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Du choeur 

mercredi 9 mars 2011, par Henri Cachau

Je me doutais qu’avec les paquets de Caporal et cartouches de Gauloises dérobées chez un parent buraliste, j’arriverais à émouvoir jusqu’au rectorat ; l’abbé chargé de nous enseigner les mathématiques chuta en premier !, j’y atteignais des notes impensables chez un élève de mon acabit : nul ! Des notations qui bientôt interpelleraient notre cher directeur des études préférant lui — quel dommage pour ma progression ! — les anglaises à bout filtre. Ce fautif professeur fut remplacé par un clerc plus séculier mais non moins friable côté tabac, puisqu’à son tour il succomba à la tentation, pris aux rets insidieux des volutes bleues et de la simonie. Ces compromissions ne pouvant durer, il y allait de la crédibilité de l’établissement religieux, l’éradication du mal fut décrétée, et croyez qu’ils en ont les moyens les bons pères ; joignant à leurs expériences éducatives celles de décennies d’inquisition, ils me chassèrent sous le prétexte d’un manque de vocation. C’est ce qu’ils firent accroire à ma famille, éplorée par la perte d’un futur missionnaire, ayant pu mon sacerdoce ajouter quelque prestige à leur statut social. Toutefois, et je les en remercie ces Jésuites, ils ne dirent mot sur la cause réelle de mon éviction du petit séminaire : pornographe, je débauchais mes petits camarades…

Il y eut quelques trimestres fastes durant lesquels, enfant de chœur, les dimanches et jours de fêtes votives j’accompagnais les desservants des paroisses environnantes, et les menus gains qu’avec mes camarades nous en retirions, lorsque à l’insu des officiants nous soustrayions notre dîme de la quête, suscitaient de senties jalousies dans le microcosme local du pensionnat. Car de ces escapades, outre une prise de bol d’air hors du petit séminaire, nous en revenions pourvus en argent de poche, alors qu’au préalable, le poids des corbeilles promenées sous le nez des confites ouailles, nous permettait d’en supputer l’enjeu financier, d’échafauder de somptuaires dépenses : tabac, confiseries, lectures interdites, bibelots divers, etc... Bientôt les vêpres tombèrent, leur disparition eût dû nous alerter puisque suivie par l’infléchissement des mariages et des baptêmes, cette baisse de fréquentation nous avertir de l’inexorable disparition de ces temps bénis, ainsi que nous commander de nous en arranger différemment afin de pallier les restrictions futures. Hélas, nous étions pervertis, nos poches suffisamment pleines pour nous assurer quelques menus plaisirs, acheter ou corrompre, soudoyer notre prochain, autant de machinations mises en œuvre aux seules fins d’améliorer l’ordinaire, fort chiche dans ces lieux où l’on nous éduquait dans le sens d’une ascèse maîtrisée aux seules fins de ne pas survitaminer nos balbutiantes sensualités... Cependant me demeurent de chaleureux souvenirs, ceux correspondant aux rogations, une cérémonie d’ascendance païenne se déroulant les jours précédant l’Ascension, durant lesquels nous parcourions les campagnes environnantes ; notre bigarrée procession s’échelonnait entre vaux et collines, accompagnée de psaumes, de litanies, de chants, ainsi que d’arrêts buffet buvette à chacun des carrefours, aux pieds des hauts crucifix enguirlandés, fleuris pour l’occasion ; nous traversions des cours de fermes occupées par de grandes tables chargées de victuailles et d’alcools régionaux ; suscitant ces multiples stations des retours tardifs vers le séminaire, difficiles mais joyeux dans la 203 du bedeau, avec les ostensoirs et encensoirs, les surplis et chasubles rejetés dans son coffre arrière, nos chœurs chantant à l’unisson !

D’urgence il me fallut trouver d’autres expédients afin de maintenir mon prodigue train de vie, et vous savez combien les problèmes d’autosuffisance vivrière, d’intendance sont cruciaux, par manque de grain à moudre ils firent chuter les meilleurs stratèges, s’asphyxier les civilisations les plus évoluées. C’est le tabac, une denrée non décriée en cette époque ou ‘crapauter’ ne tuait pas, qui me permit la compromission de mes éducateurs, avec pour résultat l’ascendante remontée de mes notes ; selon les matières j’obtenais des dix-huit, des vingt, des notations invraisemblables pour mon entourage, plutôt sceptique concernant mon entrain scolaire... J’avais découvert que sous notre climat la SEITA ressemblait à une déesse généreuse, à l’égal de Dieu le père, le vrai, l’unique, par sa munificence pourvoyait à la richesse de notre canton, où les autochtones semblaient y vivre et fumer le plus tranquillement du monde ; jamais vous n’entendiez parler du moindre cancer des poumons ou de la gorge ; témoignaient aussi de ses largesses, les champs, les séchoirs, les équipements flambant neufs… Evidemment, c’est sans envisager ma future perte que j’abuserai de ces possibilités de perversion, comprenant qu’il me serait loisible, les jours de famine, de monnayer la vicieuse dépendance des malheureux usagers. Cependant, d’y réfléchir depuis ma position de prévaricateur, pouvait me paraître incongru que Dieu proférât autant d’interdits, se complût dans la jouissive attente de nos futures transgressions, lui procurant ainsi que l’aveu de nos fautes à ses représentants, de drôles de secousses libidinales. Pensez aux suspicieuses oreilles de nos directeurs de conscience, toute ouïe lors de nos confessions, grâce auxquelles ils remontaient la filière de nos péchés et combines, leurs personnelles implications ajoutant de sournoises jubilations à ces bons pères ne nous absolvant qu’après nous avoir dûment sermonnés et chargés d’inutile contrition... Aujourd’hui, en connaissance des causes de mon éviction, Dieu doit en rire de ma tardive nostalgie du latin, de son professeur, ni ne fumant ni ne chiquant, mais se rattrapant aux cols des dives bouteilles ; de notre diligent professeur de dessin que je ne sus corrompre : sous-diacre à l’époque, il finirait évêque coadjuteur... J’espère que ce Très-Haut me sera comptable d’avoir déridé l’ambiance, lourde, de nos heures d’études, qu’il n’ignore pas ma réceptivité à sa musique, notamment au grégorien, bien qu’il existât dans notre microcosme des préférences, comme s’il suffisait pour l’obtention de ses grâces de passer des matines engourdissantes aux vespérales complies, des cantates BWV du pendant, de l’avant et de l’après aux monodiques plains-chants ! J’aurais pour seul regret, celui de ne pas avoir fait le tour de l’ensemble de cette musique divine, celle qui vous faisait alentour le silence plus harmonieux, l’introspection plus absorbée…

Le vendredi, outre le poisson c’était jour de dessin, toutefois avant de poursuivre, je tiens à vous aviser que l’abbé — il ne l’était pas encore – chargé de nous enseigner cette discipline ne prisait pas l’herbe à Nicot, quant à son réel penchant pour la fornication je n’en sus jamais rien exploiter, bien au contraire il se braqua... Aussi n’avais-je aucune prise morale ou sensuelle sur lui, son comportement suspicieux à mon égard plutôt m’autorisait à concevoir l’idée d’une jalousie afférente à mes talents de dessinateur, mieux comprendre combien il fut inflexible quand faute commise je dus en payer le prix... Néanmoins il était bon pédagogue, durant ses cours, (grand luxe à l’époque) nous pouvions livrer nos points de vue sur l’image, la scène soumise à l’étude ; parfois il quittait son estrade, zigzaguait entre nos travées, s’attardait sur nos esquisses, les commentait, les corrigeait. Je subodorais qu’il avait dû hésiter, qu’une pression parentale – un dépit amoureux ? – lui avait intimé de prendre les ordres en lieu et place des pinceaux et brosses plus anarchiques, par sa façon de nous restituer l’ambiance d’un atelier, d’accepter dans un établissement, brillant par son sérieux, un semblant de foutoir. S’ensuivaient de longs monologues durant lesquels il pérorait, s’attardait sur des reproductions ou des illustrations soumises à notre attention, et durant ses, sans doute instructifs mais fastidieux apartés, sous formes de billets j’étais assailli de demandes de ce type : « Pourras-tu me dessiner des femmes, des scènes cochonnes comme celles que tu as faites pour Jean-Luc ou Christian ? » … Ces sollicitations m’allaient droit au coeur, mes chers camarades – enfants de chœur taraudés par une même faim de sexe, mécréants m’ayant abandonné lors de ma disgrâce ou je fus désigné à leur vindicte, n’ayant plus rien de délictueux, ni gadget ni tabac à leur proposer – revenaient à la charge, renchérissaient sur ces esquisses que je peaufinais le soir durant l’étude, entre les allers et retours d’un pion hollandais… Un doux monomaniaque celui-là, un mélomane averti, s’ingéniant tous les matins avec d’infinies préventions à nous réveiller, non pas au son du clairon, ni sur l’air de mâtines ou laudes mais avec du Gershwin ! …

Aisément vous imaginez la suite, notre sous-diacre poursuivant, entre nos bancs, sa course froufroutante, pérorant sur l’art byzantin, et nous ses chers élèves, subitement inspirés par cette Byzance avec ses mousmés, ses houris, leurs lascives danses du ventre ; lorsque s’attardant sur le célèbre exonarthex de la basilique Ste Sophie, en chœur il nous invitait à ponctuer son propos par de tonitruants : « Priez pour nous ! » et lors de similaires ponctuations, inévitable celle de « Ruth…abaga ! » le futur évêque enrageait, fulminait, bien que sachant que le martyrologe chrétien est truffé de saintes et de saints… « Priez pour nous ! » … parfois, alors qu’un indescriptible désordre régnait, définitivement vaincu il s’esclaffait avant d’essayer de reprendre les rênes… Autant d’occasions prétextées pour nous répandre en exclamations, et durant ce tohu-bohu des sollicitations me parvenaient ; aussi, ne cacherai-je pas que malgré l’obscénité de mes esquisses, respectueux de son enseignement je m’inspirais de la bible, dont la truculence, la luxuriance de certains épisodes aiguisaient mon imagination, notamment celui croustillant des filles de Loth, leurs polissonneries m’autorisant d’ajouter un brin de luxure à mes dessins (desseins !)… J’étais logé à si bonne enseigne que je finis par croire à la parabole des talents, certain de pouvoir dépasser cette noire période m’arraisonnant au mitan d’une insigne panade, de reprendre l’initiative afin d’à nouveau voir mes notes et mon ordinaire s’améliorer… Transporté par l’euphorie, muni de mon attirail d’artiste je songeai à m’installer dans le réfectoire, jusqu’à ce qu’un comminatoire : « Henri, que faites-vous ? », vint m’assurer d’un réveil brutal !… L’abbé poursuivant ainsi : « Que cachez-vous sous votre pupitre ? Je pensais que vous en aviez terminé avec vos petits trafics ! N’avez-vous jamais songé à l’addiction provoquée chez votre faible prochain par l’abus de tabac, de confiserie (de cochonneries ?) »… Sûr, j’y avais réfléchi, amèrement regrettais l’indépendance et l’opulence octroyées par les paquets de Caporal ou de Gauloises que je monnayais… « Puis-je voir cher élève, la camelote que cette fois-ci vous nous proposez ? » … Et de se rapprocher l’abbé, très lentement, afin de pouvoir, durant sa calculée progression, prendre à témoin l’ensemble de la classe, amener les yeux des bons élèves à le suivre jusqu’à hauteur de mon pupitre, d’où écarlate de confusion lorsqu’il se fut saisi de mes licencieux dessins, d’une voix haut perchée et balbutiant d’indignation il me fustigea, les réduisit en miettes, puis inspiré par une sainte colère poursuivit son admonestation, elle provoqua ce surréaliste échange :

— Qui donc t’a appris que tu étais nu ? … (Que nous étions l’abbé, que nous étions ! Comme si cette garce d’Eve n’était pas fautive lorsqu’elle emberlificota l’innocent Adam ! …)

— Euh ! et bien monsieur l’abbé… concernant l’histoire de l’art, vous êtes si convaincant, si entraînant, si persuasif... J’ai été impressionné par votre laïus concernant ‘le Christ aux outrages’ d’Angelo Bronzino (dit), son maniérisme si raffiné, si surchargé, si baroque, sa palette froide soutenue par un dessin vigoureux des anatomies féminines…

— Avec ça monsieur l’artiste a réponse à tout ! Je parierai plutôt que votre préférence aille sur son ‘Allégorie de l’amour et du temps’ ou ‘Son temps et vérité découvrant la luxure’ ! Puisque, petit malheureux, vous n’avez retenu de son œuvre que son aspect licencieux !…

— Ben ! monsieur l’abbé, j’essaie d’appliquer vos préceptes, vous-même nous ayant déclaré : « Ce que la parole est à la pensée, le dessin l’est à l’action ! »…

— Taisez-vous, je vous connaissais bon dessinateur, mais pas si imaginatif ! D’où avez-vous tiré ces luxurieuses compositions, ces femmes figurées dans d’obscènes ébats ? C’est de la pornographie que vous proposez à vos petits camarades, qui bien entendu en redemandent... Parce que vous aussi mes chers élèves, le maniérisme italien vous intéresse, n’est-ce pas ? Je ne vous savais pas si attentifs à mes cours, et ne sais si tous ensemble, je dois vous féliciter ou vous plaindre d’une aussi perverse attention... Quant à vous le pornocrate, je crains fort que sur ce dernier coup, vous ayez gagné votre bon de sortie. Notre révérend directeur avisera sur votre sort. Avez-vous pensé à vos chers et respectueux parents, si fidèles à notre Eglise ? A la peine immense que vous leur occasionnerez, à votre avenir ainsi sottement gâché…

— Mais monsieur l’abbé, ce ne sont que quelques commandes assurées au coup par coup, déjà interdit de simonie, comment vouliez-vous que je survive sinon en exploitant mes talents …

Au commencement il y eut ce vol du feu, suivi de celui du tabac, mais avant d’agir par plaisir ou perversion, c’est uniquement poussé par la faim que je m’étais résigné à ces illicites trafics me permettant, non point de différer ma scolarité et ses aléas, mais de la passer dans une opulence relative en m’entourant d’une cour d’envieux, de soupirants que je menais à la cigarette... Il s’agissait d’un business interdit en de tels lieux saints en connaissance de ce passage de l’évangile relatant cette colère du Christ, avec véhémence chassant marchands et usuriers du temple... n’empêchant pas certains de mes camarades et professeurs de surenchérir mes propositions bassement mercantiles… A posteriori, je pense avoir eu raison d’anticiper notre époque libérale en abandonnant mes velléités missionnaires au profit de cette bourse d’échange, instituée en pariant sur leurs appétences, légitimes ou non, ceci malgré la confirmation de leurs dépendances futures, puisqu’ils devinrent ‘accrocs’, d’abord de ma camelote puis de cette pornographie que je pratiquais sans problème d’éthique ni d’amour propre, la classe jeune s’y brûlant, celle adulte s’y cancérisant bon gré, mal gré. Mais étais-je fautif du dévergondage de ces enfants de chœur, si peu innocents puisque déjà de moralité douteuse ? …

Du choeur

Mieux s’imprégnait l’image au fond de nos rétines
que toutes déclinaisons ou versions latines
en nos esprits malsains déjà tourneboulés
par ces filles de Loth et leurs roulé-boulé...

Ces érotiques opus circulaient au dortoir
d’où bien qu’isolés dans ce semblant de foutoir
des plaintes des murmures et des pouffements
inquiétaient jusqu’au pion son bréviaire ânonnant...

Bien sûr l’on eut aimé que notre initiation
se démarquât d’illusoires masturbations
effectuées à plusieurs et à pleines mains...

sous les auspices d’un très-haut dont le divin
malgré les Kyrie Credo et Gloria
mal s’effilochait aux épines des rosa...

P.-S.

Dessin : Henri Cachau

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