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L’homme aux clous 

mercredi 2 mai 2012, par Bernard Pasobrola

Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas croisé sa gueule dans un miroir. Même celui que lui tendait l’infirmière ne lui renvoyait pas son image, mais seulement la tranchée humide de ses yeux qui perçait l’enveloppe pâle des bandages et ressemblait à une petite flaque de boue noire. La femme renouvela sa bouteille de sérum et lui demanda s’il souhaitait qu’elle change ses pansements. Il fit non de la tête en remuant faiblement les lèvres, balbutiant quelques syllabes indistinctes.
Quand l’infirmière fut sortie, il eut l’impression que la pièce était devenue sombre et que des essaims d’abeilles se posaient sur son corps, enfonçant leurs dards çà et là. Il entendit le bruit monotone d’un ventilateur qui brassait l’air tout près de lui, et le claquement sec de talons aiguilles sur les dalles du couloir.
Sa conscience s’éclaircit et se remit en route pour remâcher toujours les mêmes idées, inlassablement. « Pauvre petit Blanc, tu as tout gâché. Tu as passé ta vie dans un entrepôt sordide, humide comme un caveau, à manipuler des sacs de denrées tropicales qui se vendaient mal et pourrissaient au milieu des rats. La femme que tu as épousée était ambitieuse, ses sœurs avaient des maris riches, alors que toi, avec ta gueule de petit comptable, avec ton gros ventre et ton béret posé sur tes cheveux blanchis trop tôt... »
Ces pensées accroissent son épreuve. Il exhale un sifflement nasal bruyant entrecoupé de paroles inaudibles.
« ...Souviens-toi, à ce moment-là, tu étais à bout de nerfs. Tu avais passé toute la journée au téléphone pour recouvrer une créance de Libou & Fils et tu venais de recevoir un appel du transporteur qui te disait que la livraison de Deglet-nours n’arriverait pas en temps voulu… le camion s’était enlisé près de Béni Abbés… la cargaison fichue… les dattes pleines de sable... Alors, putain, t’étais en rogne, sale petit Blanc de merde... »
La lutte le convulse, le vertige le guette. La machine poussive de son corps halète d’un souffle maigre de mourant. Il sombrera d’ici peu dans un sommeil abrupt et sans rémission. Mais la voix intérieure ne le lâche pas.
« ... Le lendemain, tu as fait ce qu’on t’avait demandé. L’idée n’était pas de toi, mais tu as obéi. Les gens disaient qu’on n’avait jamais vu une telle pagaille sur le port, ça courait dans tous les sens, les femmes se prenaient les pieds dans leurs djellabas, les sirènes de la capitainerie faisaient un boucan insupportable, le ciel était noir de fumée et ça puait l’enfer. Ils avaient mis des boulons et des morceaux de ferraille avec la charge et il y avait des débris de chair partout, des bouts de corps sanguinolents... »
Le 2 mai 1962, sur le port d’Alger, des groupes d’hommes se rassemblaient à l’aube devant le centre d’embauche des dockers. Les accords d’Evian avaient été signés quelques semaines plus tôt. Alger, la ville meurtrie, retenait son souffle. Tout le monde savait que la guerre n’était pas finie. Les manutentionnaires arabes se tenaient là, comme chaque matin, respirant en silence la poussière des docks, s’accrochant à l’espoir de recevoir un jeton pour une journée de travail. Tous ne l’obtiendraient pas et certains rebrousseraient chemin, rejoindraient les femmes et les enfants qui les attendaient un peu plus loin, assis sous les voûtes obscures ou appuyés aux rideaux rouillés des entrepôts.
Six heures n’avaient pas sonné quand la voiture explosa. Bien qu’elle fût stationnée près du centre d’embauche, il n’y eut pas que des dockers tués ou blessés. Bon nombre de femmes et d’enfants comptèrent aussi parmi les victimes.
Lui, il buvait son café dans la cuisine en écoutant la radio. Il allumait une Bastos sans filtre quand l’onde de choc de la déflagration se propagea à travers la ville. Ils avaient réussi. Quelques minutes plus tard, la radio annonçait que le nombre de blessés et de morts était considérable. En réaction aux Accords, les chefs avaient décidé de répandre la terreur. Les petits Blancs comme lui, le serrurier Sulfey, Sandoni, le marchand de vin, ou Dahan, le buraliste, se disaient que tous leurs semblables qui avaient souffert de cette guerre devaient exulter et saluer l’action menée ce matin-là.
La charge était puissante. La radio n’a pas menti : les blessés et les morts se comptent par dizaines. Foudroyé par l’explosion, le port est balayé par un vent d’effroi. Des convulsions agitent son long squelette de pierre. Des gens fuient, d’autres prient ou cherchent leurs proches dans la cohue. Certains disent que des tireurs sont à l’affût et que les premiers secours sont accueillis par des salves d’armes à feu.
Les centres de soins les plus proches sont rapidement débordés. On cherche des endroits où transporter les victimes. La casbah mobilise ses cliniques clandestines et envoie des voitures vers le port – puissantes tractions avant, breaks rutilants aux fenêtres chamarrées de tissus brodés ou guimbardes rouillées traînant des cumulus de fumée bleue. Elles roulent vite, leurs pneus crissent à chaque virage de l’interminable et sinueux lacis que forme la rue où il habite.
Il enfile sa veste, sort de chez lui et va se coller à un arbre. Du ciel tombe une étrange pesanteur, les sons rasent le sol, les voix sont presque compactes. La rue sent le poivre et la graisse chaude des moteurs. Des soldats surgissent à l’angle de la rue. La patrouille avance lentement en file indienne et fait halte près de lui. Les jeunes soldats du contingent, le regard éteint, contemplent placidement les voitures qui roulent à tombeau ouvert. La patrouille s’éloigne enfin. Le défilé de voitures s’égrène. Le bruit faiblit peu à peu comme celui d’un cortège de mariés qui traverse la ville.
Mais bientôt, il enfle à nouveau car les voitures remontent vers la casbah. Sur les banquettes, assis ou allongés, les blessés et les morts secoués par la hâte des chauffeurs et le pavement lépreux, s’entrechoquent, s’agglutinent les uns aux autres. La pente est rude. Les véhicules les plus lents patinent sur le bitume gras et ensanglanté qui brille comme une plaie suppurante. Parfois, au travers d’une fenêtre ouverte, pend un bras difforme ou une jambe déchirée jusqu’à l’os. Des voiles lourds de sang dépassent des fentes des portières. Les cris de femmes font avec le grondement des moteurs un seul son rugueux, mi-grave, mi-aigu, une rumeur sinistre et continue, comme si des statues de sang se hissaient en rugissant vers les murailles salvatrices du Ciel.
Il se dit qu’il doit obéir malgré la peur qui lui déchire le ventre. On exige qu’il sème l’adversité au sein même de la terreur. On le lui a ordonné pour honorer la mémoire des morts. Il sort de ses poches des poignées de clous qu’il épand à la volée sur la chaussée. « Allez, un peu de courage, petit Blanc de merde... » Peu à peu, il perd toute prudence et jette rageusement des poignées de clous sous les châssis des voitures.
Une fourgonnette dérape dans le tournant. Ses jantes heurtent le trottoir. Sa porte arrière s’ouvre et le ventre sombre du véhicule éjecte un matelas poisseux où deux corps gisent parmi les étoffes de couleur. L’un d’eux est vêtu d’une djellaba bleue, le second est celui d’une adolescente dont les vêtements ne sont plus qu’un fouillis rose et vert maculé des débris incarnats de ses pieds déchiquetés. Son visage est intact, doux et comme endormi. Sous son corps à demi nu, la masse sombre et luisante de sa chevelure s’éploie comme une nappe d’huile. La peau de ses cuisses est d’un brun lustré qui évoque la douceur du hammam et sent bon, sans doute, l’odeur de cette vie s’échappant.
Il tombe à genoux. Sa stupeur est si grande qu’il ne sent plus rien, ni les ongles des femmes qui éraflent sa chair, ni les poings haineux qui martèlent son dos. Il se recroqueville, serre les bars autour de sa tête comme un homme frappé par une lumière aveuglante. Son corps devient violacé, se couvre d’ecchymoses et prend l’aspect d’une plaie vivante. Des bras le soulèvent. Une lame perfore son abdomen, traverse les tissus adipeux, transperce le péritoine et s’enfonce de deux centimètres dans le foie. Elle ressort et s’introduit de nouveau, suit à peu près le même chemin, mais pénètre plus profondément dans son ventre, déchire le col de la vésicule biliaire et sectionne l’artère cystique.
Il se réveille sur la banquette d’un taxi. Il entend le gargouillis de ses intestins qui se vident, le bruit odieux de la merde gluante et chaude qui s’épand sous son bassin et coule le long de ses cuisses. La mémoire lui revient, semblable à une décharge électrique. Le cri silencieux et irréel de l’adolescente résonne dans sa propre poitrine, l’étrangle et lui arrache une gerbe de vomi. Il imagine que cette enfant est un mauvais rêve et que tant de beauté n’a jamais existé. Il a froid et grelotte dans ses vêtements déchirés. Il a la sensation qu’il est au milieu de l’eau et qu’il se noie.
Lorsqu’il reprend conscience, il saisit confusément qu’on a tenté de le sauver, qu’on a étalé sur lui des couvertures et que son corps est couvert de pansements. Ses yeux s’habituent à la lumière. Il découvre le décor d’une petite chambre aux murs lisses et aux volets clos. Il a du mal à respirer, mais son corps est insensible et il ne souffre plus. Seul le souvenir est douloureux, indomptable et cruel comme une bête qui s’obstinerait à lui dévorer le ventre.
Il survivra une dizaine de jours dans cette chambre d’hôpital. Le matin de sa mort, l’infirmière plaça devant lui un petit miroir et lui demanda si elle devait changer ses pansements. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas croisé sa gueule dans un miroir. Même celui que lui tendait l’infirmière ne lui renvoyait pas son image, mais seulement la tranchée humide de ses yeux qui perçait l’enveloppe pâle des bandages et ressemblait à une petite flaque de boue noire.

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