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La dispersion des cendres 

lundi 26 novembre 2012, par Raymond Penblanc

Mettez-nous du Bach, avais-je répondu à la fille, tout en me faisant la remarque qu’avec ce visage pâle très allongé aux tempes saillantes, avec ces cheveux mi-longs très raides, d’un noir d’encre (noir corbeau) qui lui tombaient sur les épaules, elle représentait une parfaite allégorie de la mort. Sa voix grave avait quelque chose de rauque et de lointain qui remuait des choses dans mes profondeurs, que son propos d’une neutralité bienveillante rendait pourtant lisse comme le bois vernissé du cercueil. Elle était vêtue d’un ensemble gris foncé, veste cintrée, pantalon large à plis flottant aux chevilles, qui accentuait encore sa maigreur, et nous avait accueillis à la porte du funérarium, où elle avait pris le relais des employés des pompes funèbres auxquels l’urgence de la cérémonie suivante, à plusieurs kilomètres d’ici, n’avait pas laissé le temps de nous attendre et de nous saluer. Cinq malabars, quatre porteurs plus le chef, encore plus large d’épaules que ses employés, et qui ne s’était pas beaucoup fatigué, lui, se contentant de ponctuer chaque temps mort d’un message de condoléances, nous souhaitant, me souhaitant, à moi surtout « Beaucoup de courage. » Il est vrai que j’étais seul. Papa n’ayant d’autre famille que son fils et sa fille, sa fille n’ayant pas jugé utile d’entreprendre le déplacement depuis la côte ouest des Etats Unis, où elle résidait depuis une quinzaine d’années. La minceur de l’héritage n’aurait pas eu de quoi lui payer son billet d’avion. Avec ça qu’il pleuvait sans discontinuer depuis trois jours, ce qui m’avait incité à lui dire (au téléphone, mais nous ne nous ne nous téléphonions que très rarement, je n’aimais pas sa façon assez prétentieuse de chercher ses mots, et encore moins sa bouche à chewing-gum qui lui en faisait avaler la moitié) que la cérémonie ne durerait que vingt à vingt cinq minutes tout au plus, quinze minutes à l’église, dix minutes au funérarium, et qu’il n’était donc pas nécessaire d’entreprendre le déplacement depuis la banlieue de Los Angeles (qu’elle appelait bien entendu L.A.) pour venir goûter les charmes de la campagne française en automne. Et puis, je ne serais pas complètement seul. Papa comptait deux amis à la maison de retraite. Marguerite et René-Charles ne constituaient pas un couple à proprement parler, chacun des deux étant resté veuf, elle d’un mari flambeur, lui d’une vraie bonne soeur, selon papa, mais ils s’entendaient suffisamment pour qu’on ait fini par en faire une entité à deux têtes. D’ailleurs on disait margueritetrenécharles d’une seule traite et sans majuscule. Où était Marguerite se trouvait René-Charles, où allait René-Charles se rendait Marguerite. Il n’y avait que le lit qu’ils ne partageaient pas, le lit et bien sûr la chambre. Les lits étaient tous des lits simples, la question du lit à deux places ne se posant plus, y compris pour les très rares couples officiels, auxquels ce plaisir-là avait été refusé d’emblée. Il leur suffirait de partager l’espace exigu de la chambre (et d’ailleurs il n’était pas sûr que les couples officiels aient gardé le désir de se réchauffer ensemble sous la couette, ce désir-là concernant plutôt les couples reconstitués, qui devaient pourtant se contenter de se tenir par la main et de se frotter le bout du nez comme des tourtereaux.)

Marguerite et René-Charles avaient pris mon père en sympathie, à moins que ce ne fût l’inverse, papa n’ayant jamais pu supporter sa solitude, s’estimant victime d’abandon. Reproche qu’il n’adressait curieusement jamais à sa fille. Béatrice (qu’on appelait Béa, à condition d’entendre B.A.), rebaptisée aujourd’hui Brenda, habitait loin, elle avait un mari, deux enfants, un métier qu’elle n’exerçait plus, mais qu’importe, elle était devenue intouchable, auréolée d’une gloire qui m’avait toujours fait défaut. Moi j’étais proche et libre, j’étais donc disponible. En tout cas je devais lui en fournir la preuve chaque fois qu’il le jugeait nécessaire. L’obligation où je me trouvais de parcourir plus de 150 kilomètres afin de lui tenir compagnie ne constituait pas pour lui un obstacle. Mon métier n’exigeait-il pas que je bouffe l’asphalte et que je broute l’herbe du bord de routes ? J’étais représentant de commerce, toujours par monts et par vaux, jamais chez moi (avais-je encore un chez moi, dès lors que personne ne m’y attendait, pas même un chien ou un chat, une tortue d’eau ou un poisson rouge ?) Je ne saurais dire pourquoi la fille du funérarium avait douloureusement réveillé cette absence de partenaire dans mon existence, comme si elle avait passé ses ongles pointus et longs sur les os mis à nu de mon crâne. Désorienté par la cruauté de cette révélation, je n’avais rien trouvé de mieux à lui répondre que je voulais du Bach, sans doute parce que ses cheveux raides m’avaient soudain rappelé la lourde perruque du compositeur allemand, surtout dans des circonstances comme celles-ci, où la musique de Bach (plus que celle de Mozart qui me semblait convenir plutôt à un mariage) s’imposait par le caractère austère et empesé de ses compositions. Je n’avais pas prévu de musiques, m’imaginant qu’on se contenterait de tourner autour du cercueil avant de le confier au feu, ce que maman avait refusé à l’époque, et de toutes ses forces, mais qu’on lui avait tout de même imposé, et cette fois Béa était de mèche et elle parlait encore français. Ça n’était pas la première trahison infligée à notre mère, mais celle-là avait la particularité d’avoir été, sinon décidée, du moins organisée à trois, le père et les deux enfants, les autres, celles qui avaient conduit maman à devancer très largement papa sur la ligne d’arrivée, ayant été l’œuvre de celui en qui elle n’avait pas tardé à perdre toute confiance, sachant parfaitement ce qu’il allait trafiquer en ville, qui il allait retrouver, qui il retrouverait à plein temps quand elle ne serait plus là. Elle n’oubliait qu’une seule chose, que celle qui l’avait remplacée avant même qu’elle s’en aille se lasserait plus vite qu’elle, n’hésitant pas à mettre au clou l’amant devenu vieux, choisissant un plus jeune, un plus beau, un plus riche, et surtout plus accommodant.

C’était cela que papa avait voulu me faire payer, son abandon bien mérité, dont il n’ignorait pas qu’il me laissait complètement insensible, c’était cela qu’il me fallait compenser en venant le visiter toutes les semaines. Il m’avait assez assimilé à maman pour me savoir incapable de lui résister. Il avait vite compris que, comme elle, j’appartenais à la grande famille des laissés pour compte et des humiliés. Est-ce que j’avais déjà couché avec une femme au moins ? A m’examiner de près, à considérer la manière dont je vivais en ermite, passant le plus clair de mon temps à courir les routes, c’était peu probable. Même pas une femme facile ? Même pas une pute ? Celles-là encore moins que les autres, et il le savait fort bien, je n’étais pas du genre à éclairer ma bougie à n’importe quelle flamme, et, quoique proche de maman, je ne fréquentais pas non plus les églises où on en brûlait d’autres. Je ne m’estimais affligé d’aucun péché mortel, je ne m’en voulais même pas, je n’avais pas le feu au cul, voilà tout, ou alors je me l’éteignais moi-même sans jamais déclencher d’incendie. Avouerais-je que la fille du funérarium exerçait sur moi un curieux effet, avec sa voix rauque, ses cheveux noirs très raides, ses traits coupants, dont je m’avisais qu’ils pouvaient être orientaux, son teint ivoire ? C’est qu’il y avait un mort entre nous, tout de même. Justement, à cause de cela, et aussi parce que j’étais seul, j’avais cru percevoir un petit courant de sympathie, et même un brin de tendresse, quelque chose qui échappait à la froideur professionnelle tout en me faisant très peur. Je crois que j’aurais préféré ne rien soupçonner de ce qui n’était peut-être que pure invention de ma part, n’être là pour personne. Cette fille me tournait autour à la façon d’une guêpe qui viendrait heurter une vitre, essayant de m’atteindre, de me faire réagir, me mettant les nerfs à vif, me les pinçant délicatement entre les pointes de ses ongles, ongles dont je n’avais pas manqué de noter qu’ils n’étaient pas rouges mais violet foncé, couleur de myrtilles, de mûres écrasées. Bach ? Je regrettais à présent ce choix hâtif. Bach ne tarderait pas à me peser, alors que j’avais besoin de quelque chose de ténu, de léger, tout en sachant que je ne pouvais compter sur Marguerite et René-Charles pour cela. Si je les connaissais à peine, eux se déclaraient déjà prêts à m’adopter. Est-ce que j’allais continuer à me rendre aux Florissants Lilas, à présent que mon père ne serait plus là ? La question m’avait tout de suite été posée, dont j’avais choisi de différer la réponse. On verrait après. Sauf qu’après c’était maintenant. Est-ce qu’on irait déjeuner ensemble au restaurant ? Est-ce qu’on effectuerait la petite promenade qu’on envisageait encore la veille ? Est-ce qu’à cause de toute cette pluie on n’allait pas devoir l’annuler ? De toute façon il y avait les cendres, dont on ne pouvait se débarrasser comme ça, n’importe comment et n’importe où, il fallait un minimum de cérémonie. Je voudrais sans doute prononcer quelques paroles de circonstance, et eux aussi. Marguerite n’avait-elle pas prévu de réciter un poème de sa composition ? Bach tout de même, quelle force, quelle grâce. Son violoncelle m’apparaissait à la fois doux et crispant, comme le visage de la fille qui nous faisait face à présent, debout derrière son pupitre, tel un chef d’orchestre. Je m’étais placé d’un côté, Marguerite et René-Charles de l’autre, pour faire nombre, pour occuper l’espace. La fille ne fixait personne en particulier, elle laissait s’écouler la musique comme un baume, comme une eau bienfaisante, sans manifester aucun signe d’émotion. On s’était assis à sa demande, et je regardais les hauts murs nus autour de nous, les colonnes de faux marbre, les boiseries claires, et bien sûr cette double porte en métal argenté derrière le cercueil, qui ouvrirait tout à l’heure ses lourds battants, selon ce que la fille nous avait annoncé, s’adressant à nous comme à des enfants terrifiés qu’elle se serait efforcée d’apaiser en leur expliquant le puissant et toujours impeccable travail des flammes. Pendant quelques minutes je me suis vu, roulant le cercueil devant moi et franchissant les lourdes portes en métal argenté, pour me retrouver face à un foyer gigantesque qui tenait à la fois du bûcher du Moyen Age et de ces fours tout aussi gigantesques où étaient empilés les cadavres des détenus dans les camps de concentration nazis. Je poussais le cercueil dans les flammes comme on renverse une brouettée de terre, convaincu que je signais là la punition de mon père, et que c’était l’ange descendu dans le corps de son fils qui la lui infligeait. Les nuages amassés au-dessus de nos têtes s’éloignaient alors à grande vitesse et il s’arrêtait miraculeusement de pleuvoir, tandis que le visage souriant de maman apparaissait sur le bleu immaculé du ciel. La voix de la fille retentit à nouveau, pareille à un bourdonnement d’insecte, nous signifiant que le moment était venu de faire nos adieux et de déposer sur le cercueil ce modeste bouquet de roses rouges, dont nous entreprîmes de prélever chacun une fleur et de la humer, puis de la passer sur nos lèvres avant de l’abandonner à côté du bouquet. Les fleurs pensent et parlent pour nous, me souffla Marguerite en laissant couler une larme. Plus calmement, mais tout aussi ému, car sans doute se disait-il que bientôt ce serait son tour d’être conduit à la flamme (et ce singulier avait quelque chose de désincarné et de lumineux), René-Charles passa la main sur le dessus du cercueil avec beaucoup de douceur, comme pour en reculer l’échéance et apprivoiser sa peur.

Il pleuvait toujours lorsque nous sortîmes, et il fallut se débrouiller avec les moyens du bord, c’est-à-dire ouvrir nos parapluies, bleu pour le mien, rouge pour celui de Marguerite, qui se pressa contre son compagnon afin de descendre les quelques marches du petit escalier et traverser la cour en évitant soigneusement les flaques, jusqu’à ma voiture. Le bruit des voix avait beau rendre les nôtres presque inaudibles, la chaleur du restaurant nous fit aussitôt du bien, nous emportant loin de l’endroit où nous ne voulions plus être. Il ne fallut d’ailleurs pas plus d’un verre de vin pour rendre Marguerite pompette. Elle se mit à rire, puis à pleurer pour cette audace, puis à rire à nouveau au milieu de ses larmes si bien qu’on ne savait plus, et qu’elle ne savait plus elle-même où elle en était, tandis que René-Charles lui tapotait l’épaule en me priant de l’excuser. Prière que je m’empressai d’autant plus spontanément d’exaucer que j’éprouvais le sentiment d’avoir changé de planète. Nous revenions d’un monde interdit dont le souvenir s’effaçait peu à peu, et je me forçai à rire à mon tour quand René-Charles, évoquant son ancien métier de professeur de mathématique, entreprit de nous poser des questions qui déclenchèrent chez Marguerite un regain d’hilarité devant la nullité abyssale que je leur révélai. Que savais-je en effet des nombres premiers, des nombres entiers, des nombres réels, des nombres algébriques, des nombres quantiques, des nombres magiques ? 7 et 9 n’étaient-ils pas des nombres magiques ? Mon père allait avoir 79 ans, et, à supposer qu’il ait pu les atteindre, il ne serait peut-être pas mort. Marguerite en était convaincue. Elle croyait qu’il y avait des âges où on mourait moins, parce que la mort avait du mal à viser juste, ainsi pour ce qu’elle appelait les nombres jumeaux, 11 ans, 22 ans, 33 ans (qui, à part le Christ était mort l’année de ses 33 ans ?), d’autres au contraire où on mourait beaucoup, parce qu’elle ne faisait pas de détail et fauchait autour d’elle d’un grand coup de lame circulaire. Marguerite n’avouait pas le sien, et René-Charles non plus, qui m’apparaissait sensiblement plus vieux, ce qui ne l’empêcherait pas de vivre jusqu’à 100 ans. Elle l’avait lu dans les lignes de sa main, et se proposait de le faire également pour moi, ce que par prudence je refusai avec fermeté. Je n’envisageais pas d’atteindre le cap des 79 ans, je ne me risquerais même pas au-delà des 50 ans, je me connaissais assez pour cela, Maman, qui m’avait transmis ses gènes, ayant péniblement atteint le demi siècle. Brenda porterait seule le flambeau. Elle avait des enfants, un mari, et le pays de riches où elle séjournait depuis une quinzaine d’années la mettait à l’abri des maladies insidieuses comme des coups de Trafalgar. Je toussais beaucoup, et depuis quelque temps j’avais tendance à me sentir fatigué. Est-ce qu’ils avaient noté cela ? Est-ce que mon père lui-même l’avait remarqué ? Pour mon père j’avais toujours été un gosse timoré et douillet, avant de devenir cet adulte incertain sur lequel on ne pouvait guère compter. Etais-je devenu un adulte d’ailleurs ? Sans doute que oui, du moins en cet instant, où les flammes travaillaient à le réduire en cendres, à le pulvériser sans pitié, ce dont, à part moi, personne ne semblait prendre réellement conscience, pas plus Marguerite que René-Charles, qui ne cessaient de s’adresser des risettes en se pinçant les joues, le cou, les poignets, et quoi d’autre sous la table que je ne voulais pas voir ?

Si la pluie avait diminué, le vent avait forci, et je m’imaginai au cœur de la bourrasque libérant l’urne, et recevant son précieux contenu en pleine figure par un effet immédiat de boomerang. Je n’avais pas mérité une telle gifle. La fille aux cheveux raides étant absente, ce fut un type entre deux âges, un parfait fonctionnaire de la mort cette fois (alors que la fille en était la prêtresse) qui, après m’avoir fait signer ce que je devais signer, nous livra le précieux récipient. J’hésitai d’abord à m’en saisir, non pas parce que l’urne était chaude, mais à cause du métal argenté qui, faisant office de miroir, et de miroir déformant, me revoyait l’image de quelqu’un qui me sembla être moi, et je ne voulais surtout pas d’une telle rencontre en cet instant. Heureusement Marguerite avait prévu des gants, ses vieux gants de mariage en satin blanc, et c’est à elle que je confiai le précieux récipient, qu’elle serra compulsivement contre son cœur. Je me contenterais de l’abriter jusqu’à la voiture sous mon parapluie, où elle prit place à l’arrière, telle une reine tenant sa couronne entre ses doigts, tandis que René-Charles s’installait à la place du mort. Mais je roulais trop vite, et à plusieurs reprises je dus ralentir. J’étais trop pressé, je devais absolument me calmer. La rivière serait-elle encore accessible ? Je savais que le lieu retenu par mon père nécessitait de traverser d’abord une prairie, je savais surtout que ce lieu, mon père l’avait choisi de mémoire, et son souvenir avait tendance à gommer un certain nombre d’obstacles naturels, à commencer par celui du mauvais temps. Papa n’envisageait pas de mourir en automne, il n’avait pas prévu non plus que la pluie serait assez tenace pour tenir plusieurs jours sans discontinuer. La dispersion des cendres de maman nous avait paru facile, d’ailleurs elle n’était plus là pour s’y opposer. Nous avions foulé l’un derrière l’autre l’herbe trempée de rosée du Jardin du Souvenir, et nous avions procédé en suivant un rituel improvisé, comme on ensemence une parcelle. Seule Béa avait eu les pieds mouillés, alors qu’aujourd’hui il nous aurait fallu des bottes. La prairie, la fameuse prairie si jolie au printemps, si agréable l’été quand la chaleur devenait trop forte, était complètement inondée. Et comme si ça ne suffisait pas, la pluie s’était mise à redoubler de violence, tambourinant contre la toiture et ruisselant le long des vitres, nous brouillant la vue. Je n’essayai même pas de sortir, me contentant de proposer de continuer plus loin, là où la rivière se rapprocherait suffisamment de la route pour pouvoir opérer sans avoir à s’enfoncer les pieds dans la gadoue. Marguerite s’insurgea. Il n’était pas question de jeter mon père n’importe où, tel un cendrier qu’on vide. Pas question non plus de le livrer aux eaux tumultueuses de la rivière. J’étais sur le point de renoncer lorsqu’il me vint une idée. Dans mon souvenir il y avait un pont pas très loin. Et si on s’y arrêtait ? René-Charles était d’accord. Marguerite grommela tout bas, sans insister. De toute façon il fallait trouver une solution. D’ailleurs la nuit n’allait plus tarder à tomber, et pour les résidents des Florissants Lilas il n’était évidemment pas de question de s’octroyer la permission de minuit.

Malheureusement le pont auquel je songeais était trop haut, et avec cette pluie et ces rafales les cendres risquaient de finir dans les arbres et au milieu des buissons, un vrai désastre. Ce fut Marguerite qui nous livra cette vision de cauchemar, celle d’un corps arachnéen s’accrochant aux branches et aux ronces, criant sa douleur jusqu’à la fin des temps. Elle m’agaçait à présent. Je lui dis que le seul regret de mon père était que ses cendres n’aient pu être répandues depuis le dernier étage de l’Empire State Building, qu’il n’attribuait aucune valeur sacrée aux milliards de particules auxquelles se réduisait le corps humain après crémation, que c’était lui d’ailleurs, et non maman, qui m’avait appris à souffler sur les barbes des pissenlits pour les disséminer au gré du vent. René-Charles comprenait parfaitement où je voulais en venir. L’ancien professeur de mathématiques avait gardé un esprit rationnel, et ne voyait pas de sacrilège à disperser un mort depuis le haut d’un pont, le seul inconvénient, ainsi que je le redoutais moi-même, étant de se retrouver maculé de cendres à cause du vent de face. C’est alors qu’il émit l’hypothèse la plus saugrenue, en même temps que la plus logique, à laquelle je me rangeai spontanément, et que Marguerite accueillit en clignant des yeux comme devant l’éblouissement d’une trop vive lumière. Ils garderaient papa chez eux, c’est-à-dire dans la chambre de l’un d’entre eux, elle ou lui, ou elle et lui en alternance, jusqu’à ce qu’il se remette à faire beau, quitte à camoufler l’urne au fond d’un placard afin qu’on ne se rende compte de rien. Le seul problème, et il m’apparaissait de taille, était qu’il me fallait restituer l’urne dès le lendemain matin. Certes, je pouvais me prévaloir du mauvais temps, et dire qu’à cause des conditions météorologiques il nous avait été impossible de procéder à la dispersion des cendres le jour convenu. J’obtiendrais un délai supplémentaire de 24 heures, à l’issue de quoi le problème se reposerait exactement dans les mêmes termes. Refusant de se laisser démonter pour si peu, René-Charles, décidément en veine d’inspiration, proposa alors de transférer les cendres paternelles dans un endroit assez confortable et assez propre, susceptible de les accueillir pendant plusieurs jours, du moins jusqu’à la fin des intempéries. Malheureusement il ne voyait pas quel récipient choisir, et ce fut Marguerite cette fois, avec son habituel esprit pratique, qui nous tira définitivement de ce mauvais pas. Elle avait conservé de l’année de son mariage une demi-douzaine de petits pots de faïence ornés de jolis motifs floraux en provenance de Chine, qui lui avaient longtemps servi pour le rangement des condiments, du thé et du café. Chaque pot étant bien sûr trop petit pour recevoir la totalité des cendres, on allait devoir partager, en essayant d’équilibrer pour ne pas faire de jaloux. Marguerite en conserverait une moitié, tandis que René-Charles stockerait l’autre chez lui. Non seulement papa ne se sentirait pas dépaysé, mais il aurait les honneurs de la télévision, à gauche du poste chez Marguerite, à droite chez René-Charles, où j’étais invité à venir le retrouver de temps en temps.

J’ai appris le décès de René-Charles six mois plus tard, tout à fait par hasard. Passant dans les environs pour les nécessités de mon travail j’avais tenu à faire le détour par les Florissants Lilas, alors que je m’étais promis de ne plus y remettre les pieds. J’appris que si René-Charles s’était éteint dans son sommeil, le choc avait été rude pour Marguerite et qu’elle avait perdu la boule. Un lointain neveu s’était chargé de lui dénicher un nouvel hébergement, plus proche et surtout moins cher. On attribua à la surprise l’émotion qui m’avait saisi. Je ne pouvais évidemment pas me confier au directeur, lui expliquer ce que j’étais venu chercher, qui l’aurait mis dans un embarras encore plus grand que celui où le plongeait mon désarroi. Malheureusement j’arrivais trop tard, il était inutile d’espérer trouver quelque chose ayant appartenu à René-Charles et à Marguerite, un objet même banal, un souvenir même récent. Les rares meubles qu’ils possédaient étaient partis avec eux, et le reste avait été dispersé.

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