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L’ouvert et l’horizon 

Pour une poétique de l’entier

dimanche 6 septembre 2009, par Serge Meitinger

L’objet total, parties manquantes incluses, et non l’objet partiel. Question de degré.

S. Beckett : à propos de Tal-Coat (Trois Dialogues)

De l’horizon et de son essentiel rapport à l’ouvert, je voudrais prendre ici quelques “indices” poétiques surtout qui, souvent, je le pense, mieux que des concepts, dévoilent nos façons les plus propres d’“habiter la Terre”. Je commencerai par ce qui semble interdire à certains l’ouverture de l’horizon :

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l’horizon embrassant tout le cercle

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits...

Le spleen, réduisant très strictement “le cercle de l’horizon” à la limite circulaire de la vue pour la personne qui en est le centre, prive le sujet souffrant de toute expansion vers le dehors comme vers le tout du monde et le claquemure sous “un couvercle” d’angoisse et de terreur qui l’oppresse et l’opprime. Se tenir ainsi sous l’horizon c’est être enfermé ou s’enfermer dans les limites du champ visuel et perdre jusqu’au sens de l’inaccessible, nécessaire pour maintenir la dimension de monde. C’est, quand le choix de cet aspect des choses est délibéré, se vouer à une esthétique de l’objet partiel où ce qui apparaît est borné à ce que l’on en voit, où les figures flottent, sans épaisseur ni poids, dans un espace sans air ni lumière ni dimensions... Le mouvement contraire est un élan qui porte, lui, immédiatement à l’horizon :

Oh ! laissez-moi ! c’est l’heure où l’horizon qui fume

Cache un front inégal sous un cercle de brume,

L’heure où l’astre géant rougit et disparaît.

Le poète s’arrache au cercle de ses proches et du proche pour se projeter au plus loin et voir surgir sur l’horizon, à la limite même de toute accessibilité, une ville orientale, nourrie de ses fantasmes et construite par les nues. Le charme et le drame de cette vision, c’est qu’elle présente cet autre monde comme impossible à atteindre et fallacieux malgré les splendeurs prodiguées par le couchant. La “rêverie” préfère toutefois la lumière improbable de ce là-bas au sombre ici où l’ombre de la nuit s’accumule. Il peut en résulter une esthétique de “l’arrière-pays”, privilégiant une tentation gnostique qui est celle d’un arrière-monde, quelle qu’en soit la forme et l’allure... Enfin je voudrais tracer les grandes lignes de ce que pourrait être une poétique de l’entier, échappant à l’enfermement et à l’objet partiel comme à la tentation de “l’arrière-pays” et visant “l’objet total, parties manquantes incluses” :

Le soleil blanc, décline par-delà les montagnes,

Le fleuve Jaune se rue vers la mer.

Vaste pays qu’on voudrait d’un regard embrasser :

Monter encore d’un étage !

Ce quatrain de Wang Chih-Huan, intitulé “Du haut du pavillon des Cigognes”, révèle une entente du monde et de l’horizon tout autre que les deux précédentes : ni repli ni évasion mais le désir d’embrasser d’un regard le tout de ce qui est là devant, un tout qui comprend l’ici et le là-bas et ce qui continue à manquer à ces deux dimensions sans pour autant n’être rien. L’horizon de ce paysage majestueux, de ce panorama célèbre dans la tradition chinoise, n’est donné ni pour une limite frustrante et blessante imposée au regard et à l’être, ni pour l’écran où s’inscriraient les linéaments d’un autre monde plus séduisant que le nôtre. Le désir de “monter encore d’un étage” souligne la vive conscience qu’a le regardant de l’encore inaperçu comme du toujours inaperçu et participe pleinement de son émotion. Et ce n’est pas là naïveté : le poète ou le peintre contemplant le paysage ne croit pas une seconde qu’un étage de plus lui livrerait enfin le tout en sa plénitude sans faille. Il signale seulement ainsi que tout aperçu implique un inaperçu corrélatif qui est certes “ manquant ” mais qui, à la lisière même de la vision, est co-présent bien qu’absent et que c’est là la “réserve”, la marge, le jeu nécessaire à l’effectivité et à l’efficience du regard comme à la jouissance du voir. Le vers : “Monter encore d’un étage !”, orchestrant sur le mode optatif la sensation de plénitude, rappelle aussi qu’il appartient à l’homme, à l’artiste plus particulièrement, de faire varier sans cesse le rapport entre aperçu et inaperçu et d’inclure ainsi les “parties manquantes”, ce que fait d’ailleurs très exactement ce vers ! À mon sens, une poétique de l’entier serait précisément telle qu’elle permettrait de tenir l’équilibre, sans frustration ni recours au fantasme, entre visible et invisible, entre l’aperçu et les divers “aspects” de l’inaperçu comme de l’inaccessible - ce, en incluant dans “l’objet total” les “parties manquantes” sans indûment les substantialiser.

Sous l’horizon : poétique de l’enfermement ou de l’objet partiel

Réduire l’horizon au seul cercle embrassé par le regard peut être, nous l’avons déjà évoqué, le fait de la maladie, de la dépression qui dérobe à l’expérience vécue toute possibilité d’ouverture à neuf, celle-ci restant nécessaire au déploiement du sens vital. Il risque d’en découler une accumulation ou une juxtaposition d’objets partiels déliés les uns des autres, hétéroclites et erratiques. Dans le cas de ses nombreuses pièces consacrées au spleen, Baudelaire n’interdit à son poème de se déliter que par un recours habile et renouvelé à l’allégorie. Cette dernière, on le sait, réalise la coïncidence de deux ordres apparemment incompatibles par l’ajointement minutieux de qualités et/ou de traits partiels empruntés à ces ordres et dont elle fait la somme, produisant une image double et une par addition plus que par totalisation. Baudelaire, tout en conservant ce cadre général, évite toutefois par de constantes distorsions internes la clôture que serait une somme homogène : il mêle et recroise traits physiques et psychologiques, concrets et moraux, internes et externes, s’ingéniant à faire se chevaucher les champs sans jamais laisser l’un d’entre eux se traduire sans reste dans l’autre. Cette légère discordance toujours maintenue, sans vraiment rouvrir l’attente - nous restons bien sous l’horizon - empêche toutefois le figement en une figure monolithique. L’angoisse, ainsi recréée, vibre en ces poèmes du spleen ; l’esthétique allégorique de Baudelaire réussit à nous faire vivre, malgré l’enfermement et l’émiettement, son pathétique tremblé.

Baudelaire n’a guère le choix et la nécessité d’exprimer son angoisse lui impose cet arrangement, mais il nous apparaît que, de nos jours, se développe, en rapport avec le maniement des médias les plus perfectionnés, permettant des trucages visuels et sonores inouïs, une poétique délibérée de l’objet partiel qui s’interdit et interdit l’horizon. Elle est le fait de la plupart des clips vidéos destinés à illustrer les chansons, mais elle régit aussi une part importante de la production cinématographique et de sa littérature connexe. Elle va de pair avec un extrême souci d’esthétique ou plutôt d’esthétisme : les objets, les lieux, les humains et leurs images sont choisis un à un avec un sens aigu de l’intéressant et du surprenant, un penchant évident pour l’originalité sophistiquée. Il s’y ajoute souvent un aspect insolite produit par l’angle de vue ou l’éclairage ou la coloration ou un extraordinaire montage mécanique, semblable à celui d’une machine ou d’un gadget. Mais chacune de ces images vaut d’abord pour et par elle-même, bien que juxtaposée à des dizaines d’autres (le rythme ou la cadence sont le plus souvent effrénés !), et elle se donne pour pleine et entière : sans manque ni défaut, elle est censée combler l’attente du spectateur. Pourtant jamais ces figures solitaires ou célibataires ne se profilent sur ce qui ressemblerait à un horizon, jamais non plus elles ne s’unissent en un monde digne de ce nom : elles demeurent sans épaisseur ni temporelle ni spatiale, sans poids ni présence. Par-delà le plaisir fugitif procuré par la surprise, c’est l’impression de frénésie qui l’emporte, laissant au cœur une frustration due à un sentiment de déperdition et de non-sens permanents. C’est là un maniérisme actuel, voisin de la futilité et incapable de sauver les apparences en magnifiant vraiment l’apparaître. Nous sommes aux antipodes de toute vérité esthétique puisqu’en ces pratiques, très strictement artificielles voire artificieuses, la question même de la vérité et du mensonge ne se pose pas.

Sur l’horizon ou au-delà : poétique de “l’arrière-pays”

Pour sa part, Yves Bonnefoy, à qui j’emprunte la notion d’“arrière-pays”, ne cesse de réitérer cette question et il travaille à repousser la tentation gnostique qui se réveille en lui quand il entrevoit, en une soudaine échappée, ce qui ressemble à une ouverture sur un possible arrière-monde. Du train, dans lequel il traverse la Pennsylvanie, le poète aperçoit “sous la neige, ...sur de tristes usines, ...les mots contradictoires Bethlehem Steel” et le désir renaît “mais cette fois aux dépens de la vérité de la terre” :

Cessant d’imaginer le surcroît de l’être dans l’intensité de ses apparences, ne faut-il pas exiger, ici presque, dans quelque rue latérale, la plus sordide même une arrière-cour dans le charbon, une porte : et tout, au-delà du seuil, montagnes et chants d’oiseaux, et la mer ressuscités, souriants ? Mais c’est ainsi que l’on désapprend les limites, et la puissance pourtant de notre être-au-monde.

L’ici devient le prétexte d’une pure envolée vers là-bas et la contemplation des œuvres d’art, en particulier, a tendance à induire cette tentation, ce souhait de déprise et d’évasion qui risque d’inciter au mépris des choses terrestres :

Que ces façades sont belles ! Comme Alberti m’est prochain quand il élabore à Rimini, à Florence, sa musique. Mais en captant le soleil d’ici, c’est l’horizon qu’il éclaire, je regarde là-bas où sa clarté se rassemble, que cherche-t-il, que sait-il ? Et pourquoi, à Byzance, ces plats d’argent, ou d’étain ? Il y vient des reflets si simples, si dénués d’envie, de matière, on dirait qu’ils parlent d’un seuil, illuminé.

Ce "seuil, illuminé", ces reflets byzantins qui appellent et poussent à forcer l’horizon comme une porte ne sont que leurre et mensonge (bien qu’il s’agisse du plus beau des mensonges). Bonnefoy le reconnaît : "J’avais donné à l’autre côté de l’horizon une des richesses du nôtre", et il va constamment s’efforcer de rétablir la vérité esthétique de ce qu’il vit et éprouve en réduisant résolument le rapport tentateur. Il réussit à dominer, par un tour d’écrou donné à sa conscience esthétique, ce qui manque l’égarer et, de fait, son oeuvre propre offre moins l’exemple d’une poétique de "l’arrière-pays" que celui d’une lutte constante et opiniâtre contre cette poétique au profit de ce qu’il appelle "la présence" : il ne faut jamais, en effet, "cesser d’imaginer le surcroît de l’être dans l’intensité même de ses apparences".

Toutefois, quand il se fait traducteur, le poète n’hésite pas à accompagner et même à épouser chez autrui le mouvement dont pour sa part il se défie. C’est le cas, il me semble, pour le très beau poème de Yeats, traduit par Bonnefoy et intitulé Sailing to Byzantium (rendu par Byzance, l’autre rive) : le vieux poète irlandais souligne tout ce qui le sépare désormais de la vie trop vive qui l’entoure et le dérange, il rêve de s’évader vers Byzance, la ville-mère des reflets tentateurs, l’un des noms célèbres de “l’arrière-pays”, espérant s’y faire un sort posthume plus enviable que son présent terrestre :

Jamais, quand retombée la nature, jamais

Je ne prendrai ma forme corporelle

À rien de la nature. Mais à quelque

Semblance comme en font les orfèvres grecs

D’or martelé, d’émail cloisonné d’or,

Pour tenir éveillé l’Empereur qui bâille

Ou la poser sur un rameau d’or, et qu’elle chante

Aux seigneurs et aux dames de Byzance

Ce qui fut, ce qui passe, ou va venir. (IV)

Le rêve et le désir, plus que la présence de la mort vraie, font ici passer au poète le seuil lumineux de l’horizon et il s’installe en un univers quelque peu régressif où son sens esthétique est flatté et comblé. Devenu à son tour œuvre d’art, il n’a plus à se soucier des aléas du corps et de la vie terrestre, du précaire et de l’incertain, il entre dans l’éternité hyperbolique de l’artifice et fait ainsi de l’artifice le seul éternel accessible. Comme Hugo quêtait et construisait sur l’horizon brumeux d’une campagne bien de chez nous l’exotisme oriental qui l’arracherait un moment à l’ici, Yeats réinvente un exotisme du passé destiné à compenser par une illusion de totalité la déficience de ce qui l’entoure et accable. Une telle poétique de “l’arrière-pays”, on le voit, ne recherche vraiment ni l’ouvert ni l’entier : elle préfère trop facilement un beau leurre à la réalité et contrevient ainsi à la vérité du monde.

Vers une poétique de l’entier

Mais que serait donc une poétique qui s’efforcerait de respecter la vérité du monde en promouvant “l’objet total”, à la fois ouvert et entier, tel que le revendique l’épigraphe que j’ai empruntée à S. Beckett ? Si l’ouvert, tel que je souhaite le définir, est bien ce qui transcende - emporte ou soulève - la somme de tout ce qui est (de tout l’étant) pour la faire accéder à l’entier (et c’est dire alors qu’il est le mouvement même de l’être), comment le prendre en compte ? Non certes comme un donné juxtaposable à tous les autres et qui manquerait, qu’il faudrait en définitive ajouter à la somme pour la compléter, mais comme cet inapparent - inaperçu, inaccessible - dont il convient sans cesse d’approfondir le mode émergent d’inapparence (expression certes paradoxale !) afin de connaître ou d’expérimenter l’intégrité de l’Un-et-Tout en lui-même se mouvant. Qu’est-ce à dire ? Ceci d’abord : pour que l’ouvert puis l’entier aient lieu, il faut que l’invisible, l’impalpable, l’inaudible et l’indistinct voire l’impensable soient tenus pour les valences motrices et porteuses de ce qui apparaît, pour les adjuvants essentiels de l’apparaître, pour les intensificateurs des apparences. Ensuite, parlant ainsi, il me semble définir des horizons au sens que donne à ce terme la phénoménologie (husserlienne) de la “structure d’horizon” : “ Toute intuition implique toujours plus que ce qui, en elle, est réellement ou actuellement donné ; c’est cet excédent que la phénoménologie nomme horizon : ‘des horizons sont éveillés avec tout donné réel’ ”. Et c’est “cet excédent”, qui est en son mode invisible mais “co-conscient bien que momentanément [ou définitivement] hors de l’attention”, qui constitue l’arrière-fond de notre perception des choses et du monde. Enfin je crois possible de cerner, en des œuvres singulières, le mode d’émergence propre à quelques-uns de ces horizons - multiples, multipliés, multipliants - et d’apprécier ainsi le travail de l’ouvert dans son rapport à l’entier.

Je me tournerai à nouveau, d’abord, vers la poésie chinoise telle que François Cheng me l’a révélée. La conception chinoise du monde fait une large part au lien qui noue l’homme au cosmos, et au dynamisme universel qui insère l’humain dans le mouvement du Ciel-Terre ; une même loi d’alternance des contraires (Yin-Yang) anime l’ordre surnaturel, l’ordre naturel et l’ordre intime, le souffle y règne en maître et le rythme, tous deux fondés sur le “vide” qui, en cette pensée et en cette cosmologie, joue le rôle de premier moteur. D’où la nécessité de ménager en toute œuvre, en toute action humaines la place de ce “vide” moteur et médian dont dépendent l’énergie et le mouvement du particulier comme de l’Un-et-Tout. Dans l’œuvre d’art également, dans le poème... Pour mieux expliquer comment opère le poète chinois, François Cheng propose la transposition, mot à mot ou plutôt signe à signe, de tel ou tel poème, comme celui-ci, par exemple :

Sommeil printanier / ignorer aube

Tout autour entendre / chanter oiseaux

Nuit passée bruissement / de vent de pluie

Pétales tombés / qui sait combien...

L’omission des pronoms personnels laisse les verbes sans sujets prédéterminés et comme non conjugués, sans nulle actualisation arrêtée : une mouvance vacante, passive et fusionnelle, seulement scandée par l’organisation métrique du quatrain, l’emporte en arrière-fond sur toute détermination singularisante. Certes, c’est mimer d’une certaine façon l’état de semi-conscience d’un dormeur mal éveillé et pour qui tout reste encore confus, mais c’est aussi faire du contexte printanier l’horizon de la conscience du dormeur comme du lecteur et de la conscience, de la pensée et de la mémoire de l’homme l’horizon d’un agent printanier qui pourrait être la nature s’épanouissant en saison. De plus cette saison connaît en son sein même la loi de l’alternance : la suavité du printemps n’exclut pas la tempête ravageuse dont les effets font penser à l’automne ; le renouveau comprend aussi en lui les germes du déclin... Bref, le poème (re)tient en lui les principes essentiels de la vacance motrice et de l’alternance : il ne décrit pas un état ou une action, il fait vivre un mouvement et un moment communs à l’homme et à la nature comme un “objet total” et unique animé par le “vide” médian. Le même François Cheng donne du même poème, en un autre ouvrage une traduction plus française de ton et qui, tout en respectant le vibrato de la pièce, semble imposer parfois un “ sujet ” au détriment de l’autre, également possible :

Le sommeil printanier ignore l’aube ;

On se réveille aux appels des oiseaux.

Nuit passée, bruissement de vent, de pluie :

Que de pétales, déjà, ont dû tomber !

Serait-ce là une incapacité propre au français ou même aux langues dites occidentales ? Il faut plutôt, je crois, nuancer le propos et il n’est pas interdit à des poèmes français de se plier mutatis mutandis à une poétique du même type. Par exemple, nous trouvons dans Pierre écrite d’Yves Bonnefoy un poème dont le thème est fort analogue à celui du quatrain chinois :

Eaux du dormeur, arbre d’absence, heure sans rives,

Dans votre éternité une nuit va finir.

Comment nommerons-nous cet autre jour mon âme,

Ce plus bas rougeoiement mêlé de sable noir ?

Dans les eaux du dormeur les lumières se troublent.

Un langage se fait, qui partage le clair

Buissonnement d’étoiles dans l’écume.

Et c’est presque l’éveil, déjà le souvenir.

Il est sûr que le poète français n’omet pas les sujets et qu’il les catégorise solidement : nous, vous (personnification), je... (sans toutefois les substantifier), mais il apparaît pourtant qu’ici aussi le contexte élémentaire (ou élémental) est autant l’horizon de la conscience du dormeur que celle-ci l’est du monde (et non du songe) d’une nuit d’été avec lequel elle communie voire fusionne. Il vient à nous lecteurs, de l’arrière-fond, comme une trouble conscience des choses, objective et objectale, à laquelle siéent tout particulièrement les touches de “vide” initiales : “arbre d’absence, heures sans rives”, et très nettement située avant l’annonce d’un partage en toute clarté dont la pensée et le langage seront responsables. Ici aussi la mémoire est antérieure à l’éveil et à l’humain, et c’est elle qui, faisant le lien entre l’homme et le tout du monde où il a roulé endormi, porte le mouvement de l’entier et produit en elle-même et par elle-même l’invisible, l’impalpable et l’inouï.

Ce mouvement de l’entier, qui, dans les deux poèmes que nous venons d’étudier, est avant tout langage et mémoire, se trouve caractérisé dans la peinture chinoise comme “le Trait de pinceau” et, si possible, l’“unique Trait de pinceau” :

Car le Trait, par son unité interne et sa capacité de variation, est Un et Multiple. Il incarne le processus par lequel l’homme dessinant rejoint les gestes de la Création. (L’acte de tracer le Trait correspond à celui même qui tire l’Un du Chaos, qui sépare le Ciel et la Terre.) Le Trait est à la fois le Souffle, le Yin-Yang, le Ciel-Terre, les Dix-mille êtres, tout en prenant en charge le rythme et les pulsions secrètes de l’homme.

Le poète, à mon sens, doit faire remplir le même rôle au langage en le soumettant à la poétique définie plus haut et sa récompense, s’il réussit, sera la même que celle du peintre : faire de son œuvre, pourtant minuscule et toujours partielle, le réceptacle de l’entier et, entrant lui-même en celle-ci comme en un refuge selon nombre de légendes chinoises, il pourra se situer soudain au point essentiel où il sera traversé et transporté par l’ouvert et où, brièvement mais souverainement, il acquiescera à l’encore inaperçu et surprendra même un ricochet du toujours inaperçu. Ce n’est pas une scène de genre que décrit le quatrain intitulé “Neige sur la rivière” de Liu Tsung Yuan :

Sur mille montagnes, aucun vol d’oiseau.

Sur dix mille sentes, nulle trace d’homme.

Barque solitaire : sous son manteau de pailles,

Un vieillard pêche, du fleuve figé, la neige.

Le “vide” est atteint, en deux vers parallèle, dans et par le paysage qui fait l’arrière-fond et ouvre les horizons. Au premier plan, contrairement aux apparences, misérabilistes, la solitude du vieillard est une conquête, un événement de l’ouvert, un avènement de l’entier. Et c’est le grand peintre Shih-T’ao qui nous l’explique au mieux par le commentaire qu’il inscrivit sur l’un de ses tableaux présentant de même une barque solitaire sous un mont et le ciel :

Sans cheveux, ni coiffe, je ne possède non plus de refuge où fuir ce monde. Je deviens l’homme dans le tableau, avec à la main une canne à pêche, au milieu d’eau et de roseaux. Là où, sans limite, Ciel et Terre ne font plus qu’Un.

La pêche n’est qu’un prétexte de peu d’importance, un gage de calme et de solitude, un moyen de concentration ; il est seulement capital d’accéder au bon endroit au bon moment, que ce soit grâce au verbe ou grâce au “Trait de pinceau”. Mais, qui l’eût dit ! qui l’eût cru ! le poète d’occident, lui aussi, connaît le lieu et le moment et le moyen. C’est le tout dernier poème de Dans le leurre du seuil, d’Yves Bonnefoy encore, à l’instant même où il n’y a plus de “leurre” puisque tout est vrai, ni de “seuil” à franchir puisque l’homme peut légitimement rester ici sans se sentir reclus, sans fantasmer à propos d’un ailleurs préférable :

Les mots comme le ciel

Aujourd’hui,

Quelque chose qui s’assemble, qui se disperse.

Les mots comme le ciel,

Infini

Mais tout entier soudain dans la flaque brève.

Oui, ni sur ni sous l’horizon ni au-delà, être par les mots, par le “Trait”, par l’œuvre offrant leur chance au “vide”, au mouvant, au divers, à toutes les formes de l’inaperçu, être “la flaque brève” où se reflète et s’inscrit un instant le tout du monde.

Dettes :

Samuel Beckett : Trois dialogues, Ed. de Minuit, Paris, 1998.

Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal, “Spleen (IV)”, pièce LXXVIII.

Victor Hugo : Les Orientales, “Rêverie”, pièce XXXVI.

Yves Bonnefoy : L’Arrière-pays, Champs-Flammarion, Paris, 1982

reprenant l’édition Skira, “Les Sentiers de la création”, Genève, 1972.

Yves Bonnefoy : Quarante-cinq poèmes de Yeats, Hermann, Paris, 1989, (p. 64-65).

Yves Bonnefoy : Poèmes, édition collective, Gallimard, “Poésie”, 1982 : “L’été de nuit, IX”

(p. 193) puis - dernier poème - (p. 332).

Wang Chih-Huan : “Du haut du pavillon des Cigognes”, traduit et présenté par François

Cheng dans L’écriture poétique chinoise suivi d’une Anthologie des poèmes des Tang, Seuil,

Paris, 1977, p. 107. (Une note de F. Cheng précise : “Ce pavillon situé dans le sud-est du Shan-si, au coude du fleuve Jaune, était célèbre pour la beauté de son panorama”.)

Meng Hao-Jan : “Matin de printemps”, traduit et présenté par François Cheng dans L’écriture poétique chinoise, pp. 33 et 110 ; et Entre source et nuage, la poésie chinoise réinventée, anthologie, dans le groupe de poèmes donnés en fac-similé du manuscrit, Lorsque la main se souvient, Albin Michel, Paris, 1990 p. 242.

Liu Tsung Yuan : “Neige sur la rivière”, traduit par F. Cheng, cf. L’écriture poétique chinoise, p. 148 et Entre source et nuage, la poésie chinoise réinventée, anthologie, dans le groupe de poèmes donnés en fac-similé du manuscrit, Lorsque la main se souvient, p. 247. Nous avons retenu la seconde version de cette traduction.

François Cheng : Vide et plein, Le langage pictural chinois, Seuil, 1979.

Michel Collot : La Poésie moderne et la structure d’horizon, P.U.F., “Écriture”, Paris, 1989.

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