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L’Europe centrale avant et après la destruction du mur de Berlin 

lundi 8 août 2005, par Predrag Matvejević (Date de rédaction antérieure : 1994).

Le concept d’Europe centrale est de nature historique et géographique, politique et culturelle. Dans la période qui suivit l’occupation de la Tchécoslovaquie et la fin des espoirs suscités par le "printemps de Prague", nous avons commencé à mettre en valeur la spécificité du mode de vie et les particularités de la culture de cette partie du monde.

Le discours sur l’Europe centrale a été fonction de la situation des pays qui, après la Deuxième Guerre Mondiale, s’étaient trouvés inclus dans le bloc de l’Est, c’est-à-dire dans la sphère politique soviétique. Les écrivains qui ne reconnaissaient pas l’existence d’une frontière culturelle entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest ont contribué à donner à cette problématique une actualité particulière. L’oeuvre de Milan Kundera et ses prises de position ont animé ce débat :

"Aujourd’hui, l’Europe centrale est asservie par la Russie, à l’exception de la petite Autriche qui, plutôt par chance que par nécessité, a gardé son indépendance, mais qui, arrachée à l’ambiance centre-européenne, perd une partie de sa spécificité et toute son importance."

Ainsi s’exprimait Milan Kundera dans son essai Un Occident kidnappé - ou la tragédie de l’Europe centrale(1984). Dans mes Entretiens avec Miroslav Krleza, je demandais à notre grand écrivain ce qu’il pensait de l’Europe centrale, et comment il concevait la place qu’il y occupait. Sa réponse fut bien différente de celle de Kundera.

"Le composé qu’est géographiquement et démographiquement parlant l’Europe centrale ne constitue pas pour moi, sur le plan esthétique, un univers à part, à l’instar des composés Amérique centrale, Asie centrale, Afrique centrale, notions qui, je crois, du point de vue littéraire, ne signifient rien. La formule chère à Naumann concernant l’unité de la "Mittel Europa" fut utilisée tantôt comme prétexte politique (pangermanique ou simplement impérialiste-autrichien, au début de notre siècle), tantôt comme une douce nostalgie du passé, remontant, me semble-t-il, jusqu’aux temps de la dynastie autrichienne installée en Espagne : Die schönen Tage von Aranjuez sind vorbei... mais il reste l’oeuvre de Kafka, de Rilke, de Musil, et, passons..."

Krleza restait fidèle aux prises de position de sa jeunesse : c’est le point de vue d’un homme qui a souffert, du temps de l’Autriche-Hongrie, de son appartenance à une nation vassale, la croate. Des écrivains slaves, plus jeunes, ont donné à cette question des réponses contradictoires : plus ou moins ambiguës en Croatie, plus explicites en Slovénie, marquant une certaine distance par rapport à la "yougoslavité". A Ljubljana, en 1985, au symposium tenu à la Maison de Cankar sur le thème "Peuple slovène et sa culture", on a pu entendre les déclarations suivantes :

"Nous, Slovènes, nous ne mourons pas seuls, car meurt avec nous tout cet espace modérément baroque qui va de Trieste à la Baltique et qui porte le nom vague d’Europe centrale ; avec nous meurent les Croates, les Tchèques, les Slovaques, les Hongrois et les Polonais, peut-être aussi les Bavarois, toutes ces nations et tous ces peuples si profondément marqués par la culture d’Europe centrale. Nous ne mourons pas seuls, nous mourons aussi avec les Juifs de cette région, qui étaient plus que les autres centre-européens, et de ce fait, plus exposés, et qui sont partis en fumée dans les fours crématoires".

J’ai entendu en Russie le même raisonnement sur l’extinction de la nation russe, plus assujettie que toutes les autres de l’URSS. Le pathétique de certaines déclarations que l’on a pu entendre à Ljubljana et à Zagreb en 1971 contribuait à provoquer entre les Yougoslaves une réaction de mutuelle méfiance : prélude de la désagrégation à venir.

Danilo Kis a examiné les identités et les différences dans un essai intitulé Variations sur des thèmes d’Europe centrale :

"Il me semble que voir aujourd’hui un tout uniforme dans ce vaste espace hétérogène, parmi tant de cultures nationales et de langues, est surtout le fruit d’une certaine simplification : c’est ignorer les différences et souligner les ressemblances. Processus exactement inverse de celui suivi par les nationalistes, qui ignorent les ressemblances et soulignent les différences."

Ecrivain yougoslave qui partageait sa vie entre Belgrade et Paris, Danilo Kis avait ses raisons pour défendre cette position : E.S., le personnage romanesque qui apparaît dans plusieurs de ses oeuvres, est une victime de l’holocauste, de la folie nationaliste qui avait envahi l’Europe centrale, de la haine envers le peuple juif.

C’est en des termes polémiques que l’écrivain autrichien Peter Handke, d’origine slovène par sa mère, exprimait lui aussi son point de vue sur Mittel Europa :

"L’Europe centrale : c’est une notion qui n’a pour moi qu’un sens météorologique. J’y ai bien pensé pendant mes longues promenades dans les Alpes juliennes. Lorsque j’étais dans le sud des Alpes et que je regardais les nuages qui couronnaient les sommets, je songeai à l’Europe centrale comme à un pays sis de l’autre côté, où tombait la pluie et où sévissait le brouillard. Je me disais : tu vois, toi tu es du nord, et dans le karst le vent souffle, le soleil brille, il y a des pins et des figuiers... L’Europe centrale - terme que je n’emploierais jamais avec une connotation idéologique - c’est une chose qui est liée à des phénomènes de climat."

Handke réglait ainsi ses comptes, à sa manière, avec tout ce qui l’avait contraint de quitter l’Autriche et d’émigrer à Paris.

Quant à György Konrad, écrivain hongrois qui voyait en l’Europe centrale une utopie utile (dans son essai intitulé Mes rêves sur l’Europe), ses idées ont trouvé un écho variable de l’ouest à l’est de la l’Europe : "L’idée d’Europe centrale, on peut la considérer comme une opiniâtre chimère... Sans l’Europe centrale, nos plus grandes villes deviennent quelque chose comme les dernières stations, villes de frontière, voire villes de front." Konrad était en quelque manière divisé : Juif, il n’oubliait pas le sort des Juifs en Europe centrale ; Hongrois, il savait comment ses prises de position ("dissidentes") étaient accueillies dans son propre pays.

On voyait ainsi, la plupart du temps, des règlements de compte par voie détournée. Kundera avait de bonnes raisons de porter sur l’Europe centrale un autre regard que celui de Krleza : Tchèque, il a vécu l’année 1968 à Prague, il a dû émigrer ; il appartient à une génération qui n’avait aucun souvenir des Habsbourg. Qu’en aurait pensé Jaroslav Hachek, avec sa vision de l’"histoire pouilleuse" et son brave soldat Chveik ? Probablement quelque chose de différent, ni comme Kundera, ni tout à fait comme Krleza. Les balles de Gavrilo Princip ont été tirées en 1914 sur l’Autriche et sur l’Europe centrale à la fois, au nom des Slaves du sud et de leur unification. Plusieurs écrivains ex-yougoslaves préféreraient l’oublier. Le passé semble plus beau en souvenir.

Une réflexion sérieuse sur l’Europe centrale devrait prendre en considération le bouclier appelé parfois jagellonnien, vieille frontière de l’Europe catholique dont le premier tracé, de la Baltique à l’Adriatique, date de l’empire carolingien. C’est cette Europe qu’il faut se représenter lorsqu’on évoque le concept médiéval de la christianitas. Lorsque, avec l’aide de l’épiscopat allemand, qui voulait que l’on eût enfin un pape "carolingien", la conclave a élu le cardinal polonais Wojtyla, le nouveau pontife a cité la Porta acuta ("Ostra Brama") comme frontière catholique du nord, laissant entendre, pour les esprits avertis, qu’il allait réhabiliter l’ancienne tradition des Jagellons. Les prélats et les cardinaux de l’Eglise catholique s’étaient heurtés sur cette ligne de partage au communisme : l’archevêque gréco-catholique de Galicie Josif Slipyj, Stefan Wyszynski, primat de Pologne et de Lituanie, l’archevêque de Prague Jozef Beran, le cardinal hongrois Jozsef Mindszenty, Aron Marton, évêque de Transylvanie, Aloysius Stepinac, archevêque croate, devenu cardinal... Certains de ces dignitaires de l’Eglise furent par moments proches de la collaboration (Slipyi, Stepinac), ou firent preuve d’un nationalisme traditionaliste (Mindszenty) ; d’autres ont rejoint la Résistance (Wyszynski, aumônier dans l’Armia Krajowa, Beran...) : mais ils ont tous connu des sorts comparables. Quel que soit le regard que l’on porte sur ces hommes et sur leur idéologie (qui ne pouvait même accepter de faire du communisme un allié contre le fascisme, à l’instar de Churchill ou de de Gaulle), il n’en reste pas moins que la ligne dont il est question coïncide en partie avec la frontière de l’Europe centrale.

Réfléchir sur l’Europe centrale, c’est réfléchir sur ses frontières et sur son centre. L’Europe centrale n’a pas de centre à proprement parler : il y a bien Vienne, mais il y a aussi Prague, Budapest, Munich, Zurich, qui sont aussi des centres. On peut ajouter également Salzbourg, pour la musique, une partie de la Vénétie, Dresde, certaines voies directrices allant de Vienne et de Budapest vers Zagreb, Novi Sad et Belgrade, de Lwow à Odessa. Bucarest, d’une certaine manière, est relié à l’Europe centrale, et, au-delà, à Paris. On ne peut pas, non plus, exclure de cet espace Bratislava, Cracovie ou même Vilnius, "cette Jérusalem du nord". Berlin aussi se trouve en Europe centrale, non pas comme capitale d’Etat, mais en tant que "ville des cabarets". Dans un entretien récent, accordé à la revue Nouvelle Europe, le poète polonais Czeslaw Milosz, auteur d’Une autre Europe, s’est exprimé au sujet de ces frontières mobiles et instables :

"L’Europe Centrale, telle que j’en ai propagé l’idée aux Etats-Unis en particulier, est constituée de deux grands ensembles : au sud, c’était la monarchie des Habsbourg ; au nord, l’héritage du Commonwealth polono-lituanien et l’empire russe. Leurs traditions sont différentes. Il y a donc deux régions distinctes en Europe centrale."

En certains points, l’Europe centrale a percé jusqu’à l’Adriatique : Trieste, Rijeka, villégiatures des Habsbourg, Opatija, le Lido de Venise. Il est très difficile d’établir la frontière qui sépare l’Europe centrale de la Méditerranée : il y a des points, sur la côte, qui ne sont pas tout à fait méditerranéens. Il y a, de même, des endroits continentaux jusqu’au littoral. Au nord, là où l’espace centre-européen est marqué par l’affrontement du catholicisme et du protestantisme, le tracé bien dessiné fait place à des gradations ou des variations. Hambourg, Amsterdam et Copenhague ne sont pas sans présenter quelque affinité avec Vienne, surtout avec Munich ou Zurich. De la même manière, l’Europe centrale s’étend vers la Pannonie, suit le cours du Danube jusqu’à la Roumanie, selon quelques indications fort probantes, apportées par l’essayiste Claudio Magris dans son Danube.

La Mittel Europa, en dépit du centralisme habsbourgeois, était pluricentriste. Nonobstant sa position centrale, elle n’incluait pas le centre de l’Europe. Bien que principalement autrichienne, elle réunissait différentes autres identités, régionales, nationales, culturelles. Certains traits distinctifs étaient pourtant communs aux arts et aux lettres de cet espace différencié.

Vienne a été une capitale spéciale : "laboratoire expérimental de la destruction du monde", selon le mot de Karl Kraus si souvent cité. Presque tous les grands écrivains d’origine slave, Tchèques, Croates, Slovènes, Slovaques, étaient contre l’Empire austro-hongrois. Il y avait des aspirations centripètes, qui n’étaient pas uniquement officielles, ou bien des tendances antinationalistes, qui n’étaient pas centralistes. Les socio-démocrates et les austro-marxistes en ont appris beaucoup sur la constitution fédérative à un Masaryk ou à un Lénine, ainsi qu’aux socialistes slaves du sud. La question du fédéralisme ne s’est posée nulle part avec autant d’acuité qu’en Europe centrale.

Il existe une sorte de koinê des idées ou des vues en Europe centrale, qui pourrait être répertoriée. Les Juifs y ont joué là un rôle capital : Kafka, Freud, Malher, J. Roth, Wittgenstein, Kraus, Svevo, Saba, Hofmannstahl, Kautski, O. Bauer, et tant d’autres. Ils se différenciaient à leur tour : les uns furent enclins à l’assimilation, souvent par peur du nationalisme, les autres tenaient à conserver à tout prix leur particularité. Les uns et les autres subissaient plus facilement la menace d’un Etat unique et d’une culture commune que celle des particularismes propres aux petits Etats atomisés et aux cultures nationales autarciques. (Karl Marx, avec sa conception du "dépérissement de l’Etat" et du dépassement des "cultures nationales", est peut être aussi un représentant de cette attitude). La contribution des Juifs à la culture supra-nationale d’Europe centrale n’a pas suffi à unir et à relier ce qui, dans la Kakanie, était séparé ou contradictoire. Dans la Conscience de Zeno, le narrateur avoue : "La confession que je fais ne peut être ni complète, ni sincère... Qui me fournira un vrai dictionnaire ?"

Les définitions géographiques, politiques, historiques que l’on en donne le plus souvent ne peuvent effacer les spécificités culturelles et artistiques, parfois décisives : en Europe centrale, déjà le gothique avait une particularité indéniable ; le baroque s’y est développé en un style propre, diférent du baroque des autres pays européens ; le Biedermeier relevait d’un mode de vie particulier, de la vie en famille ; il faut y ajouter la Sécession, celle des salons et des façades, ou l’expressionnisme qui tenait lieu ici de surréalisme.

C’est peut-être sur le plan des styles que les frontières de l’Europe centrale sont le plus marqués : l’Europe centrale s’étend jusqu’où vont ces styles - baroque, Biedermeier, sécession, une certaine musique, une certaine peinture, une certaine sensibilité. On cite souvent des auteurs et des oeuvres où la marque de l’Europe centrale semble être est particulièrement nette : Les somnambules et la Mort de Virgile de Broch, L’homme sans qualités de Musil ; le thème de l’absurde chez Gombrowicz ; le Soldat Chveik de Hachek, l’Europe aujourd’hui de Krleza et l’Autre Europe de Milosz ; les pamphlets de Kraus, les parodies de Witkiewicz, les diverses expressions de la judéité, l’esprit de la réforme et du protestantisme, les spécificités du catholicisme et du cléricalisme dans ces régions, les différences et les ressemblances vis-à-vis la Méditerranée.

Ce n’est que tout récemment que certains pays d’Europe occidentale se sont mis à prendre au sérieux l’identité centre-européenne. On peut y voir, entre autres, une sorte de mauvaise conscience : l’alliance des grandes puissances (France, Grande Bretagne, Russie tsariste) avait tout fait pour ôter à l’Autriche-Hongrie son prestige. Après la chute de l’empire auquel une si grande partie de l’Autre Europe a été soumise, la question de l’identité de l’Europe centrale a pris un sens très différent ou a cessé de se poser du tout. Etait-ce, en fait, une véritable question culturelle ou littéraire ?

L’Europe centrale se remet péniblement des pertes qu’elle a subies (défaut d’une vie culturelle intense, séquelles du fascisme et du stalinisme, disparition de la composante juive et ainsi de suite). Elle s’adonne par moments à ses doux souvenirs, luttant difficilement contre ses provincialismes et se montrant souvent mal préparée à redonner leur éclat de jadis à ses anciennes traditions.

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