La Revue des Ressources

Das Kind ou l’enfant neutre (4) 

lundi 22 janvier 2007, par Laurent Margantin

11.

Il n’est pas contre le savoir, il déteste seulement les apparats et les cérémonies qui lui sont liés.

Il aimerait un savoir dégagé de la vie collective - mais serait-ce encore un savoir ?

Il voudrait être absolument isolé de tous les autres hommes pour pouvoir mieux voir, mieux sentir, mieux réfléchir.

De cela on s’en est rendu compte très tôt d’ailleurs, le laissant à l’écart, que ce soit dans un grenier, une chambre, ou bien, à l’extérieur, dans un champ ou un bois.

Sa saine mauvaise humeur fait plutôt peur, on tente vaille que vaille de l’effacer, de la cacher, de l’ignorer. On en a certainement honte, comme il lui paraît souvent, non sans plaisir. Or celle-ci ne se laisse pas circonscrire, elle devient plutôt envahissante. Elle croît comme un lierre, emplissant sa propre vie, risquant même de la dévorer.

L’homme le plus heureux est certainement celui qui se moque de la compagnie de ses « semblables », et n’en souffre aucunement. Mais pour atteindre cet état de bonheur, il faut commencer tôt.

12.

Premier rôle ? Non, plutôt dernier. Celui de l’effacé perpétuel, celui de l’ignoré même. Il a le don de transparence. Il arrive qu’on lui passe à travers dans la rue.

En revanche, les choses lui sont données plus fortement. Elles s’emparent même de lui à certaines heures.

Il semble que les animaux soient attirés par lui, les chiens surtout, les chats aussi. Ils se sentent bien en sa compagnie, pour son calme apparent, et cette énergie bouillonnante qui l’habite.

Quand d’autres manipulent les objets, on dirait que lui s’arrête devant eux, comme captivé par leur aura. Rien n’est ordinaire. À la limite il n’y a pas d’ennui, même s’il n’y a rien à faire. Voir, toucher, sentir, c’est déjà faire beaucoup.

Etonnement consubstantiel à la neutralité de cet enfant, mais pas cet étonnement qui s’exclame et se tourne aussitôt vers l’autre pour faire part de la découverte, non, étonnement silencieux, caché, intérieur, car s’étendre à son propos reviendrait à faire s’évanouir l’objet de ce sentiment. Et l’étonnement doit aussi se savourer.

L’ennui, il le ressent cependant, il l’envisage. Il connaît ses différentes épaisseurs, ses textures diverses. Selon l’heure, selon le temps, selon l’humeur.
L’ennui est pour lui la plus variable des sensations, évoluant avec les jours, se transformant comme un mélange chimique. Plus généralement, il lui semble que son corps est la substance même de l’ennui, son précipité. Chacun de ses gestes produit des réactions en chaîne, parfois infimes, qu’il se plaît à déceler. Les conditions de l’expérience, il les note également, avec toujours plus de finesse, relevant le lieu, l’heure, la qualité de l’air, la présence ou non d’autrui, le mouvement de son corps, un geste qui aurait tout déclenché. Les mille hasards du corps que l’ennui englobe, avale même, et qui fait de l’être humain, surtout enfant, son prisonnier. Heureux prisonnier se lovant dans cette sensation profonde, unique, la préférant à toutes les conversations, à tous les échanges, comme si ce qui se produisait là, dans cet apparent no man’s land intérieur, était le centre névralgique de la vie réelle, de la vie la plus significative, en deçà de toutes les approximations de la surface. Comme si cette épreuve-là, centrale, originelle, garantissait l’accès à une vérité indicible, sans langage.

13.

Il pourrait se mettre dans une position contemplative, admirer les oiseaux et les nuages, se perdre dans les reflets de l’eau, mais il s’y refuse. Il y a bien une tendance naturelle chez lui à la contemplation, sans que toutefois celle-ci le conduise à se laisser aller à la rêverie. Il veut agir sur les choses, et que les choses agissent sur lui. Il veut se sentir partie prenante d’une réalité sans cesse vertigineuse, étonnante par sa variété et son intensité. Au coeur de l’ennui même, le réel est intense et fort. Il le ressent pleinement plusieurs fois par jour, quand tout va bien. Il déteste ce qui le détourne de cette expérience quotidienne et devenue pour lui normale.

Ainsi, on ne le verra pas au bord des rivières, suivant un bateau fait de brindilles dans le courant. Ou bien en haut d’un arbre, immobile et songeur. Il expérimente des dialogues avec les choses, des dialogues où la parole humaine ne compte pas, où des gestes sont ébauchés, des mouvements engagés, comme s’il était possible de communiquer en silence avec la matière la plus lourde, qu’elle soit pierre ou bois. Il est profondément conscient qu’une même chimie associe l’homme et ce qui l’entoure, qu’une même dynamique les entraîne, lui, l’être rapide habile sur ses deux jambes, et l’arbre figé sur ses racines.

Energies du dehors, intensités du dedans s’échangent en lui de manière invisible et indicible.

P.-S.

Extrait d’un récit publié aux éditions "Publie.net"

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