé ailleurs. Et Georges, qui se souvenait des

dissuasions de Abdallah vis-à-vis de son ami, il y a une heure, en ville, comprenait qu’il

était un peu tard pour reculer. Demain ! demain ! balbutiait-il et ses yeux furetaient vers le

chemin par où s’était éclipsé Abdallah.

Revint Abdallah.

Il resta un long moment, debout à leur coté, les mains dans les poches, silencieux, fixant des

yeux un point quelconque puis souffla : nous allons partir !

- Partons ! partons ! hurla georges.

Mourad s’assit sur ses talons dit d’une voix neutre : partez ! je pars pas, moi. Il louchait du côté

des fourrés et s’en foutait de tous les Abdallah et de tous les Georges...

- On reviendra demain, frère Mourad, supplia Abdallah.

- On reviendra demain aussi, ponctua Mourad.

- Le Cobra ne sert jamais à des gens saouls, rappela Georges.

- Ai-je l’air de quelqu’un de saoul, se fâcha Mourad, toujours sur ses talons.

- Non... non ! fit Georges.

Mourad leva les yeux et toisa cette masse de chair qui avait de la ressemblance avec quelque

édifice.

- Demain, on fera préparer chez nous des amuse-gueules et on se fera accompagner par des filles,

hasarda Abdallah...

A la fin, après maintes palabres et devant l’obstination de Mourad qui tenait coûte que coûte

à apaiser cette énième soif chez le Cobra, Abdallah et le géant consentirent à rester, mais à la

condition de boire à l’intérieur de la voiture.

Un jeune homme, neveu du Cobra, apporta des bières, des bouteilles de vin et de la viande rôtie.

Il se fit payer par Mourad. Il devait être huit heures du soir. Georges suggéra de s’occuper de la

bouffe et découpa en petits morceaux la viande qu’il mit sur un papier d’emballage et qu’il étala

sur la banquette arrière, à coté de Mourad. Abdallah se mit à servir alternativement la bière et le

vin dans un gobelet douteux, timbale qui appartenait à la maison, et à la ronde. On buvait en

silence. Mourad eut l’impression, à un certain moment que Georges avalait même les os...

le temps passait. Mourad ouvrit une portière, s’éloigna de quelques mètres de la voiture puis se

mit à arroser les fourrés de bière. Longuement. Durant son absence Abdallah chuchota deux

mots à l’oreille de Georges qui firent dresser les cheveux de celui-ci sur sa tête.

Revint Mourad. Il raconta toute sa vie. La mort de ses parents alors qu’il n’avait que sept ans.

La misère chez l’oncle. Ses études à Boumerdes. Son amour pour le vin de cave. Son mariage.

La fonction d’enseignant qu’il a exercée pendant trois ans. Son job actuel en plein désert.

L’abandon du foyer par sa femme... Il parlait d’une voix sobre, mesurée, le regard fixé dans

le dos du géant comme s’il lisait sur un tableau. Abdallah faisait sauter les capsules et

remplissait le gobelet d’un geste presque mécanique. Georges, lui, la bouche grandement ouverte,

les ailes du nez qui papillotaient, fixait devant lui les grands arbres qui se perdaient dans la nuit.

Vers minuit arriva le Cobra. Le torse et les pieds nus. Il avait des tatouages partout sur le poitrail

et les bras. Il les salua, et sans demander l’autorisation, ouvrit une portière et s’engouffra à

l’intérieur de la voiture, parmi eux, après avoir au préalable jeté dehors le papier et ce qui restait

de viande pour se faire de la place. Mourad se sentit un peu en faute et s’excusa longuement

devant lui de ne pas venir plus souvent. Aussi avait-il vendu son véhicule et travaillait à mille

kilomètres d’ici. Le Cobra le toisait en se curant les dents d’un long ongle puis raconta plusieurs

blagues sur les marins, les émigrés et les cocus. A la fin il rigola longuement. Son neveu vint pour

le rappeler. Il les quitta.

Ils restèrent silencieux, tous les trois pendant une éternité, sans bouger. Et Mourad revit la scène

du bistrot, dans l’après-midi. Deux beaux-frères qui s’étaient empoignés après une ardente

querelle et qui avaient fini par se casser des bouteilles sur la tête. Le plus petit devait être le mari

songea Mourad. Puis il revit le patron et son fils, vers la fin, poussant tout le monde dans la rue

puis verrouillant la porte blindée. Il essaya d’oublier rapidement la scène, pensa à quelque détail

de ménage et retomba sur les visages des deux protagonistes qui se cognaient l’un l’autre... Et

il revit leurs yeux injectés de sang, leurs cheveux ébouriffés et la façon dont le plus petit, qui lui

avait paru plus alerte, fit briller une lame de couteau dans sa main... Il essaya d’oublier, ferma les

yeux, mais il écoutait quelqu’un dire, qui devait être attablé derrière lui : je peux pas intervenir

ils sont parents ! Puis le patron, Oncle Ali, et son fils qui devaient se nourrir uniquement de vin

et de viande qui s’interposaient puis qui cognaient sur les deux mauvais clients...

- Nous allons sortir de cette boite, dit Mourad. On étouffe. C’est vrai, c’est le mois de mars. Mais

c’est clair et il y a la lune.Il alluma une cigarette et fit un geste vers la poignée.

- Pas question, fit Georges en lançant une grosse patte sur Mourad. Il était tout tremblant.

Mourad sentait qu’il recouvrait tout son état d’esprit, le poussa doucement, demanda une

bouteille de vin qu’ Abdallah s’empressa d’ouvrir et de lui remettre, sortit de la voiture,

s’assit à même le sol, le dos contre un pneu.

Georges chuchota quelque chose et Abdallah répliqua : laisse-le !

Puis à leur tour ils descendirent. Et vinrent s’asseoir à ses côtés. Lui, buvait à même le goulot

de la bouteille par longues rasades. Georges était tout tremblant.

- Abdallah... il fait bon ici... je n’aurai pas tenu une seconde de plus... j’allais vomir...

- Je comprends , fit Abdallah.

- C’est vrai, fit Georges d’une voix blanche, avec le mélange de boissons, l’autre qui vient

raconter ses bêtises, la fumée...

- Combien tu chausses, Georges, le coupa Mourad ?

Georges prit le mégot d’entre les doigts de Mourad et l’écrasacontre la semelle de sa chaussure

en pouffant de rire.

- Qui a dit que les gros ne sont pas intelligents, fit Mourad.

- Je suis pas intelligent, frère, Georges ouvrit ses yeux de bœuf, je suis un type malicieux.

- Il fait de la pâtisserie, dit Abdallah avec respect.

- De la bonne pâtisserie, rectifia Georges, nous avons pour voisin dans le bâtiment un syrien ...

- Avec un gourdin tu es capable de vider un pays de ses habitants. La même haine du début de la

soirée, il la ressentait à présent et de nouveau vis-à-vis du géant.

- C’est un type gentil, arriva à la rescousse, Abdallah. Il pourrait pas écraser une mouche.

La lune était pleine dans le ciel. Plus loin que les fourrés, dans quelque étang des grenouilles

coassaient. Des arbres faisaient crépiter leurs feuilles. Une voix de femme s’éleva du côté de

l’antre du Cobra...

O Mimmouna

Nous sommes les hôtes de Dieu

Si tes parents pouvaient consentir à m’accorder ta main...

Une très belle voix qu’accompagnaient la derbouka, un fifre et des youyous.

Quand retomba le silence, Mourad bougea longuement la tête, se releva et dit : partons !

Ils grimpèrent doucement et la voiture se mit à longer une rivière, cahotant sur un terrain rude

remonta une pente, se chercha parmi des sillages à l’intérieur d’une orangeraie - et là il vit à

travers la vitre écorchée une jeune femme en déshabillé, dans une main une torche dans l’autre

un sac, le sien peut-être, effarée, dont le fard du visage se fendillait sous la peur ou peut-être sous

la lumière des phares, qui disparaissait en devenant deux puis trois femmes dans le branchage

alourdi par ses fruits aigres et pas loin sous un autre arbre le vendeur de vin du coin qui se dandinait ,

le torse nu, un couteau à la main, tout seul, ivre mort, et il écouta un hurlement et il s’écouta

demander s’ils étaient toujours chez le Cobra et il s’entendit dire qu’ils étaient chez le pire des

bootleggers - vira a gauche, reprit de la vitesse sur une route neuve tellement elle brillait,

descendit un talus, traversa, de la vigne touffue ou mal entretenue- le passage qui la coupait était

bien entretenu- un petit bois d’eucalyptus, roula sur un pont de fer qui était une véritable volière

suspendue et datant de l’autre siècle, continua par une piste, avança sur un morceau de goudron

étroit, prit par la droite et entra dans la ville.

On arriva dans le quartier de Mourad. Il sortit péniblement de la voiture, les quitta penaud,

marcha trois pas puis revint comme une ombre.

- Ils étaient combien autour de Yamna, demanda t-il d’une voix neutre, en se dressant devant

Abdallah.

- Sept, le Cobra, son neveu, deux hommes, trois femmes...

- Elle vit avec lui, bien sûr...

- N’y pense plus, fit Abdallah ; il donna un grand coup de tête sur le volant.

- On dit qu’elle boit.

- C’est rien, dit Abdallah.

- Un peu et j’allais l’étrangler quand il était venu se fourrer parmi nous dans la voiture, grogna

Georges.

- Tu vois ... tu vois...

- C’est rien, coupa Abdallah !

Georges, qui n’avait pas fumé de la soirée, demanda une cigarette.

- Ne pense plus ! va t-en ! fit Abdallah qui ressentait la douleur de son ami.

La voiture démarra.

- Les femmes, c’est comme les cigarettes, souffla Georges. si c’était ma femme à moi, je l’aurais

étranglée...

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