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Hölderlin, le platane et le gattilier 

dimanche 20 février 2011, par Béatrice Commengé

Alors que le dernier livre de Béatrice Commengé , "L’Occasion fugitive" sort aux Editions Léo Scheer, la RdR vous propose de redécouvrir aujourd’hui ce court texte que nous avions publié en 2002.

"On doit sentir un paysage
comme un corps"

Novalis

Hölderlin a vécu en Grèce. Son corps, pourtant, ne s’y est jamais promené. Ses yeux n’ont jamais vu les rives de l’Attique. Ses mains n’ont pas touché les colonnes brisées de l’Acropole. Jamais, il n’a respiré le parfum des jasmins, ni entendu le cri des mouettes sur la mer. Sa peau n’a pas senti les caresses du vent. Mais je pars. J’ai glissé une image de la Tour - de sa Tour - entre deux pages de mon carnet - hésitant pendant quelques secondes entre la Tour et le Tombeau. Dernières demeures. Les deux photos avaient été prises un an plus tôt, à la fin du printemps 1997. Le vert triomphait. Sur les rives du Neckar, il cachait presque le ciel et envahissait l’eau de ses reflets. C’est à peine s’il laissait une petite place au jaune tout neuf de la maison du menuisier Zimmer. Un vert si puissant que les arbres en perdaient leur nom. Un vert qui me gênait d’autant plus que Hölderlin ne l’avait jamais vu. Du moins, pas au même endroit. En deux siècles, les hommes volent beaucoup de ciel au paysage. Le recouvrent de feuilles ou de béton. Tübingen a choisi les feuilles. Pour prendre la photo, j’étais descendue sur la petite île qui fait face à la Tour. Le feuillage était si dense qu’il formait une voûte au-dessus de l’allée. J’aurais aimé pouvoir me dire que le poète avait marché sous ces platanes qui semblaient là de toute éternité. Malheureusement, la reproduction d’une aquarelle de la fin du dix-huitième siècle me prouvait que l’éternité ne dépassait pas deux siècles. Si l’on en croyait cette image, les plantations coïncidaient à quelques années près avec son arrivée au "Stift", en 1788. Cette pensée me consola. M’informant sur la vitesse de croissance des platanes, j’appris que ces derniers talonnaient de peu les peupliers et pouvaient s’élever de plus de douze mètres en vingt ans. Vingt ans, c’était presque exactement le nombre d’années qui s’étaient écoulées entre son entrée au fameux séminaire (qui, lui aussi, dominait le Neckar) et son installation définitive dans la Tour, en 1807. C’est donc un tout nouveau paysage qu’il avait découvert à son retour. La fenêtre de sa nouvelle chambre était orientée au Sud (le détail a son importance, pour un Grec) et donnait directement sur le fleuve et les platanes. Au-delà s’étendait la campagne. Des prés, des vignes, et des bois, recouvrant les "montagnes douces". Ce serait son dernier décor. Pendant plus de trente-six ans, il pourrait voir pousser les arbres. Pendant plus de treize mille jours, il en guetterait les moindres variations. Chaque année, l’écorce dessinerait un nouveau paysage sur les troncs des platanes. Trente-six fois, les feuilles renaîtraient. Assise dans l’herbe, face à l’île, j’avais essayé un long moment de me figurer la lente progression du vert au-dessus de l’eau. Convertir les années en branches revenait à inventer une nouvelle mesure du temps. J’étais loin d’en avoir fini avec les combinaisons de lieux et de moments.

1998. C’est aujourd’hui que débute l’automne. J’ai bien conscience que le lieu où va se poser mon avion n’a jamais croisé aucun moment de Hölderlin. J’ai néanmoins l’intime conviction que mon voyage n’est pas inutile. Oserais-je dire qu’il est nécessaire ? J’ai lu que dans les gares anglaises, pendant la deuxième guerre mondiale, on mettait en garde les candidats au voyage en collant de petites affiches sur les distributeurs de billets : "Is your journey really necessary ?" leur demandait-on avant qu’ils ne comptent leur monnaie."Yes" or "no" ? Si innocente, la question, si naturelle. Combien ont rebroussé chemin ? "Oui" ou "non"... Ce repérage des lieux d’une vie vécue en rêve serait-il ridicule ? Insensé, ce désir ? Inutile, cette confrontation ? Fausse route ? C’est la première fois que je vais poser mes pieds sur un rêve. Pas de pas dans les pas. Des pas sur des poèmes. Des pas sur des noms - noms élus, choisis, préférés. "Noms splendides". Ses noms. Coller mes images sur ses noms : voilà mon but. "Crète, Salamine, Délos, Ténos, Chios, Kalauria... Toutes sont là, les îles..." Oui, toutes - ou presque toutes. Et pas seulement les îles. Les fleuves aussi, et les villes. De l’Ilissos à l’Eurotas. De Corinthe à Smyrne. La Grèce rêvée de Hölderlin n’a pas sa place dans les dépliants touristiques : ses chemins ne tiennent pas compte des ruines. Et les touristes se moquent des noms sans ruines. La question me hante, toujours la même, celle qui déjà hantait Heidegger et l’avait retenu si longtemps d’aller voir "le pays tout en îles", jusqu’à ce jour du printemps 1962 où il avait fini par céder, à soixante-treize ans, et s’était retrouvé, comme malgré lui, en route vers Ithaque sur la mer d’Ulysse, pour la première fois - cette question qu’il rumine depuis des années, insoluble : "Pourquoi Hölderlin n’a-t-il pas eu besoin d’une pareille expérience ?" Oui, pourquoi ? Pourquoi son corps est-il resté dans la verdure, l’esprit tourné vers L’Archipel ? "Not necessary", ce voyage : c’est la réponse de Heidegger. En 1955, déjà, il s’était penché sur les cartes, avait réservé sa place dans le train et sur le bateau, et puis s’était ravisé, au dernier moment. Cinq ans passeraient avant qu’il ne se sente à nouveau saisi par ce désir de voir. Plans, itinéraires, réservations, et puis recul : "J’en resterai là" écrit-il. La Grèce est un "regard intérieur". Le regard attend sa mise en mots. Et le voilà, deux ans plus tard, à bord de ce bateau de croisière, le Yougoslavia, parti de Venise, en chemin vers les dieux. Elfride a tout organisé. Les jeux sont faits. Parcours balisé. Pas question de suivre les traces d’Hypérion. Seule obsession des fonctionnaires du voyage : montrer un maximum de ruines en un minimum de temps. Au voyageur reste seulement l’alternative de ne pas descendre du navire. Heidegger ne s’en privera pas. A Corfou, à Rhodes, à Cos, à Patmos, il restera à quai, seul avec le ciel et la lumière.
Mais moi, qui n’ai ni capitaine ni navire, comment choisir ma route, mon guide, parmi les mots, parmi les sons, comment naviguer en musique ? Que suivre, quand le corps est absent ? C’était si simple, à Tübingen - chemin tracé : Collège, Clinique, Tour, Tombe. Périmètre restreint. Tout est en place, avec plaques commémoratives. Des dates rappellent le passage du corps dans les lieux. Impossible de se tromper. Mais en Grèce ?... Que choisir ? Quel voyage accomplir ? Il n’est pas d’usage de donner corps à une route imaginaire. L’itinéraire est à tracer, inventer, décider. Et d’adord : écouter. Ecouter la musique des noms. Depuis le début. Etourdissant voyage. Salamine, Ténos, Chios, Pyrgo, Mistra, Dodonne et Delphes, Corinthe et Calaurée... Plus de points cardinaux. Ni nord, ni sud. Ni est, ni ouest. Mélopée : le voyage commence par l’oreille.

J’ai déplié une carte de la Grèce et j’ai inscrit des dates sous certains noms : celles-ci renvoient à l’année (au mois, ou au même au jour, dans le meilleur des cas) où ces noms sont apparus sous la plume. Où le grec est devenu pensée. Je remplace le déplacement du corps par l’écriture même de la prose ou du poème - un petit exercice qui me permet de recréer de nouvelles correspondances entre l’espace et le temps. Ainsi, entre la première allusion à Hypérion et la publication du livre, plus de trois ans se sont écoulés. Trois ans passés dans une Grèce sans frontières. Une Grèce d’hier et d’aujourd’hui. Celle des disciples de Socrate et celle des opposants à la tyrannie ottomane. Une Grèce de lumière et de rebelles. Pendant ces longs mois, l’oeuvre a poursuivi obstinément sa route au gré des lectures et des rêves. Ainsi s’offrent à moi plus de mille jours de voyage. Mille jours ici et ailleurs. De vingt-trois à vingt-six ans : de 1793 à 1796. En 1793, aborder Athènes par le ciel était inimaginable. En 1793, les eaux de l’Ilissos n’avaient pas encore disparu sous l’asphalte. En 1793, les platanes sur la rive du Neckar commençaient à peine à grandir. La Tour n’appartenait pas au menuisier Zimmer. Son toit n’était pas aussi pointu. Cette année-là était la cinquième et dernière que l’étudiant Hölderlin passait derrière les murs du Grand Séminaire de Tübingen, ce Stift aujourd’hui si blanc, si propre, avec ses volets verts et ses tuiles luisantes. Cet "Evangelisches Stift", aujourd’hui si fier de ses brillants élèves : Kepler, Bengel, Hölderlin, Hegel, Schelling, Schwab, Hauff, Mörike, Strauss. Noms gravés sur plaque de bronze lustrée. Mémoire obligatoire. Après avoir logé avec Hegel dans "la Sphère des rats" (avec vue sur un Neckar abondamment alimenté par les ordures de la ville), l’étudiant couche désormais dans "la chambre des Augustins", située dans le "nouveau" bâtiment, celui qui donne sur le "jardin de Monsieur l’Administrateur". Au moment où l’on se prépare, en France, à "célébrer par des hauts faits le 14 Juillet", au moment où Marat va se faire assassiner, celui qui priait, il y a peu, pour les "Français, défenseurs des Droits de l’homme" décrit son emploi du temps à son ami Neuffer : "Je me lève le matin à quatre heures juste, je fais mon café moi-même, et puis, au travail !...tantôt en compagnie de la muse sacrée, tantôt avec mes Grecs" (c’est moi qui souligne). Ses Grecs. Les vivants et les morts. Les visages et les mots. Les récits de voyages et les cartes de géographie. Commençons donc par les vivants : une femme, un homme. La femme, c’est justement la mère de Neuffer, ce "frère de son âme". Une Grecque, née Pelargos. En fuite devant les Turcs. En exil (comme lui ?). Elle lui a décrit la lumière du ciel, là-bas, et la Révolte de son peuple, en 1770 - l’année même de sa naissance, à lui. L’homme s’appelle Vergo, Panagio Vergo, réfugié de Constantinople, commerçant de coton en gros. Cette femme, cet homme, racontent. Dans leur bouche, la terre n’est plus "Gaia", le ciel ne s’appelle plus "Ouranos", ni la mer "Poseidon". Hölderlin a quitté les livres. Il revisite la Grèce avec les mots de ceux qui ont vu, qui ont senti, qui ont touché, qui ont marché. Ceux qui ont regardé la mer qu’il n’a pas vue. Ils racontent. L’étudiant écoute comme un enfant. Il interroge : que savent-ils de Delphes ? du temple d’ Apollon ? et des sources qui surgissent du Parnasse : Kerna, Castalie, Cassotis, Kepholo... Et de Dodonne ? Et de Chio, l’île Homère ? Et de Calaurée ? Ils n’en savent pas plus que lui. Tant de noms sans paysages. Alors, il reprend ses livres, ses Grecs. Dans sa "chambre solitaire", dans sa "cellule", entre "ses quatre murs sombres", il lit. Juillet 93. C’est l’été. Douceur dorée du petit matin, à Tübingen. Idéale pour une "divine" promenade avec Socrate au bord de l’Ilissos. Nul besoin d’être à Athènes pour s’allonger sur l’herbe tendre à l’ombre d’un "très haut" platane. Mais je me pose naïvement une question : quand Platon rédige le dialogue de Phèdre, vers 370 avant Jésus, Socrate est mort depuis plus de vingt ans. Or la scène est censée se dérouler aux alentours de l’année 415. A supposer que ce décor lui ait été inspiré par la vue d’un platane familier, s’est-il demandé un seul instant si cet arbre était aussi grand cinquante ans plus tôt ? Ce détail intéresse peu les historiens. Les dictionnaires prétendent que le platanus acerifolia (ou orientalis) peut vivre plus de deux cents ans et atteindre quarante mètres de haut. En ce cas, rien n’interdit que penser que l’arbre admiré par Platon en 370 ait pu déjà ravir les yeux de Socrate quarante-cinq ans plus tôt. Mais, plus encore que le platane de Platon, c’est celui de Hölderlin qui m’importe. Son platane imaginaire, imaginé, rêvé. Un détail m’intrigue, en effet : pourquoi, écrivant à son cher Neuffer en cette matinée d’été 1793, le poète parle-t-il d’un "bois de platanes" au bord de l’Ilissos ? Un platane isolé lui semble-t-il inconcevable ? La foisonnante verdure des rives du Neckar s’est elle superposée à la "source" claire qui rafraîchissait si agréablement les pieds de Socrate ? Athènes sur Neckar. J’aperçois les ombres improbables de Phèdre et de son maître se promenant dans l’île, sous la voûte des arbres. Hölderlin a même trouvé sa source. C’était le plus facile. L’eau ne manque pas à Tübingen. Au bout du "jardin" coule une fontaine. Les autres l’appellent "Fontaine des Philosophes". Lui, l’a baptisée "Castalie". Apollon et ses muses règnent désormais sur les lieux. Les mots suivront. Reprenons la lecture : une rivière, un haut platane, une source claire, une brise légère. Le décor est reconstitué, ici, sur la rive du Neckar. N’a-t-il rien oublié ? Quel parfum dans l’air ? Quelle musique à l’oreille ? Socrate est précis, pourtant : l’endroit est "tout embaumé" Quelle est donc cette odeur ? Quel est cet arbre "élancé", "en pleine floraison", qui "fournit une ombre si délicieuse" à Phèdre et à Socrate ? Un gattilier. Un gattilier ? A quoi ressemble un gattilier ? Agnus-castus dans les livres de botanique. Agnos dans la langue de Platon. Agnos reste énigmatique. Faut-il le rapprocher d’"agneia", la pureté, ou bien d’"a-gnoia", l’ignorance ? L’origine demeure incertaine. Quant à cactus, il serait une traduction de hagnos ou hagios (sacré), qui aurait dérivé en chaste. Le chaste et le sacré se seraient fondus l’un dans l’autre. On dit que les femmes grecques, lors des fêtes des Thesmophories, avaient coutume de couvrir leur lit de branches d’agnos afin de demeurer chastes. Le pouvoir du gattilier ne semble donc pas se limiter au délice de l’ombre qu’il projette. L’agnos procurerait l’agneia. Achevons notre description : "arbrisseau à feuilles caduques à la senteur agréable de un à trois mètres de haut" - des feuilles "palmées", formées de cinq à sept pétioles. Et ses fleurs, si odorantes, ont-elles une couleur ? sont-elles blanches ? ou mauves ? ou roses ? ou d’un bleu pâle ? Il semblerait que toutes ces couleurs soient possibles. Hölderlin a-t-il demandé à Vergo de lui décrire un gattilier ? de lui définir son parfum ? Qu’est-ce qu’un air "embaumé" pour ses narines ? Qu’est-ce qu’un air embaumé sous un bois de platanes ? Le poète est "grisé". Parle même de "nectar". Le gattilier a peut-être un parfum de troën, de rose, de seringa, que sais-je... Parviendra-t-il à communiquer à son Hypérion une "étincelle de cette douce flamme" ? Une flamme si chaude, si brillante. Le gattilier donne de la joie et libère la pensée. Le dialogue peut se poursuivre au "son harmonieux des cigales". Les cigales ? Comment chantent donc les cigales ? Les cigales habitent le grand Sud. Pas de concert à Tübingen. Que peut-il entendre, en lisant ? Quel oiseau ? Quelle sauterelle ? Quel grillon ? La lecture se poursuit en silence. Sous le platane et le gattilier, Socrate conte la légende des cigales. Il est midi à Tübingen, comme à Athènes. Hölderlin écoute. Avant la venue des Muses, le monde était un monde sans cigales. Les hommes buvaient, mangeaient, se reproduisaient -sans chanter. Certains s’en contentaient. D’autres espéraient de plus vifs plaisirs. C’est pour eux que les Muses vinrent au jour. Terpsichore les charma, Calliope les ravit, Euterpe les grisa. Ils en perdirent la soif et l’appétit - et s’éteignirent dans la joie. De leurs esprits extasiés naquirent des créatures qu’on n’avait encore jamais vues sur cette terre : des êtres capables de chanter au soleil, sans boire ni manger, jusqu’à la mort. Les autres hommes les nommèrent cigales. La cigale est une enchanteresse enchantée. Phèdre et Socrate sont comblés : l’oeil, par la majesté du platane, le nez par le gattilier, la peau par la douceur de l’air, l’oreille par le chant des cigales... et les pieds par la fraîcheur de la source. Hölderlin se souvient encore de cette mémorable journée où ils étaient allés déjeuner à l’Auberge de l’Agneau. "Ils", c’est-à-dire Magenau, Neuffer, et lui. Les trois membres de la "Ligue des Poètes". Auparavant, ils avaient traversé le jardin au bord de l’eau et s’étaient arrêtés devant la fontaine, sa fontaine de Castalie ; là, "ils s’étaient lavé le visage et les mains" avant d’entonner l’Hymne à la Joie de Schiller. Hölderlin avait "les larmes aux yeux." Magenau s’en souvient. Magenau l’a écrit.
Au moment où l’avion atterrit à Athènes, j’essaie de chasser de mon esprit cette vision fugitive des silhouettes de Phèdre et de Socrate marchant sous mes platanes, en face de ma Tour au toit d’ardoise si pointu, en 1997. Sans compter que la Grèce est remplie d’histoires de platanes : j’ai photographié, il y a des années, sur l’île de Cos, un vieil arbre tout aussi légendaire : il s’agissait, racontait-on, de celui sous lequel Hippocrate (contemporain de Socrate) donnait ses leçons de médecine. Du platane, ne restait plus qu’un large tronc fendu (de treize mètres de circonférence, précisaient certains guides informés), d’où partaient quelques maigres branches au feuillage clairsemé. C’est l’image de cet arbre moribond qui m’est bêtement remontée en mémoire, au moment où mes yeux tombèrent sur la question de Phèdre : "Vois-tu, là-bas, ce très haut platane ?". Il semble qu’au fil du temps les platanes aient voyagé d’Est en Ouest. Et du Sud vers le Nord. En l’an 400 avant le Christ, jamais platane, isolé ou en groupe, n’aurait poussé au bord du Neckar. Ainsi donc, comme Platon avant d’être lu, le platane attendrait des siècles avant d’être vu, là-haut, en Germanie.

A Athènes, le temps est à l’orage. Pas de lumière rose sur l’Hymette. Mer grise. L’autoroute de l’aéroport se nomme "Boulevard de Poséïdon". Les dieux oubliés des hommes se sont réfugiés dans les noms. Le taxi roule à grande vitesse entre mer et béton, entre plages et balcons. Le chauffeur est heureux de la pluie qui s’annonce. L’été fut si chaud. J’ai demandé qu’il me conduise jusqu’au Stade, là où débute le Léoforos Vasileos Constantinou. Je n’ai pas osé parler de l’Ilissos qui coulait à la place de cette longue avenue rectiligne, il n’y a pas si longtemps. Comment se porte une rivière sous le bitume ? Pas parlé non plus du platane, ni du gattilier. Le chauffeur a moins de trente ans. Tout est allé si vite. J’en ai les preuves : des plans, des dates. 1952 : entre les bâtiments orange de la carte de mon Guide Bleu, on peut encore suivre du doigt le cours noir de la rivière, en amont et en aval, à partir du pont du Stade. Des ombres brunes, couleur de terre, laissent même espérer la présence de quelque verdure, de l’herbe, des arbres. Mais les guides ne retiennent que les pierres. Brisées ou neuves. Athènes est aussi fière du fragment miraculeusement conservé de l’enceinte d’Hadrien que de son tout nouveau Tennis Club et de sa rutilante Piscine Publique qui, si mes calculs et l’échelle de mon plan sont exacts, pourrait presque se trouver au pied du platonien platane. 1967 (date de naissance vraisemblable de mon chauffeur de taxi) : le pont a complètement disparu et, là où coulait l’Ilissos, en amont, se détache, sur un fond gris, la ligne droite et blanche du Leoforos Vasileos Constandinou. Malgré tout, cette année-là, il suffisait encore de parcourir une centaine de mètres sur la gauche (c’est-à-dire en aval) pour que l’eau surgisse de terre au milieu des maisons - une eau que les cartographes avaient colorée en bleu pâle. La promenade était encore possible (Heidegger aurait pu la faire, en 1962), le long du bleu, entre la Piscine Publique et ce que mon guide nomme pompeusement : "l’antique Fontaine Kallirrhoï", au Sud de l’Olympeion. En 1967, il y a beau temps que Kallirrhoï n’est plus sacrée : ce n’est plus qu’un "seuil rocheux", mesuré, répertorié, qui barre le lit de la rivière. Un seuil ?... Un gué ?... J’entends encore la voix Socrate debout sous son platane et montrant du doigt à son disciple le lieu où Borée était censé avoir enlevé Orithye, fille de Roi et "Coureuse des Montagnes" : "non, c’est plutôt en aval, explique-t-il, à deux ou trois stades, à l’endroit où nous passons l’Ilissos pour aller vers le sanctuaire d’Agra..." Les seuils ne sont pas si nombreux dans le lit de la rivière. Le gué d’Agra et la "Fontaine Kallirrhoï" ont tôt fait de se superposer dans mon esprit. Personne ne viendra me contredire. L’image se fait de plus en plus précise. Peu à peu, dans cet entrelac de rues et d’avenues bitumées, je recompose mon paysage : oserai-je encore planter mon platane et mon gattilier au bord de la piscine ?
En 1998, le plan est rose et la Fontaine a disparu. Un petit rectangle bleu perdu au milieu d’un vert tendre révèle l’unique point d’eau de ce quartier : l’"Olympic Swimming Pool" signale désormais sa présence en anglais. Eau javellisée sur fond de mosaïque turquoise. Les médailles ont remplacé les offrandes, les athlètes ont pris la place des Nymphes - et les gradins celle du platane et de l’arbuste de chasteté... Quant au nom de "Kallirrois", il s’est coulé en lettres noires sur le jaune vif d’une longue avenue. Plus de pont, plus de gué, plus de seuil. L’avenue serpente, au-dessus de la rivière invisible, épousant ses méandres, sur plus de quinze stades à partir de la Fontaine engloutie - trois kilomètres tout en courbes, bordés d’immeubles roses, contournant l’Acropole, jusqu’au moment où l’eau triomphe et se retrouve enfin à l’air libre, où le "Potamos Ilissos" reprend son nom et sa couleur bleue, au nord du Quartier "Kallithea" - Quartier "Bellevue"... Il lui reste si peu de temps à vivre, si peu de mètres à parcourir avant de se fondre dans la mer. Je n’ose pas compter. La rivière est là. Elle existe. Cela me suffit.

Un an après cette matinée "divine" passée au bord de l’Ilissos, Hölderlin adressait à Schiller un fragment de son Hypérion. "Un matériau à l’état brut", qui paraîtra dans la revue Thalia. On y découvre deux jeunes gens, Adamas et Hypérion, se promenant "sous les platanes et les myrtes" sur la rive du Mélès. Le Mélès est le fleuve d’Homère. Le Mélès est l’Ilissos de Smyrne. Le myrte n’est pas un gattilier, mais peu s’en faut. Ses fleurs sont toujours blanches, et sa senteur "caractéristique". "Caractéristique" n’est pas tout à fait "agréable". Pas plus que le gattilier, le myrte ne pousse à Tübingen. Dans la ville d’Homère, comme au bord du Neckar, les saisons se succèdent. Hypérion n’a plus qu’un seul désir : "se retrancher du monde des vivants... et méditer sur les vénérables sentences qu’enfanta le profond génie de la Grèce." On dirait une lettre à Neuffer. Hölderlin et ses Grecs... Qui parle ? Et d’où parle-t-on ? L’air est doux. L’ermite sort de sa retraite : Hypérion choisit une "tranquille journée d’automne" pour se diriger vers un "bosquet", qui lui a toujours été "sacré". Un endroit familier. Il le décrit avec simplicité : "un lieu encerclé de platanes, d’où l’on aperçoit la mer au-delà des rochers du rivage". Où suis-je ? A quoi peut bien ressembler un bois de platanes au bord de la mer ? Tout est à recommencer.

P.-S.

Article publié le 24 décembre 2002 dans la revue des ressources.

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