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Je suis en train de mourir, où faut-il mettre la virgule ? Improvisation sur le livre d’Eric Pessan, Incident de personne 

samedi 18 septembre 2010, par Ariane Molkhou

Si j’ai déjà été confrontée au suicide ?

C’est comme ça que débute notre conversation. Toutes nos conversations débutent ainsi, je vous ennuie, je suis désolée, vous ne savez pas où je veux en venir ? C’est pourtant clair, je moissonne les drames, les cataclysmes, les guerres, chaque matin je me réveille à la place du mort.
On me paye pour vous aider à écrire, quand je dis payer, cela veut dire que c’est moi qui paye, j’ai pensé à de la science-fiction, c’est gai, c’est différent, ce n’est pas quotidien la science-fiction, il doit bien y avoir de gentils mutants sur des terres minérales, loin, si loin de vous. Et si c’était la fin du monde, que feriez-vous ? Je vous raconterai mon histoire, vous comprenez je veux mourir en paix. Vous voulez bien que je vous raconte mon histoire, s’il vous plait, monsieur, acceptez. C’est cela votre métier n’est-ce pas, c’est entendre ? Les souffrances, les viols, les enfers à vous encombrer les rêves, les incestes, les désamours, les décès, les fissures, les pertes inconsolables, les abandons, les renoncements, les sacrifices. Vous avez tout écouté n’est-ce pas ? Les ruines, les dettes, les corps perforés de tubes et de drains. Vous en avez écrit un livre. Quelle histoire.

Vous souffrez d’empathie chronique, vous souffrez, je le vois bien, ce n’est pas votre faute, même moi, je me tourne vers vous, je glisse ma tête tout contre la votre et je vous dis tout bas : quelqu’un va mourir, ça n’en fait pas un oxymore je sais, mais quelqu’un va mourir, votre métier à vous c’est de conjuguer le verbe tuer, pleurer, souffrir, déserter, à l’imparfait de préférence, quelqu’un va mourir. Votre travail c’est de corriger les fautes de français, de pointer les belles phrases, la jolie tournure. Quelqu’un va mourir, ce n’est pas conjugué, à chaque fois ça revient, les ruines, les blessures, les inondations et l’âme. Vous entendez la mienne, vous entendez comme ça hurle ? Dites quelque chose, ne partez pas, je vous paye pour ça, dites quelque chose sur l’anaphore de ma blessure. Vous ne dites plus un mot. Bouchez-vous les oreilles, ça ne changera rien, ça passerait par le coeur. Vos yeux ne sont pas rien, votre livre, un visage incapable de ne pas vivre.

Dans la vitre, je vous surprends en train d’écrire, ouvrez les yeux, réveillez-vous, dehors, dites-vous, dehors quelqu’un est en train de mourir et alors que voulez-vous que ça me fasse, je ne suis pas l’humanité. Vous voulez m’interdire de souffrir ? Je vous vois gratter contre la vitre maintenant, votre crayon dans votre poche, mais regardez-vous, ce serait le moment de vous parler, de vous émouvoir, de vous séduire, je ne sais pas comment je pourrais m’y prendre pour vous faire partager mon désir de ne pas tout à fait vous quitter. Tout ce présent, toutes ces conjugaisons, que voulez vous que j’en fasse, vous êtes le narrateur, j’ai la sensation d’avoir été décapitée, ça vous va ? Dites-moi quelque chose, répondez-moi, vous avez peur, articulez, je ne vous entends pas, je veux vous déverser ma peine, à vous, oui précisément à vous, notez, au futur, reprenez, si je vais mourir ? Comment ça vous êtes fatigué, davantage de rythme dans la phrase s’il vous plaît, je m’enlise chaque jour un peu plus, je me suis arrêtée de vivre, je suis coincée avec vous sur le lieu d’un suicide et la seule chose que vous trouvez à me dire c’est que ma phrase se resserre.

P.-S.

Eric Pessan, Incident de personne, Albin Michel, 2010

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