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L’été Pessoa 

vendredi 2 juillet 2010, par Pierre-Emmanuel Marais (Date de rédaction antérieure : 28 novembre 2008).

"Un souvenir... Non. Pourquoi cette question ?
- Vous parliez de l’été, d’un été.
Klervi penche la tête. Elle sent un léger souffle sur sa nuque. Elle s’est laissée distraire un instant. Elle fixe Maria Alves et se demande ce que veut cette jeune journaliste, le sens de cette interview, de ce rendez-vous qu’elle lui a donné.
Maria reprend. Ses longs cheveux noirs s’enroulent autour de ses épaules mais Klervi ne parvient pas à fixer son attention sur les mots qui sortent de sa bouche. Elle regarde la caméra puis laisse glisser son regard derrière Maria, le long des poutrelles d’acier qui forment un arc au-dessus du mur. Derrière, elle devine la cuisine de l’appartement, le désordre sur la table et dans l’évier.
- Un été, dit Maria.
- Je ne sais pas.
- Si, je vous assure. Un souvenir ...
- Oui ! Peut-être. Pourtant...
- Si. Venez, je remonte les images. Approchez-vous !
Klervi se lève. L’écran de la caméra numérique semble vaciller puis l’image se fige soudain. Klervi voit ses lèvres trembler, son image, l’image d’une fille gracile dont la maigreur du visage fait oublier ses vingt-deux ans.
- Vous voyez, répète Maria en laissant traîner son accent lusitanien.
- C’est vrai, murmure Klervi.
- Vous pouvez reprendre ?
Klervi redresse le menton. Elle remonte ses cheveux et cherche des yeux l’œil de la caméra.
- Je m’appelle Klervi Reis. Je suis l’arrière petite-fille de Ricardo Reis. C’est pour cela que je suis venue, enfin pour ce film, le film que j’ai entre les mains. C’est un court-métrage réalisé par mon grand-père, Ricardo Reis.
- Pessoa, demande Maria.
- Oui, j’y viens... Savez-vous qu’il y a très peu d’enregistrements de Fernando Pessoa. Peut-être n’en existe-t-il pas d’autres ?
- Je ne sais pas. Quand ce film aurait-il été tourné ?
- 1933, été 33.
Klervi reprend son souffle. Ses mains tremblent et elle baisse la tête pour ne pas avoir à regarder la caméra. Il y a une lumière verte dans un coin. Une lumière clignotante.
- La lumière me gène, Maria. Pouvez-vous l’éteindre ?
- Bien sûr, répond Maria Alves en se levant.
Klervi semble gênée et retourne maladroitement la bobine entre ses mains. La lumière verte a disparu. Elle fixe la pile de livres entassés dans un coin de la pièce. Il ne faut pas qu’elle pleure. Elle a assez pleuré depuis la mort de sa mère. Elle continue. Elle relève la tête et fixe à nouveau la caméra.
- Votre mère. C’est elle qui vous a donné ce film ?
- Oui et non. A sa mort, je l’ai trouvé parmi ses affaires, soigneusement rangé. Mais je souhaiterais ne pas parler de ma mère. Elle est encore là. Si présente...
Le ronronnement de la caméra emplit l’espace et elle s’habitue, comme on s’habitue au ronronnement d’un chat, endormi à nos pieds. Maria ouvre la fenêtre de la pièce et soudain la rue et ses bruits envahissent l’espace, rompant l’étrange face à face.
- Certains disent que Ricardo Reis n’a pas existé. Je puis vous affirmer le contraire. J’ai en ma possession ce film, une interview de deux minutes qu’il a faite à Lisbonne. Une interview de Pessoa.
- On voit Ricardo Reis ? On l’entend ?
- Oui, on entend sa voix. Ça devait être à la fin de sa vie, en 1933. C’est un petit film... Oui, un petit film au son presque inaudible, à l’image parfois trouble. Vous verrez. Je crois que Pessoa évoque sa jeunesse, des souvenirs de vacances, un été en particulier.
- Pourquoi ?
- Je ne suis pas sûre. Il montre une photo. On voit une barque et deux enfants qui posent, assis sur le bord de la barque.
Klervi s’arrête. Le son de sa voix s’est affaissé. Maria Alves ne dit rien. Elle pourrait dire que Ricardo Reis n’a jamais existé. Elle pourrait expliquer mais elle ne l’interrompt pas. Elle se penche à sa droite et attrape une bouteille d’eau. Klervi Reis se lève. Elle réajuste le pull qu’elle porte, un pull bleu trop grand pour elle.
- Vous avez soif, demande Maria. Vous voulez un peu d’eau ?
- Non, merci.
- Pourquoi avez-vous souhaité me montrer ce film ?
- J’ai appris que vous travailliez sur Pessoa. J’ai trouvé les coordonnées de votre boîte de production. Voilà. Un coup de fil,j’ai pris le train et je suis arrivée à Paris.
- Vous pensez donc que c’est Ricardo Reis qui a réalisé ce film ?
- Oui.
- Vous l’avez vu ?
Klervi marque un temps d’arrêt. Si elle l’a vu ? Evidemment ! Elle ne la croit pas ? Elle pense qu’elle raconte des salades ?
- Non, excusez-moi, dit Maria Alves. Reprenons.
Il doit être midi. Klervi raconte l’histoire de ce film. Ce qu’elle en sait. Pourquoi l’a-t-elle apporté ? Elle ne sait pas finalement. Une façon de tourner la page. Elle sourit, juste quelques secondes, juste l’ébauche d’un sourire, comme si son âme filait plus loin, abandonnait son corps. Maria note qu’elle sourit pour la première fois alors que le compteur de la caméra affiche 21 minutes et 34 secondes.
Klervi laisse glisser ses mains sur son jean, jusqu’à la courbe des genoux. Le ronronnement de la caméra ne semble plus la déranger. La ligne de son dos s’arrondit et elle glisse légèrement sur le tabouret. Maria Alves s’est reculée. Elle allume une cigarette. Klervi la voit, près de la fenêtre et elle se dit qu’elle l’a un peu oubliée et elle profite du temps qui lui est laissé.
- S’il y a une ville où Ricardo Reis a pu être heureux, c’est à Lisbonne, sa ville, la ville de Pessoa aussi ... Lisbonne et Fernando Pessoa, l’une ne serait pas ce qu’elle est sans l’autre. C’est ce qu’on dit. Je l’ai lu dans une revue littéraire. Je ne me souviens plus de son nom. Une couverture rouge. Enfin ce numéro, un numéro spécial consacré à Pessoa... Il y aussi les odes écrites par mon grand-père. Lisbonne existerait-elle sans elles ? Je ne sais pas. Non pas qu’elles ne soient pas de qualité. Je ne les ai pas lues. Je ne parle pas portugais. Ils ont dit qu’elles étaient relativement classiques. Ils ont aussi dit qu’il n’avait pas existé. Vous l’avez dit aussi, Maria ! Quand je vous ai appelé. La première fois. Vous vous souvenez ?
- Je me souviens, dit Maria en jetant sa cigarette dans un cendrier.
- Je trouve ça délirant. Ils disent que Ricardo Reis n’a pas existé. Pourtant, j’ai lu Pessoa. Mais pas Ricardo Reis, ni José Saramago. Je le ferai un jour. Il y a leurs noms sur la couverture des bouquins qu’ils ont écrits. Je ne l’ai pas inventé !
- Des hétéronymes, des personnages fictifs. Bernardo Soares, Ricardo Reis...
- Ecoutez, Maria ! Je lirai Ricardo Reis, peut-être Alvaro de Campos, et puis Saramago ! Et vous, vous verrez ce film, vous entendrez la voix de mon arrière-grand-père, vous l’entendrez demander à Pessoa de lui raconter ses souvenirs !
Klervi s’est redressée. Maria Alves a senti la tension la gagner, crispant son visage maigre, le transformant presque. Ses lèvres remuent encore alors que le son de sa voix n’est plus audible. Maria est revenue vers la caméra. Elle se rassoit. Klervi répète ce nom, Pessoa. Elle le répète plusieurs fois. Un téléphone portable sonne. Maria Alves s’éloigne. Elle file vers la cuisine de l’appartement et fait signe à Klervi qu’elle va arrêter de filmer.
Klervi ne la voit pas et continue :
- Je n’ai pas retrouvé sa tombe à Lisbonne. Pourtant il doit y être enterré. Je me suis rendue au cimetière de Prazeres. Il faisait un temps magnifique. Je me suis promenée entre les tombes. Des milliers de fleurs. On aurait dit un jardin. J’étais bien. Je n’aurais jamais pu penser qu’on pouvait être aussi bien dans un cimetière. J’y suis restée longtemps et je n’ai pas trouvé sa tombe. J’aurais tant aimé m’y recueillir... Je suis allée à Lisbonne la semaine dernière. Je viens de rentrer. Trois jours à peine. Le temps de vous appeler, de fixer ce rendez-vous.
- On va arrêter, Klervi, dit Maria en allumant une nouvelle cigarette. Je vous invite à déjeuner ? On reprendra vers deux heures. Il me reste quelques questions à vous poser et puis je voudrais bien voir ce fameux film. Vous voulez bien ?
Klervi a fermé les yeux. Elle penche sa tête en arrière puis passe sa main dans ses longs cheveux noirs.
- J’y étais pour ma mère aussi, murmure-t-elle. Je ne cherchais pas un mort, ni un cimetière, encore moins une tombe. Je voulais savoir comment l’image de ce film, ces mots que je n’ai pas compris, comment ils pouvaient s’incarner dans une ville et me parler de ma mère...
Elle pose le film. A ses côtés. A quelques centimètres. Elle se souvient. Le chapeau de paille lui descendait presque sur les yeux. Il lui masquait une partie du visage. De qui parle-t-elle ? Maria demande. Elle dit qu’elle ne sait pas. Votre mère ? Oui, elle dit. Un accident ? Elle dit que oui.
- Une petite brasserie. Au coin de la rue, pousuit Maria en attrapant ses clés. Je vous aurais bien invitée ici mais vous voyez. Je n’ai pas eu le temps de nettoyer et puis, je ne dois pas avoir grand-chose dans le frigo. J’étais en Bretagne ce week-end pour un reportage.
Klervi suit Maria. Elles descendent les deux étages qui mènent à la rue. Maria répond à un autre appel. Elle répond en portugais et Klervi la suit sans rien dire.
En passant sur les rails du tramway devant la gare, elle s’était retournée. Son regard, ses yeux noirs. Ils sont là. Gravés à jamais. Klervi se souvient. Le bruit. La collision. Ses mains tremblent. Elle se souvient du mouvement de foule. Du silence aussi. Elle attendait sa mère et elle n’a pas compris immédiatement. Sa mère devait arriver. Elle l’a attendue longtemps. Elle n’était pas loin. Elle le pensait. Elle n’avait pas réalisé. Ce n’est que plus tard... Elle se souvient et ses mains tremblent.
Maria coupe son portable. Elle regarde Klervi. Elle est grande, un peu dégingandée. Elle porte un grand pull bleu difforme qui lui descend jusqu’aux genoux.
- Vous pleurez ?
Klervi Reis secoue la tête. Elle se passe un doigt sous les yeux. Elle ne répond pas.
- Ça fait du bien parfois...
Elles tournent au coin de la rue et Maria désigne une devanture verte.
- Une brasserie. Ca ira ?
- Oui, répond doucement Klervi. Pas de problème.
- Je ne pourrai pas tout garder, ajoute Maria. Il y aura des coupes au montage. C’est évident. Vous comprenez ? Et puis il faut que je vois ce film.
Elles s’installent en terrasse. Sur la table, Klervi a déposé la bobine.
- Vous me croyez folle ?
Maria hausse les épaules. Elle appelle le serveur et tend le bras pour se saisir du film. Klervi lui saisit la main. Non !
- Je voulais juste...
- Non. Attendez. Je pense que vous ne me croyez pas.
- Pour vous croire, il faudrait que je puisse voir ce film.
- Vous aussi. Comme les autres !
- Ecoutez, Klervi. C’est peut-être un film sur Fernando Pessoa et à ce titre, ça m’intéresse. Il y a peu de documents sur lui. Peu d’images, je veux dire. Mais concernant Ricardo Reis, c’est très clair. Il n’est qu’un nom d’emprunt, un pseudonyme si vous voulez. Rien de plus ! Ricardo Reis n’existe pas que parce que Fernando Pessoa l’a inventé et vous ne pouvez donc être son arrière petite-fille !
- Laissez le film, dit Klervi d’une voix grave. Et n’ayez pas peur !
- Je n’ai pas peur, dit Maria en remarquant le regard soudain fixe de Klervi, ses yeux teintés d’une folie sourde.
- Je ne peux pas vous laisser ce film.
Le serveur apporte deux salades et une carafe de vin rouge. Klervi répète qu’elle ne peut pas laisser le film. Elle a sa main blanche posée sur la boite en fer qui contient la bobine du film. Ses doigts se sont refermés sur les bords de la boite.
Maria commence à manger. Elle s’est servie un peu de vin et se dit que cette fille est folle, qu’il n’y a rien dans cette boîte. Oui, une boîte vide et l’écho de la folie de Klervi Reis qui raisonne et remplit le vide.
- Ils étaient amants. Pessoa n’a rien inventé.
Maria s’inquiète. Klervi lui semble être de plus en plus agitée. Elle remplit son verre de vin.
- Buvez un peu, Klervi.
- Oui, merci.
Elle prend le verre de la main gauche et le porte à ses lèvres. Elle revoit quelques images. Pessoa est assis dans un grand fauteuil d’osier. Il parle lentement. Ses mains ne bougent pas. A ses côtés, il y a une table basse. Une carafe d’eau est posée dessus. Il montre une photo. Une photo de vacances et dans un anglais parfait il parle de cette photo, de ses quinze ans et des souvenirs que lui renvoie cette photo. Ensuite, il y a un long silence et une voix grave - plus grave que celle de Pessoa - pose une question. Pessoa sourit et répond en portugais.
Klervi se souvient de l’ombre en bas à droite de l’image. Une silhouette se dessine dans l’espace au pied de Pessoa. Ricardo Reis ? Elle ne sait pas. Elle n’a reconnu ni le nom, ni le prénom du poète. Mais il n’est pas question de littérature dans ce film. Un souvenir de vacances, une photo avec des enfants assis dans une barque.
- Vous entendez, demande soudain Klervi.
- Quoi ?
- La musique.
- Ah, oui.
Maria relève la tête et se tourne légèrement.
- Oui, du Fado. Mìsia, je crois. Oui, c’est ça. C’est bien elle. Cela vient d’un appartement. Au-dessus de nous. On se croirait à Lisbonne. Les ruelles de l’Alfama !
- J’y suis allée la semaine dernière.
- Lisbonne ?
- Oui. J’y suis restée une semaine. Le lundi, je suis descendue dans le Chiado. Dans une librairie de la rua Garett, j’ai feuilleté un recueil des odes de Ricardo Reis. Une vieille édition en portugais.
- Vous avez acheté ce recueil ?
- Oui. Mais j’ai hésité.
- Pourquoi ?
- Les mots se sont entrelacés autour de mes doigts et j’ai refermé le recueil. J’ai eu cette même sensation qu’au premier visionnage du film. Depuis - je l’ai revu une dizaine de fois - depuis, je me suis habituée. Une sensation que je ne saurai expliquer. Plaisir et malaise mélangés. Je suis ressortie dans la rue. J’avais glissé le livre dans mon sac. Il était là. Avec moi. Il n’y avait pas que le film.
Maria commande deux cafés et Klervi l’avale vite, comme si elle n’avait pas senti la brûlure dans sa bouche. Une moto passe à vive allure. Il n’y a plus de Fado venant de l’appartement. La fenêtre a été fermée.
- En croisant Pessoa, son ombre de bronze qui tournait le dos au café Brasileira, j’ai cru l’entendre me parler. Il me parlait de personnages imaginaires, de poètes dont il aurait inventé une vie. Peut-on s’inventer une vie ? Je me pose souvent la question. Je me souviens du serveur du Brasileira me servant un petit verre de vinho verde. Je l’ai remercié et j’ai observé étonnée l’ombre de Pessoa me lancer à nouveau un clin d’œil amusé. Il semblait me dire que j’avais bien fait de venir à Lisbonne, que son ami Ricardo serait content de me savoir ici, attablée à la terrasse du Brasileira. Le vinho verde pétillait lentement dans ma gorge. J’ai regardé le masque de bronze de Pessoa. Son chapeau de métal ombrait son visage. Il semblait vouloir parler encore. Et moi, j’étais bien."
Maria n’a pas bougé quand Klervi s’est levée. Elle n’a rien dit. Elle la voit maintenant qui marche à grands pas. Chaque changement de direction fait voler ses cheveux noirs dans son dos. Avec eux, les noms, les mots qu’elle a dits, les lieux qu’elle vient de décrire... Lisbonne, Pessoa, Reis... Elle tend le bras et attrape la boîte en fer qu’a laissée Klervi Reis. Elle l’ouvre doucement puis elle la referme. Elle regarde la rue vide. Klervi Reis est partie. Elle est maintenant loin et sa folie se concentre sur l’étiquette collée à l’intérieur de la boite en fer : Lisboa - Verão 33.

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