La Revue des Ressources

Ghayth 

traduit de l’arabe (Irak) par Alaa Al Fakhri

lundi 12 mai 2008, par Nahidh Al Ramadani

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L’avertissement contre le danger de la cigarette n’est-il pas bien inscrit sur tout paquet de cigarette ? La cigarette pourrait causer la mort. Or, il semble que personne ne prenne cet avertissement au sérieux.

Mon ami [1], quant à lui, me regardait avec une ironie amère à chaque fois que j’abordais ce sujet avec lui... Des années... De longues années ont passé sans que je puisse le convaincre de s’arrêter de fumer, ou bien de moins fumer.

Or, ce jour là... nous étions tous les deux dans un car qui roulait à grande vitesse sur la route tortueuse entre Amman et Al-Zarka’a [2]. Mon ami a ouvert son paquet de cigarettes. Il avait déjà réussi à en tirer une avant que je prenne le paquet de sa main.... Il a voulu dire quelque chose, mais il a renoncé et s’est retourné vers la vitre. J’ai mis le paquet dans ma poche en lui laissant la cigarette entre les doigts sans l’allumer....

Il m’a dit sur un ton de reproche :

— Leur santé t’intéresse ? Ou bien tu ne veux pas les déranger ?
— Il faut agir avec tact. Tu ne vois pas que le car est bien fermé ?
— Et bien... tu ne veux blesser personne... tu ne trouves pas qu’ils
s’amusent à nous dévorer ??? Ils ne font que nous dévorer.
— Et pourquoi font-ils ça ?
— Parce qu’ils ont faim.
— Pourquoi est-ce que nous ne serions pas comme eux, nous aussi ?
— Parce que... Parce que nous sommes faibles.

Il s’est retourné encore une fois, et il s’est mis à regarder la route.
Je me rappelle très bien notre première rencontre. C’était aux premiers jours de mon exil. J’étais ruiné ; comme moi, il était ruiné, lui aussi.
On s’est rencontré à un moment donné. Je l’ai soutenu, il m’a soutenu. Nous sommes devenus une force, engendrée de deux faiblesses. Nous avons passé les années de l’exil ensemble. Il est devenu mon ombre, je suis devenu la sienne. Pourtant, je n’arrivais pas à le convaincre de changer ses opinions ni ses comportements.
— Tu crois qu’on va le trouver ? m’a-t-il demandé.
— Peut-être, il faut toujours être optimiste, lui ai-je répondu.
— Tu me tues par ton optimisme... je ne sais pas d’où il jaillit. Tu ne te rends pas compte que la chance nous a abandonnés depuis longtemps ?
— Ça suffit, ne rend pas l’existence plus dramatique qu’elle ne l’est.
— Moi ? Moi, je dramatise l’existence ? Je te lance un défi. Montre-moi une seule lueur d’espoir ! Tu ne regardes pas autour de toi ? Tu ne vois pas la pourriture et la corruption, comme je les vois ?? Toute cette ordure ?? Toute cette défaillance ?? Tu ne sens pas notre chute rapide au fond d’un abîme si profond ??
— Sois optimiste.... Sois optimiste pour l’amour de Dieu, ce n’est pas la fin du monde.
— Je ne veux pas être comme l’autruche et enfoncer ma tête dans le sable ; ça suffit... je ne peux plus, je veux... je veux respirer.
— Et tu crois que tu ne trouveras l’air que là-bas ?? Tu n’arriveras pas à respirer là-bas quand tu seras devant l’évier en train de faire la vaisselle.
— Arrête s’il te plaît...ça suffit. Si l’idée de l’émigration ne te convient pas, pourquoi est-ce que tu as fait toutes ces routes avec moi ??
— La pauvreté. La pauvreté dans le pays, c’est l’exil même, lui ai-je dit avec amertume.
— Et la pauvreté dans l’exil ??
— La pauvreté dans l’exil, c’est la mort même, lui ai-je répondu.
— La Mort, a-t-il dit, et il s’est retourné encore une fois pour regarder la route.

Je l’avais accompagné pas à pas dans toutes ses tentatives... canots pneumatiques,... bateaux, aéroports..., fuite à pied..., six tentatives, toutes en vain. Nos passeports étaient ornés de cachets rouges... On a été renvoyés de plus d’un pays. On est arrivé enfin à Amman. Notre séjour va bientôt expirer. Et après... après ou bien retourner en Irak...ou bien payer une énorme amende pour chaque jour supplémentaire passé à Amman.
Nous n’avons qu’un dernier espoir. Continuer nos tentatives pour nous réfugier dans un pays étranger. Ce n’était pas juste une solution ? C’était un rêve... pour mon ami, c’était le rêve de sa vie... Quant à moi, j’ai tant refusé de quitter mon pays... mais est-ce que j’avais le choix ??
Il m’a demandé non sans crainte : " Tu crois qu’on peut avoir confiance en lui ?"
— Il a une bonne réputation, il prendra une nouvelle route, il a l’air convaincant.

On a fait tant de tentatives, suivies d’autant d’échecs. On est devenu experts dans ce domaine. A chaque expérience, notre prudence s’accroît, tandis que nos chances de parvenir à notre but diminuent. On ressentait de la peine à chaque fois qu’un idiot arrivait facilement à entrer dans un pays étranger. Quelques uns de nos amis y sont entrés en quelques jours...Quant à nous, mon ami et moi ? Toutes nos tentatives ont échoué malgré toute notre expérience. Si quelques policiers n’avaient pas été un peu tolérants et certains d’entre eux un peu corrompus, nous aurions fini, mon ami et moi, par coucher sur le sol sale de quelque prison.
— Avant c’était différent... pourquoi arrivons-nous toujours trop tard ? Partir était une préoccupation normale, il y a vingt ans. Puis dix ans plus tard cela est devenu plus facile. Il y a même cinq ans, partir était possible. Mais maintenant... pourquoi arrivons-nous toujours trop tard ?? Pourquoi ? m’a-t-il demandé avec amertume.
— Car il y a vingt ans, nous n’étions que des enfants. Dix ans plus tard nous étions en train de faire notre service militaire. Alors que cinq ans en arrière, nous ramassions de l’argent que nous donnerions à un contrebandier.

Tu crois que j’ignore ça ? Mais il y a toujours quelque chose qui nous empêche de... c’est notre malheur ? Avons-nous la guigne ??
Je ne lui ai pas répondu. Lui non plus, il n’attendait aucune réponse.

Le car est arrivé à Al-Zarka’a. Nous y sommes venus à la recherche d’un contrebandier sûr que plus d’un ami nous a indiqué. Toutes les économies qu’on avait faites, en travaillant très dur, les économies faites de notre sueur sous les soleils de l’exil, se sont évaporées par-ci par-là pendant nos luttes successives, et il ne nous restait pas grand chose pour tenter une aventure pareille. Or, cela ne nous a pas empêchés d’essayer de contacter cette personne.

Mon ami m’a regardé longuement dans les yeux, il a respiré profondément avant de me dire avec sollicitude :

— Tu me prêtes ton argent pour que je parte ? Tu me connais bien... je ne te délaisserai jamais... dès mon arrivée là-bas, je ferai l’impossible pour te faire venir. C’est une promesse... je te le jure sur mon honneur.

Je ne lui ai pas répondu, si je lui avais demandé la même chose, il aurait agi comme moi, malgré l’intimité de notre amitié. Car l’amitié de l’exil n’engendre jamais un sacrifice pareil... Il est tombé dans une dépression profonde qui l’empêchait de parler, même lorsque le car s’est arrêté. Il est descendu en hâte, je l’ai suivi.

Il a sorti son briquet de sa poche en marchant dans la rue étroite. Il a fait trois ou quatre pas puis il s’est arrêté... Il s’est arrêté pour allumer sa cigarette... Je me rappelle encore très bien ces moments-là. Il tenait le briquet dans sa main droite et la flamme entourait sa main gauche. Sa petite valise dont il ne s’était jamais séparé pendillait à son poignet. Il a allumé sa cigarette ; il a aspiré profondément. Il a reculé sa tête et a expiré la fumée très haut. A ce moment-là, à ce moment précis, un grand camion-citerne traînant un réservoir de pétrole a surgi soudainement d’un virage qui précédait la courte descente où nous étions arrêtés.

GHAAYYYTH... J’ai voulu crier, je n’y suis pas arrivé. La peur m’a paralysé. Est-ce qu’il a vu le camion ?? Peut-être l’a-t-il vu, mais il n’a pas bougé. Etait-il conscient de la situation ? Etait-il paralysé par la peur ? Ou bien il a voulu... je ne sais pas. Je ne sais même pas si le chauffeur a klaxonné. Je ne sais pas... je ne sais pas. Tout ce que je me rappelle précisément, c’est que le camion a fauché mon ami, le jetant en l’air, puis que ses roues ont sautillé en écrasant le corps une fois, puis une deuxième fois...Les autres roues ont continué à rouler normalement après avoir complètement brisé le corps sur l’asphalte.
Je me suis figé pour quelques instants... pour quelques instants, puis, j’ai agi avec une vilenie spontanée, comme n’importe quel connaisseur de l’exil qui a laissé sa bravoure aux frontières de son pays. Je me suis éloigné tout en ouvrant le paquet de cigarettes, celui de mon ami même. J’ai allumé une cigarette, en me mettant à empoisonner mes poumons par un mauvais tabac.

Je me suis éloigné calmement, mon cœur saignant de chagrin... Je ne pourrai plus l’aider... il ne pourra plus m’aider. A quoi bon m’en mêler, moi l’étranger ruiné dont le passeport est orné de cachets rouges ? Je pourrais avoir des problèmes que je serais incapable de résoudre. Sa petite valise pendillait à son poignet... Ils pourront trouver son passeport et des centaines de dollars. Sans doute l’ambassade va le récupérer et le livrera à ses parents. Ou... peut-être... quelle différence... il se repose maintenant... son histoire est achevée.

Je me suis éloigné calmement et mon âme sanglote. Son épaule côtoyait la mienne quelques minutes avant l’accident. Est-il mort vraiment ?? Je me suis éloigné en silence. Je me suis éloigné silencieux et tout mon corps voudrait hurler.

Je ne regrette qu’une seule chose pour le moment. Si j’avais pris la cigarette de ses doigts et l’avais écrasée sous ma chaussure. Si j’avais fait cela... peut-être... peut-être qu’il serait encore vivant, cherchant avec moi un contrebandier sûr, qui nous proposerait une route que les policiers n’avaient pas encore découverte...

Pour le moment... et à chaque fois que je fume une cigarette, je contemple longtemps cet avertissement inscrit sur le côté du paquet. Je le contemple bien et je me demande : Pourquoi est-ce que personne n’arrive à croire à cet avertissement ?

Pourquoi est-ce que personne ne pense qu’une cigarette pourrait être mortelle !!??

P.-S.

La nouvelle a obtenu le prix de l’Union des Ecrivains aux Emirats Arabes en 2005.

Traduit par Alaa Al Fakhri, professeur assistant à L’Université de Bagdad.

Notes

[1Ghayth est un prénom arabe masculin.

[2Ville de Jordanie.

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