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La lumière crue de l’aube 

lundi 7 février 2011, par Mariana Naydova


PERSONNAGES

ELLE

LUI

LA GRAND - MERE

OKSANA

La scène est plongée dans le noir. C’est la nuit. On entend le bruit d’une clé qui cherche le trou de la serrure. Une voix féminine marmonne. Quelque chose tombe.

ELLE : Où est la serrure ? Zut ! Je ne vois rien ! - La porte s’ouvre enfin. Elle actionne l’interrupteur, la scène s’éclaire. Lumière jaune du couloir d’un petit appartement. L’espace s’ouvre sur une salle, qui peut être un séjour, une chambre, tout. La pièce est calme dans la pénombre. Elle s’affaire, laisse tomber son sac sur le plancher, se déchausse. Dans un coin, un fauteuil. Dans celui-ci, un homme assis. Il allume le lampadaire. La lumière est aveuglante. Comme un coup dans les yeux qui éblouit le public. On ressent les sentiments de la femme, comme si elle était prise en flagrant délit. Elle a eu peur, ses mains sont sur ses yeux, son visage est figé.

LUI : Où étais-tu ?

ELLE : Tu m’as fait peur ! Qu’est-ce que tu fais là, dans le noir ?

LUI : Où étais-tu ? Je t’attends depuis des heures ?

ELLE : Qu’est-ce que ça peut te faire ?

LUI : J’étais inquiet pour toi.

ELLE : Il ne fallait pas ! Arrête de me surveiller. Je suis fatiguée.

Elle commence lentement à se déshabiller. Cela ressemble à une danse, sensuelle. L’un après l’autre, ses vêtements tombent sur le plancher. On entend de la musique, elle fredonne quelque chose.. Elle va vers le grand lit, le projecteur la suit et elle se glisse, épuisée, dans les draps. Elle semble presque nue sous la lumière. Elle sombre peu à peu dans le sommeil. Et puis, c’est l’obscurité, le noir. On entend leur voix.

LUI : Où as-tu été ? Je me suis fait du souci pour toi !

ELLE : Laisse-moi tranquille ! Je tombe de sommeil ! Je dors.

C’est le matin. Il fait jour. C’est comme si la scène précédente n’avait tout simplement pas eu lieu. Par la fenêtre de la chambre filtre la lumière du matin. Il entre après avoir frappé à la porte qui s’ouvre sur la grande salle. Il lui jette un coup d’œil rapide. Il tire les rideaux. Le jour se précipite à l’intérieur. Un jour grisâtre, la chambre apparaît vieillotte, sans éclat. Elle dort. On voit son dos nu. Son corps restera ainsi dans le lit jusqu’à la fin du spectacle. Le lit est défait. Elle a l’air perdue dans ce lit. On entend un coup de feu.

LUI : Ton café est prêt !

ELLE : Elle se retourne brusquement vers lui. Elle est réveillée — Je t’avais dit de ne pas entrer ici, pas avant de m’avoir entendue répondre ! As-tu entendu le coup de feu ? J’aurais pu être en train de me masturber quand tu es entré ! J’ai refait ce cauchemar ! Toujours le même cauchemar. Je me tue d’un coup de feu, à l’aube. Un matin, si tu entends un coup de feu, je me serai tuée, c’est tout. J’étais avec un homme, il m’a enfoncée, il m’a martelée, m’a défoncée, après quoi je suis rentrée ! Tu m’attendais dans le fauteuil, me guettais dans le noir et au petit matin je me suis brulée la cervelle !

LUI : Tu es encore au lit alors qu’il fait jour ! Comment veux-tu ne pas avoir de cauchemars ! Tu aurais pu faire faire à manger, hier soir.

ELLE : Ce n’était pas par mauvaise conscience !

LUI : Quoi ?

ELLE : Elle commence à s’habiller. Rapidement. — Me brûler la cervelle ! Il n’y a que les femmes heureuses qui aiment cuisiner. Celles qui sont malheureuses cuisinent n’importe comment, et celles qui sont comme moi, ni heureuses ni malheureuses, elles se couchent avec les poules pour que la journée finisse plus vite ! Pour que les jours passent plus vite ! J’attends que tout ça se termine. Je suis devenue impatiente. Sors de la chambre ! Sors, je te dis ! Je ne boirai pas de café.

LUI : Tu dis que tu te sentais coupable ? C’est nouveau ! Coupable, mais de quoi ?

ELLE : Eh, es-tu sourd ? Sors de cette chambre ! Cet homme m’a retournée de plaisir, après quoi je me suis supprimée ! De quelle culpabilité parles-tu ?

Il quitte la chambre. Les rideaux se ferment lentement et la lumière diminue. Noir.


La scène du début se répète.
Elle est vêtue comme auparavant et essaie toujours d’ouvrir la porte, en cherchant la serrure. On l’entend encore marmonner. Son corps est toujours dans le lit. Elle entre, et il l’attend. Le lampadaire s’allume. Cette fois tout est en quelque sorte plus réaliste, tout semble se produire réellement.

LUI : Où étais-tu ?

ELLE : Tu m’as fait peur. Que fais-tu dans le noir ?

LUI : Où as-tu été. Je t’attends depuis des heures ?

ELLE : Qu’est-ce que ça peut te faire ?

LUI : J’étais inquiet pour toi.

ELLE : Il ne fallait pas.

LUI : Mais je me suis inquiété quand même !

ELLE : Mais nous avons un contrat !

LUI : Quel contrat ?

ELLE : Chacun est libre !

LUI : J’étais inquiet pour toi.

ELLE : Je t’ai dit qu’il ne fallait pas ! Je suis libre de faire ce que je veux. On vit ensemble, on met l’argent en commun, on s’entraide, mais c’est tout. J’étais avec un homme !

LUI : C’est quelque chose de nouveau.

ELLE : Quoi ? Que j’aie été avec un homme, ou que je te le dise ?

LUI : Où ?

ELLE : Où quoi ?

LUI : Où étais-tu avec cet ... homme ?

ELLE : Dans un hôtel.

LUI : Tu l’a abordé dans la rue, pour qu’il t’emmène dans un hôtel ?

ELLE : Quelle importance ? J’étais dans un hôtel avec lui !

LUI : Je ne te crois pas. Tu es ivre ?

ELLE : Tu me le demandes comme si je ne laissais jamais la bouteille. Et même si j’étais ivre, est-ce que ça changerait quelque chose ?

LUI : Quand tu as bu, tu te comportes comme une chienne en chaleur. Tu te conduis comme si tu étais un homme.

ELLE : L’alcool est l’aphrodisiaque le moins cher. Mais le résultat est nul. Shakespeare l’avait déjà dit, quoique, selon moi, il l’ait dit d’une manière plus élégante. Le désir s’enflamme, mais le résultat est nul ! Sinon le désir, ah… le désir… Une chienne en chaleur ? Est-ce que ce n’est pas pour ça que les hommes boivent, et que les femmes s’enivrent ? Pour ressentir le picotement du désir dans les entrailles. Pour que les femmes ouvrent les jambes ! Et je ne te parle pas seulement de sexe. Quand j’ai bu, je ne peux pas finir, je ne peux pas avoir d’orgasme. C’est horrible, et c’est pour ça que je ne bois pas quand je vais me faire baiser ! J’étais avec un homme, voilà pourquoi je ne suis pas ivre !

Elle se déplace, enlève son écharpe, se masse les pieds. Ses mouvements sont nerveux.

LUI : C’était bien... avec lui ?

ELLE : Quoi ?

LUI : A l’hôtel ?

ELLE : Qu’est-ce que tu veux savoir ? Tu penses qu’il faut que je sois ivre pour lever les jambes ? Ne crois pas ça. Tu penses peut-être que j’aurais dû boire pour faire l’amour avec toi ? Mais c’est la baise qui doit nous enivrer ! Non ? Sinon, ne t’en fais pas pour moi. Je suis trop soucieuse de moi-même pour m’adonner à l’alcool. Et je suis frigide en plus ! Alors, à quoi ça me servirait de boire ? De plus, quand je bois, je deviens laide et je pleure.
Et pourquoi l’hôtel ? Si je me souviens bien, c’est toi qui avait amené ta maîtresse ici. Tu aurais pu aller avec elle à l’hôtel. Tu vois, je suis plus scrupuleuse que toi ! Et je me fiche bien de toi. Sans doute que je tiens à toi à ma manière ! A l’époque, te souciais-tu de moi ? Tu te fichais pas mal de moi ! Comme maintenant d’ailleurs ! La chambre était rose.

LUI : Quelle chambre ?

ELLE : Allez, tu n’écoutes pas ce que je te dis ! Cela fait un quart d’heure que je te dis que j’étais avec un homme, dans une chambre d’hôtel, parce que je n’ai pas voulu l’amener ici, par scrupule ! Mais non, tu n’écoutes pas ! J’étais avec un homme dans un hôtel et la pièce était rose bonbon.

LUI : Et alors ? C’est intéressant !

ELLE : J’étais en-dessous, lui au-dessus ! Cela t’intéresse tellement ?

LUI : Classique, quoi ?

ELLE : Oui, hein ! Parce que toi, tu pratiquais un style plus libre, souviens-toi, moi en-dessous, toi au-dessus, et de temps à autre, l’inverse ! J’ai trouvé un classique, ouais ! Tu veux des détails ?

LUI : Non ! Je suis masochiste. C’est d’ailleurs pourquoi je reste ici, avec toi. Si tu me racontais les détails, je ne pourrais rien imaginer, et je ne ressentirais rien, je n’aurais aucun plaisir. Tu étais en-dessous ? C’est bien.

ELLE : J’aime les hôtels. Toi, tu es insensible, tu ne sens rien. Tu es le roi de l’indifférence ! Même pas masochiste ! N’en dis pas davantage ! Les hôtels sont comme des grottes tapissées de velours, et les couloirs sont des labyrinthes recouverts de duvet. Ce que je veux c’est vivre, respirer, sentir la chaleur de la vie. Mais je ne veux pas une plage réelle, avec toutes ses petites bestioles, mais la photo de cette plage. Voila ce que je veux ! Je le veux comme ça parce que nous vivons un ersatz de vie. Moi, particulièrement. Toi aussi tu es un ersatz, tu sais ? Un succédané ! Un ersazt, quoi ! Le lit craquait.

LUI : Tu ne supportes pas les lits qui grincent.

ELLE : Cette fois-ci, c’était différent. Le lit cognait sur le mur et j’ai pensé à ceux qui occupaient la chambre voisine. Ils devaient se regarder avec un air de réprobation. C’étaient des vieux. J’ai jeté un coup d’œil sur la femme quand ils sont rentrés dans la chambre. Une vieille. Le vieux, lui me regardait lascivement. J’aime ce regard d’homme. Lascivité pure, directe. Mais rien ne me glace autant qu’un tel regard ! Lascivité pure !

LUI : Qu’est-ce que tu fais ici ? Pourquoi n’es-tu pas là-bas, avec ton classique ?

ELLE : Parce que, ici, je suis chez moi. Pourquoi rester avec lui là-bas ? Pour attendre l’aube et sa lumière crue qui va révéler mon corps dans toute sa vérité, mes cheveux, ma poitrine ? Si je dois être tuée, que ce ne soit pas par cette lumière cruelle, mais de ma main propre. Il croyait que j’étais belle.

LUI : Mais tu l’es, belle. Du café ?

ELLE : Oui ! Et une cigarette. Et ne me flatte pas bassement ! Non, je préfère prendre un verre de vin. C’est bon de faire l’amour, c’est vivifiant !

Il sort une bouteille d’une armoire, lui verse du vin.

LUI : Je croyais qu’on parlait de baise ? Il t’a défoncée en plus ?

ELLE : Il n’y a pas de différence. Au moins pour moi. Probablement parce que la plupart du temps je suis frigide, mais peut-être que sentir en moi un membre vigoureux exaspère en moi le désir. Tu es jaloux ? Ne sois pas jaloux ! Moi, je mourrai avant toi ou après toi, c’est sans importance ! Peu importe lequel de nous deux partira en premier ! Ce qui est important, c’est que je serai à tes cotés pour toujours, ton éternelle colocataire. Est-ce que ça ne te rend pas heureux ?

LUI : Arrête, tu vas me faire mourir de rire ! Heureux ?

ELLE : Elle boit un petite gorgée, du bout des lèvres. Ton vin n’est pas bon, mais pour nous, boire du vin ensemble est un rituel important et je t’en suis reconnaissante. Sinon, tu ne sais pas ce que tu dis ! Tu devrais être heureux de savoir que tu seras toujours avec moi, que je serai toujours là, et même de savoir que cet homme m’a prise avec sauvagerie. Cela devrait te combler ! Les autres n’ont même pas ça !

LUI : Les autres ont leurs illusions ! Moi aussi, je vais échanger un royaume contre une belle illusion !

ELLE : Si tu avais demandé un cheval pour ton royaume, tu l’aurais peut-être obtenu, mais cela ne te suffit pas.

LUI : Tu étais enfilée sur son javelot ! Est-ce que ça n’était pas bien ?

ELLE : C’était super ! Mais tu sais comme moi qu’une bonne baise ce n’est pas suffisant ! Donne-moi du vin plus frais, celui-ci n’est pas bon et il est tiède.

Il sort de la chambre. Elle enlève ses boucles d’oreilles, prend un tampon de coton, commence à se démaquiller. Quelqu’un met de la musique, on voie la silhouette d’une femme qui met un CD. Elle regarde autour d’elle, surprise. Puis son regard se fige. Le crépuscule s’assombrit peu à peu. Oksana se verse du vin et s’approche.

ELLE : Je rêve ! Ou je suis folle à lier. C’était comme une exécution amoureuse. Quelle volupté de tomber sur un bourreau raffiné. Mon corps s’émerveille encore de ce miracle . Moi en-dessous, ce classique. Et lui qui ne voulait pas descendre de dessus de moi. Oksana ! Pas possible ! C’est toi ?! Je rêve !

OKSANA : Elle est vêtue seulement d’un soutien-gorge et d’un string. Elle porte des bas en dentelles et des souliers à talons hauts. Oksana est stripteaseuse et est vêtue comme une stripteaseuse. Tu le fais si bien !

ELLE : Oksana, c’est toi ?

OKSANA : Tu rêves, si tu préfères. C’est comme ta baise, je ne sais pas si tu l’as rêvée, mais il semble que non. Tu l’as très bien décrite. Tu fais ça si bien !

ELLE : Quoi, Oksana ?

OKSANA : Tu te dévêts si gracieusement, comme s’il n’y avait personne autour de toi, comme si, sous ta robe, ton corps était un trésor en porcelaine ! Pourtant, hier soir, il n’a pas vu comment, avant de t’étendre, tu as laissé tomber tes vêtements. Pourtant, quel spectacle ! Il s’est seulement précipité pour les ramasser et les ranger ! Son vin n’est pas bon !

ELLE : Je le lui ai dit un million de fois, mais il ne m’écoute pas. C’est du vin bon marché ! Le bon vin coû-û-û-û-te cher ! Où étais-tu passée, Oksana ? De temps à autre, je passe à ton bar. Rapidement. Les stripteaseuses ne sont pas terribles, tu sais ! L’homme qui fait les mots-croisés du journal, est toujours là, planté, immobile. Comme un soldat en faction ! Il écrit et écrit. Il ne lève même pas les yeux pour regarder les filles. Il m’a dit que tu reviendrais ! Embrasse-moi, Oksana ! Je suis si seule !

Les deux femmes s’embrassent tendrement, comme des amantes. Il entre en portant une bouteille. Elle fait un signe de la main, pour dire qu’elle ne veut pas de vin. Il se dirige vers le lit et couvre doucement avec la couette le corps de la femme qui dort. Puis il boit lentement son verre de vin, en homme habitué à boire seul.

LUI : Elle dort nue. Et même quand elle dort, elle pose, pour que je remarque la courbe de son dos Elle sait que je vais venir et la regarder. Elle est provocante comme une Lolita. – Il se penche sur elle, inspire profondément, avec sensualité, pour s’imprégner de son odeur. – Quelle odeur enivrante... opiacéz ! Tu es une belle salope !

ELLE : s’adressant à Oksana avec une pointe d’ironie dans la voix. Si tu espères que le vin qu’il vient d’apporter sera meilleur, tu vas être déçue. Les étiquettes sont différentes, mais les bouteilles viennent du même tonneau. Il doit être baptisé ce vin. — S’adressant à lui. Oksana dit que ton vin est mauvais. Et je ne veux pas que tu me touches ! Qu’est-ce que ton nez cherche par là ? Et cesse de me flairer ! Ne me touche pas ! Arrête, entends-tu, arrête !

LUI : Oksana est une putain. Dieu sait où elle est en train de rouler son cul maigre en ce moment ! Pourquoi tu parles d’Oksana ? Elle t’a appelée dernièrement ?

OKSANA : Elle se tourne vers lui. Oksana est invisible pour lui. Il ne la voit pas, ni ne l’entend. Qu’il me traite de prostituée, ça ne me touche pas ! Je suis stripteaseuse et mon travail veut que je m’habille comme une prostituée ! Mais qu’il dise que mon cul est maigre, ça c’est tout simplement insultant. J’ai été gentille avec lui, je lui ai fait des compliments pour son vin. J’ai menti pour lui faire plaisir, parce que voyais que tu le maltraitais. Je veux dire aussi que ce n’est pas facile de vivre avec toi, ma petite. Mais là, qu’il dise que mon cul est maigre ! Comment peux-tu supporter ce moraliste, bébé ? As-tu vu comment il te regarde, comment il renifle ton odeur. Un chien ! Je ne serais pas surprise qu’un jour il mette un tranquillisant dans ton vin, et ensuite qu’il t’enfile, qu’il se fourre dans ta grotte. Les moralistes sont les plus grands pervers ! C’est vrai que tu sens bon, et ton odeur l‘enivre. Il m’enivre moi aussi. Je comprends ton pauvre moraliste. – Elle l’embrasse.

ELLE : Je rêve, Oksana. Je dois être malade et rêver tout éveillée. Regarde, je suis dans le lit, comme morte. Pourtant ma veine bat dans mon cou. Et je suis pâle. Mes rides sont creusées ! Je suis vieille, Oksana. Ma peau est vieille, mon ventre est vieux, et mes jambes… Je suis vieille. Mais cet homme, à l’hôtel, celui qui m’a montée comme une jument, m’a dit que mon vagin était délicieux. Doux comme celui d’une jeune femme. On ne dit pas ça d’un vagin ? Pour moi tous les vagins sont pareils ! Mais il a dit délicieux. Ecoute ! Qu’on dise que les soupirs de Natacha Rostova, tu sais, celle de « Guerre et Paix », qu’ils sont délicieux, je comprends, mais mon vagin ... doux ! — Elle s’adresse à lui. — Et ne me touche pas ! Je dois rêver. C’est un songe. Où étais-tu passée, Oksana ? Ne fais pas attention à lui ! — Se tournant vers lui – Moi aussi je suis une pute pour lui, mais il a peur de me le dire.

LUI : C’est Oksana qui t’as appris tout ça ?

ELLE : Tout ça quoi ?

LUI : Tes discours idiots sur la liberté, l’amour, la baise ! Putain ! Je sais bien que tu te masturbes. C’est dégoûtant ! Je n’ai pas l’intention de te toucher, je sais que nous c’est fini. Mais si tu espères me faire souffrir, c’est trop tard, et je me fiche bien que tu te fasses trousser ! Mais te masturber, c’est dégoûtant.

ELLE : Qu’est-ce qui est dégoûtant, que je me caresse à en gémir ? Se faire l’amour à soi-même, c’est faire l’amour avec une personne qui m’aime vraiment. C’est Woody Allen qui le dit. Quel hypocrite ! Ne l’écoute pas, Oksana ! Où étais-tu pendant tout ce temps, Oksana ?

Oksana dance sur place, ondulante, comme elle le fait dans le bar. Elle boit une petite gorgée du vin.

OKSANA : Je suis à côté de toi, petite. Tout près. J’ai eu besoin de me reposer un peu. Le bar est devenu invivable. As-tu croisé Ivan ? Tu as dit que tu passais au bar de temps en temps ?

ELLE : La clocharde qui dormait dans l’entrée du bar, et à qui tu donnais de la vodka, n’était pas là la dernière fois.

OKSANA : C’est lui, c’est Ivan ! Il l’a mise à la porte ! Il est sans cœur, cet animal. Ça y est ! La clocharde, il disait qu’elle donnait au bar l’air d’une sorte de trou. Alors, c’est un trou, ce bar. Il voulait me vendre pour quelques liasses de billets à l’homme avec la cravate. Non pas que ce que j’ai entre les jambes n’en vaut pas la peine. Beaucoup d’argent ! Mais mon principe est le suivant : les meilleures choses doivent être gratuites, et je veux les meilleures. Et la prochaine fois que tu y passes, dis à la rouquine de décamper. N’oublie pas ! Elle n’a pas sa place là-bas ! Et prends garde à ce que Ivan ne te voit pas ! L’animal !

ELLE : Qu’est-ce que tu cherchais dans ce trou, Oksana ? Tu es intelligente, tu es belle, tu lis Dostoïevski. Qu’est-ce que tu cherchais ? Celui des mots-croisés, je crois qu’il est amoureux de toi. C’est épouvantable quand j’y pense ! Pesant comme l’amour d’un chien. Alors, c’est pour te sentir libre que tu es restée si longtemps dans ce bar ?

OKSANA : Personne n’est libre !

ELLE : Je suis libre, moi. J’ai un contrat.

LUI : Il se parle à lui-même. – D’accord, nous vivons ensemble, mais chacun de nous est entièrement libre, c’est le contrat. Ca ne nous empêche pas de nous entraider ! Puis il se penche sur la femme qui est dans le lit. Il lui touche le visage. – Tu es si pâle. Tes yeux remuent, tes paupières tressaillent. Peut-être rêves-tu ? Et ce cauchemar ? Te réveiller ? Surtout pas ! Tu redeviendrais insupportable !

ELLE : Comme si elle le repoussait. Brusquement, presque hystérique. — Ne me touche pas, je t’ai dit !

LUI : A lui-même Salope !

OKSANA : Un contrat ? Quel contrat ? Arrête de parler de liberté et de toutes ces bêtises ! Si tu étais vraiment libre, tu serais restée cette nuit dans la chambre rose bonbon, et cet homme, le classique, il t’aurait chevauchée toute la nuit. Pourquoi tu n’es pas restée avec lui ? Et ne me dis pas que c’est parce que, au matin, tu aurais été laide. Honnêtement, pourquoi es-tu ici, presque morte, dans ce lit ?

Il s’est approché avec une bouteille de vin. Un peu hésitant, il lui offre du vin. – Veux-tu encore du vin ?

ELLE : Tu ne vois pas que je parle à Oksana ! Pourquoi dis-tu qu’elle est maigre ? Regarde-la, seulement, regarde comme elle est sculptée ! Et si fine que tu pourrais la rompre avec ton seul regard ! Et si elle se déshabille devant tous ces hommes, elle n’en reste pas moins inaccessible !

LUI : Maintenant, je me rends compte que tu es ivre, et que tu délires ! Est-ce qu’on sait où elle se fait baiser en ce moment ta fine sculpture ? Tu sais, faire l’amour rend la femme plus belle ou la rend plus laide !

OKSANA : Ah mais, pourquoi tant de méchanceté ? Pourquoi n’as-tu pas plutôt épousé une religieuse ? Je m’en vais ! Je pars, ma petite ! – S’adressant à lui — Je croyais être ton amie ! Oksana par-ci, Oksana par-là... Tu es mesquin et méchant ! Je m’en vais !

ELLE : Retenant Oksana. Attends ! Ne pars pas.

LUI : Eh bien, toi .... tu parles toute seule maintenant ?

ELLE : Pourquoi tu dis ça ? Et tu n’oses même pas dire trousser, baiser, fuck ! C’est le fuck qui embellit la femme, c’est ça que tu voulais dire ? Mais même dans le bar personne ne parle ainsi ! C’est dégoûtant ! Merde !

OKSANA : Je ne peux pas rester là à écouter tout ça. C’est comme quand j’avais dix ans et que je voyais mes parents se déchirer ! Cela m’est trop douloureux. Je m’en vais. Il est tard ! Et toi, qui dort dans ce lit, comme une morte, pendant que ce salaud t’écoute respirer. Je ne peux pas regarder ça non plus !

ELLE : N’écoute pas ce qu’il dit, Oksana ! Tu ne l’écoutes pas et surtout tu ne pars pas ! Si lui et moi nous partageons cet appartement, toi, tu seras toujours ici chez toi. Et lui, il n’est pas aussi mauvais qu’il en a l’air. C’est sa défense, il mord au hasard. Pour l’hôtel, je vais te dire. Pourquoi je ne suis pas restée ? Je ne sais pas. Peut-être parce que cet homme ne le voulait pas. Du moins je crois. Pour quelle raison devrait-il supporter ma présence chez lui, me regarder manger et tout le reste, toute la banalité du quotidien. Il me disait que je n’appartiens pas au monde réel, mais à une sorte de monde miroir. Il n’a qu’une seule maîtresse, la solitude. Et moi, je ne le voulais pas non plus, j’ai moi aussi mon amante, la liberté.

OKSANA : Mon Dieu ! Tu es la se-e-e-e-ule – elle accentue le mot – à pouvoir faire un conte de ta vie. Je retire mes paroles. Mais ne dis pas que tu es libre. Personne n’est libre. Sinon tu as raison pour le chien. Personne ne veut être aimé comme aime un chien. Il t’aime comme ça, – elle le regarde — et ce n’est pas ça que tu veux.

ELLE : Ce n’est pas si simple. Ce n’est jamais aussi simple qu’on le voudrait. Celui qui fait des mots-croisés, dans ton bar, il m’a demandé de lui montrer mes seins.

OKSANA : Tu as dû être choquée ?

ELLE : Non, parce que tu sais bien que je ne les montre jamais.

OKSANA : Alors ?

ELLE : Je lui ai dit : « Réfléchis avant de demander ça, parce que si je te laisse les voir, tu risques d’être déçu. Désolée, à moins que tu ne sois gérontophile ! Tu craques pour les vieilles » ?

OKSANA : C’est un gérontophile. Il craque pour les vieilles, mais toi, tu n’es pas vieille. Arrête de te torturer avec des conneries !

ELLE : Riant. Un gérontophile, peut-être, mais un gérontophile philosophe ! Sais-tu quel discours il m’a tenu ? Pour un peu, il m’aurait convaincue de les lui montrer. Il m’a dit : « Tu ne peux rien me montrer que je n’ai déjà vu. Mais je les aime tous. Ceux en forme de poire ou d’orange, et les boutons d’ascenseur, les gants de toilette, même ceux en forme de poivrons grillés, et encore les gros pis, avec des veines gonflées. Je n’aime pas du tout les seins ronds et fermes. Les hommes sont fous ! Il n’y a rien à voir dans des seins sans complexe et sans passé, qui me sautent au visage en me disant : « Regarde combien nous sommes beaux et mignons » !

OKSANA : Incroyable ! Quel discours et quelle philosophie !

ELLE : Attends ! Le meilleur est à venir. Il a ajouté : « Tu sais pourquoi je suis tout le temps dans ce bar ? Parce que la vue d’une nouvelle paire de seins me confirme que le monde est bien à sa place et qu’il ne change pas. C’est rassurant ! » – Et après il m’a dit ! : « Allez ! Je vais me débrouiller sans tes seins. Chaque système philosophique a ses faiblesses. Tu seras mon point faible. Et je vais t’avouer une chose, je suis amoureux d’Oksana » ! Il est amoureux de toi !

OKSANA : Le pauvre idiot. Mais je comprends ce qu’il peut ressentir, parce que moi aussi j’aime, ma petite, et c’est toi que j’aime ! Mais toi ... tu vas t’accrocher à moi, et je ne pourrai plus me débarrasser de toi ! Je comprends cet homme, celui de l’hôtel. Tu aurais été un poids pour lui, une contrainte, comme une alliance. Tu l’aurais enchainé avec ton regard, tu lui aurais parlé fidélité, devoir et finalement tu lui aurais demandé de rompre. Comme celui-là, avec sa bouteille. Je crois bien qu’il va la finir.

ELLE : Je veux juste un peu d’amour. Je ne suis pas exigeante !

LUI : Qui ne veut juste un peu d’amour ? C’est justement ça, être exigeant ! Moi, je ne veux rien ! Je ne demande rien.

OKSANA : L’amour, après tout, ce n’est que le frottement d’une peau contre une autre peau, et un peu d’humour, mais toi, tu es trop sérieuse. Je t’aime, bébé, et je suis si fatiguée. — Elle regarde le lit. – Tu es très pâle et ton souffle est si rapide ! Est-il sur toi, ton chevaucheur sauvage ? Est-ce qu’il te monte ?

Un violoniste apparaît dans l’ombre. Il est habillé d’un frac, en chemise blanche. Il joue quelque chose de sensuel, romantique et sentimental, même naïf. La lumière s’éteint. Un homme nu fait l’amour avec la femme dans le lit. Ca doit être une scène sensuelle, rêveuse, tendre. Une danse de deux corps.

LUI : Mais je me sens ridicule ! Tu me dois bien ça. J’ai quand même mon amour-propre et je me sens humilié.

ELLE : Tu n’as pas à te sentir ni humilié ni ridicule. Et moi, j’ai l’air ridicule ?

LUI : Non ! Cruelle !

ELLE : Cruelle, et alors ? Je ne te dois rien. Quel amour-propre ? Tu as raison, je suis dure, mais je suis dure aussi avec moi-même ! Je t’ai menti. Oksana n’est plus au bar depuis quelques semaines. Elle a disparu, et personne ne sait où est elle. Tu n’as pas idée des pensées qui me passent par la tête.

LUI : Oksana est une putain. Il ne peut rien arriver de mal à une putain... rien !

ELLE : Et alors, à moi non plus, si je suis une pute, rien ne peut m’arriver de mal. Alors pourquoi restes-tu là, dans le noir, à m’attendre, puisque les putes, comme tu dis, ne risquent rien.

LUI : Tu es répugnante ! C’est dégoûtant, ce que tu viens de dire.

ELLE : Mon corps était comme un galet ! C’est ce qu’il m’a dit, celui de l’hôtel. Parfaitement. Et toi, tu ne m’as jamais dit des choses comme ça. Tu me dis seulement que je suis méchante et cruelle !

LUI : Et bien, tu as eu la chance de tomber sur un connaisseur. Maintenant, ici, je ne suis rien d’autre qu’un domestique et je n’ai pas le temps de penser à ton corps. Et puis, tu ne couches pas avec moi.

ELLE : Si nous n’avions pas ce contrat, peut-être que, de temps en temps, j’aurais pu dormir avec toi. Le sexe est un autre genre de contrat. Il est très exigeant et c’est pourquoi je me masturbe. C’est comme ça que je comprends ma liberté. Mais, parfois, je préfèrerais être en-dessous. Tu sais, me donner toute, sans réticence, ne plus résister, ne plus être comme cet oiseau apeuré, égaré dans une pièce, surmonter, vaincre mes peurs et me laisser briser toute entière.

LUI : C’était comme tu le dis. Tu te donnais sans réticence.

ELLE : J’ai oublié. Mais je me souviens que, après, j’étais mécontente, comme si tu m’avais volée, que tu avais volé ton plaisir de mon corps. Celui de l’hôtel, lui, il a pris tout ce qu’il voulait ! Ah, quel voleur !

LUI : Et maintenant, es-tu mécontente de ce voleur ?

ELLE : Non. Parce que moi aussi, je lui ai volé quelque chose. Je sais que mon galet restera dans sa chaussure. Ca lui fera mal, il ne s’habituera pas. J’ai peur pour Oksana. Ivan a voulu la vendre à un riche ! Elle est sauvage, libre, tu la connais. Elle fera quelque bêtise ! Elle ne travaille plus au bar depuis quelques semaines.

Oksana, pendant tout ce temps, est dans le lit avec la dormeuse. Elle a mis du vin dans son verre. Elle a changé la musique pour changer le rythme du dialogue entre les deux (lui - elle).

OKSANA : Ne crains rien, chérie. Je vais bien. Ne t’inquiète pas pour moi. Tu l’as entendu. Les putes vont toujours bien ! Une femme te cherche. Elle est là-bas dans le coin. Tu n’as pas fermé la porte à clé, hier soir. Elle porte une pastèque. Je me demande où elle a trouvé cette pastèque, ce n’est pas la saison. Elle est très vieille. Comme la grand-mère du conte de la fille en or. Elle t’appelle par ton prénom. Personne ne t’appelle ainsi, par ton prénom. Tu es simplement la petite, la douce, le bonbon. Je ne dis pas rose bonbon. Tu dis que le lit, dans la chambre, grinçait et que l’homme, celui au style classique était au-dessus et qu’il n’arrêtait pas !

ELLE : Non ! Il n’arrêtait pas ! Mais je l’ai entendu gémir. Très faiblement, comme un voleur. Parce qu’il ne voulait pas que je le vois prendre son plaisir de mon corps. C’est comme cueillir les cerises dans le jardin du voisin. C’est beau et honteux à la fois et la salive te vient à la bouche rien qu’en pensant à la saveur du fruit. Et pour lui c’était ainsi. Il était pressé ! La vieille de la chambre voisine, celle qui était fripée comme une vielle pomme, elle aura probablement compté les coups du lit contre le mur, et elle nous aura enviés. C’était beau, Oksana !

LUI : Ta grand-mère est venue. Elle a apporté une pastèque. A quoi penses-tu ? A lui ? Ton galet va le blesser, c’est ça que tu veux entendre ? Bien que... maintenant ton galet ne me fasse plus mal. Depuis longtemps. Le temps ferme toutes les blessures. Oksana va bien. Ne t’inquiète pas, ne t’inquiète pas pour elle. Elle va très bien. Ta grand-mère est là. Regarde-la, allez, va l’aider.

OKSANA : C’est ta grand-mère, bébé ? Et toi ... il est au-dessus, toi en-dessous. Ne parle pas à ta grand-mère de baise. C’est ta grand-mère ! En le regardant. Comment il l’a vue ? Il fait semblant de ne rien remarquer, comme un bon domestique ! Et alors, mon cul ? Maigre ? Comment ta grand-mère a-t-elle réussi à traîner cette énorme chose ? Ce monstre doit peser au moins cinq kilos. Quelle pastèque !

La vieille femme porte une grosse pastèque. Elle est habillée de manière tout à fait normale. Ni ses vêtements, ni ses mouvements ne sont ceux d’une vieille villageoise. Elle se penche sur le lit et retire la couette qui couvre la femme.

LA GRAND-MERE : Quel est l’idiot qui t’a couverte ainsi ? Tu es toute en eau ! Tu es toute nue, vêtue de ta seule peau. Tu es belle nue, je comprends !

ELLE : Elle approche du lit et serre dans ses bras la vieille femme. Grand-mère, c’est toi ? Est-ce que je suis en train de mourir pour te voir habillée comme ça ? Qu’est-ce que c’est que ces vêtements ? Où sont ton tablier, ta coiffe, et tout le reste ?! Et comment tu parles ! Tu ne parlais pas comme ça et voilà que tu parles maintenant comme quelqu’un de la ville, mais tu lui ressembles tellement, à ma grand-mère. Ah, je vois. Tes chaussons ! Tu es venue en chaussons, à cause de la neige et que tu avais peur de glisser et de tomber ! Et pour que je te reconnaisse ! Nous avons mangé de la pastèque le jour de l’Assomption. C’était en été ! C’est toi, grand-mère, c’est vraiment toi ?

LA GRAND-MERE : C’est moi, mon bébé ! Qui veux-tu que ce soit d’autre ? On va perdre beaucoup de temps si je te parle patois, comme avant. Je ne sais pas ce que tu veux dire par « se la faire mettre jusqu’au fond », et je n’ai jamais vu une telle chose nue – elle regarde Oksana – cette chose au nom si particulier. Bien que j’aie donné naissance à six enfants ! Alors, ne perdons pas de temps. – Elle s’adresse à Lui Toi, vas vite à la cuisine couper la pastèque. – Montrant la femme nue allongée sur le lit —Tu ne vois pas qu’elle est brûlante ? La pastèque fraîche lui fera du bien !

Il sort avec la pastèque.

OKSANA : serre la main de la vielle femme. Je suis russe, c’est pourquoi mon nom est particulier.

LA GRAND-MERE : Je ne sais même pas ce que c’est une russe. Là-haut, on dit qu’elles sont des putes, mais je ne connais pas ce mot ! Vous deux, vous vous faites trop de câlins.

ELLE : Grand-mère ! Y-a pas de mal à ça ! Elle est mon amie. Raconte-lui, à Oksana, ce que tu as fait quand ma mère à feint d’être morte. As-tu eu peur ?

LA GRAND-MERE : Bien sûr que j’ai eu peur ! Je criais « Elle est morte la pauvre, elle est morte ! » Et ta mère avait les yeux révulsés, mais elle n’était pas morte, elle faisait seulement semblant. Quelle comédienne ! Toutes mes filles, qui sont tombées de ma jupe, étaient des comédiennes. Il n’y a que le garçon qui était tranquille, mais avec toutes ces femmes autour de lui, il n’avait pas le choix. Cela ne l’a pas empêché de poignarder l’autre type. Ah ! Tu ne savais pas ça ? Tu t’es mise dans une mauvaise situation ! Pourquoi as-tu la gorge serrée ?

OKSANA : Tu as vu Dieu ?

LA GRAND-MERE : Cette femme, ton amie, qui est russe, est-ce qu’elle est n’est pas un peu timbrée ? Bah...lui, Dieu, je ne l’ai pas vu.

ELLE : Grand-mère ! C’est ce que tu m’as répondu devant l’icône, celle qui est en papier avec un cadre doré. Tu as fait de moi une impie... tu sais ? J’ai bien vu que tu ne croyais pas en Dieu, que tout ça c’était de la frime. Tu as fait des pop-corns dans la poêle !

Il rentre avec la pastèque. Il ne sait pas où la mettre et tourne, désemparé. Oksana prend le plat avec les tranches de pastèque et le met sur le lit. Sur l’invitation d’Oksana, tout le monde s’assied et mange.

OKSANA : Venez ici, sur le lit, c’est plus confortable. – Elle s’adresse à Elle – Dis-lui qu’il apporte des fourchettes, et une assiette pour les graines ! – Il sort sans rien dire.

LA GRAND-MERE : A Elle – Maintenant, raconte-moi ce qui t’a fait gémir ! Mais qu’est-ce que tu fais dans ce lit, sans bouger. Et celui de l’hôtel, il était bien ? Et toi – S’adressant à Lui – dépêche-toi d’apporter les fourchettes et l’assiette pour les graines.

LUI : Il revient en portant des fourchettes et l’assiette. Comment peut-elle savoir si il était bien ? Ils ne se sont pas beaucoup parlés, si tu vois ce que je veux dire !

OKSANA : Elle ne peut pas ne pas comprendre. Elle a eu six enfants.

LUI : Et toi, par où es-tu entrée ?!

OKSANA : Je suis ici depuis toujours. Mais toi, tu ne regardes que ton nombril ! Tu n’aurais pas dû dire que mon cul est maigre !

LUI : Tu n’es pas une putain, tout le monde le sait ! Et elle n’a pas beaucoup parlé avec le type de hôtel, le classique, elle te l’a déjà dit, non ? Elle ne pense même pas que cela peut me blesser ! Elle le fait tout le temps, me blesser. Et ton cul est maigre. C’est comme ça !

LA GRAND-MERE : Eh bien, tu es devenu bien courageux ce soir, toi le refoulé. Ne vois-tu pas que sa vie est accrochée à un fil, fin comme une toile d’araignée. Elle se balance au bout de ce fil. Tu veux le casser, ou quoi ?

Au bout d’une corde, une femme nouée pend dans l’air, et son corps se berce dans la lumière des projecteurs, de temps à autre elle apparaît et disparaît.

ELLE : Tu vois, grand-mère, je ne peux pas te dire si le classique de la chambre rose bonbon était fort et encore moins si c’était un homme bien. Comment le savoir ! Regarde celui-là, le moraliste, je sais tout de lui. Il est fort, plus fort que moi. Il a humé ma vie. Et maintenant il attend. Regarde comme il se réjouit en pensant que demain matin, quand il m’apportera le café, il entendra le coup de feu dont je lui parle depuis tant d’années. Et il deviendra libre. Bien que d’après notre contrat, chacun de nous est libre, chacun de son côté.

LA GRAND-MERE : C’est la vie qui est inviolable ! Sinon de quelle liberté me parles-tu ? Ton père va bien, si tu veux le savoir. Son cœur ne lui fait plus mal. Il voulait venir avec moi, mais je lui ai dit que la situation ici ne me semblait pas si noire. Je lui ai dit. « Sed’ta, c’est moi qu’j’y va et j’sa ben par où. Ti, ti e là d’puis peu. » Et je suis partie.

OKSANA : Qu’est-ce qu’elle dit ? Quelle route, pour où ?

ELLE : Elle dit que la vie que je mène n’est pas la vraie vie et que papa va bien.

OKSANA : Quelle langue elle parle ?

LUI : Elle parle la langue des femmes !

ELLE : Ne crois pas ça ! Ecoute maintenant ce que peut dire un homme. Parlons de quand j’ai perdu mon bébé, qui était aussi ton bébé. A cette époque je n’avais pas les moyens de prendre une chambre d’hôtel. Je ne pouvais donc pas me faire baiser par un homme, par un classique, recevoir en moi sa semence. Lorsque j’ai eu ce saignement comme un poulet qu’on égorge, et que les caillots de sang étaient comme des œufs qui sortaient de moi, t’es-tu conduit comme un homme ? Ou es-tu resté dormir dans ta chambre, tandis que j’étais assise dans la salle de bain, à regarder le sang couler à chaque poussée. Et puis j’ai eu cette chose dans mes mains. Elle luisait ! Comme un embryon d’extraterrestre, il brillait, il était moelleux, souple sous mes doigts. Puis je l’ai jeté dans les toilettes. Je pense que j’ai bien fait. Et le sang s’est arrêté. Puis tu es venu me consoler ! Tout endormi ! Bah ! Tu semblais tellement inquiet !

LUI : Ce n’est pas vrai ! Ce que tu dis n’est pas juste ! Comment j’aurais pu rester avec toi, alors que c’est toi qui m’a mis à la porte en me disant de te laisser tranquille !

ELLE : Voici la question. Pourquoi le lui ai-je dit ? Pourquoi grand-mère ?

Le corps de la femme pendue se secoue fortement.

LA GRAND-MERE : Doucement ! Tu vas rompre le fil d’araignée au bout duquel tu te balances. Tu n’es pas en guerre avec lui ! Tu n’as rien compris. Tu as ton propre combat ! Les hommes ne supportent pas la vue du sang. C’est pourquoi Dieu ne leur a pas donné le pouvoir d’enfanter.

OKSANA : Grand-mère, ne sois pas fâchée contre moi, mais je vais te dire. Parlons des hommes. Tu vas me comprendre, car tu n’es pas seulement une grand-mère. Tu es la grand-mère de cette petite, qui me fait souffrir ! Tu sais, elle n’aime pas du tout ses seins, alors que j’en rêve et que je veux les caresser de mes lèvres. Tu comprends, hein ? C’est pareil pour les hommes. Il y en a un dans le bar. Il fait des mots-croisés et il est amoureux de moi. La petite a failli lui montrer ses seins.

ELLE : Oksana, je veux que tu m’embrasses... maintenant, Oksana, vite ! Grand-mère, je suis si triste, grand-mère !

LA GRAND-MERE : Il me semble que j’aurais dû venir avec ton père ! Vous êtes dans une situation inextricable – Elle s’adresse à Oksana – Et celui qui fait des mots-croisés, tu dis qu’il t’aime ?

OKSANA : Oui ! Il m’aime à la folie ! Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’une fois je lui ai dit que j’ai eu un fibrome utérin et que je n’aurai jamais d’enfants ! Je lui ai raconté comment j’avais perdu un demi-litre de sang avant que ce beau chirurgien ne m’administre l’anesthésie et que je me réveille sans utérus. Et ce fou avec ces mots-croisés a déliré. Il répétait que j’étais devenue parfaite, sans ce nid où couve la vie. Il est fou, j’ te dis ! Ne me parles pas des hommes ! Tu es d’une autre époque, grand-mère, tu n’es plus dans le coup. Plus du tout. A ton époque, les hommes étaient différents.

LUI : Que sais-tu des hommes ! Que tu connaisses les femmes, c’est possible. Tu as envie de la mienne.

ELLE : Je ne suis pas ta femme, souviens-toi de notre contrat ! On vit ensemble, mais chacun est libre ! Maintenant, je comprends... la vie ! Le plus important c’est la vie !

LA GRAND-MERE : Arrêtez de vous quereller ! Arrêtez ! – La grand-mère s’adresse à Elle. – Ton amie peut avoir envie de te faire des câlins. Il n’y a pas de mal à ça ! Embrassez-vous ! Dieu aime que les gens s’embrassent. Mais ton amie me paraît un peu folle. Tu sais ce que ça veut dire, folle. Elle te raconte des histoires. Dans quel livre as-tu lu tout ça, Oksana ? Oksana, c’est ton prénom, c’est ça ? Dans quel livre as-tu lu que les hommes étaient différents ?

ELLE : Grand-mère ! Ne te fâche pas, grand-mère ! Elle ne sait rien. Je ne lui ai rien dit.

LA GRAND-MERE : Regarde-moi bien. Avant de rompre le fil, mon fil ! Ce même fil que maintenant ma petite fille veut couper avec ses dents. Imagines-tu ce que j’étais alors ? Il n’en est rien resté. J’étais devenue desséchée comme une gousse de haricot. Je respirais à peine. Et ma peau me brûlait, surtout à l’arrière du cou. Je ne pouvais plus respirer en position couchée. Et j’étais seule. Mes filles venaient s’occuper de moi, mais la nuit je restais seule. Je suis partie alors que la seconde fille était venue me nourrir. Un soupir, et c’était fini. Parce que quand tu as des enfants, tu n’as pas le droit d’être mal. Les enfants peuvent avoir de la peine, se sentir blessés, mais toi, tu ne peux pas te permettre d’être mal. J’ai attendu d’avoir plus de quatre-vingts ans, pour me décider à rompre le fil. Et toi, ma belle, pourquoi es-tu si pressée ?

ELLE : Je suis triste, grand-mère, pourquoi rester ? Tu dis que papa va bien ?

LA GRAND-MERE : Ton père va bien. Il a enfin trouvé l’endroit où est caché l’or apporté par les cent mulets d’Alexandre. Il a dit qu’il était passé cent fois à côté de lui dans la forêt, et que de là-haut on le voit très bien. Le docteur est arrivé lui aussi, et maintenant ils contemplent l’or de là-haut. Dans le cercueil du médecin il y avait une pièce de monnaie romaine. Ils sont très heureux et rien ne lui fait plus mal. Mais il est inquiet pour toi.

OKSANA : Tristement Je ne pourrai jamais avoir d’enfants.

ELLE : Non-o-on ! Je mettrai au monde ton enfant ! Seulement tu dois trouver une bonne semence. Pas celle de l’homme aux mots-croisés. La semence doit être bonne semence, c’est ça que je veux pour toi.

LA GRAND-MERE : Tu vois, elle le fera pour toi. Il suffit de la décrocher du fil. Regarde-la ! – La grand-mère se tourne vers le lit – Qu’elle est pâle !

ELLE : Grand-mère, parle de grand-père à Oksana.

LA GRAND-MERE : La dernière fois que tu me l’as demandé, tu avais dix ans. Et ce que je t’en ai dit alors, je ne m’en souviens pas.

ELLE : Quand ma mère m’a dit que tu étais une sainte, la tante s’est mise en colère. Elle a dit : « Papa s’appelait Kaline « l’Aigle » ! Maman l’a chassé de la maison. Comment peux-tu dire qu’elle était une sainte ? Elle ne savait même pas où est la tombe de papa » ! Tu sais, elles se disputaient tout le temps.

LA GRAND-MERE : Je ne suis plus fâchée contre ton grand-père ! Quand mon sixième bébé a commencé à bouger en moi, le cinquième n’avait que trois ans et j’ai arrêté la guerre contre lui. C’est ainsi. Quand vous avez des enfants, vous avez un autre combat à mener. Pourquoi est-ce que j’irais sur sa tombe ? La semence de ton grand-père était de la bonne semence, mais le champ avait besoin d’être entretenu et il l’a négligé. C’est pourquoi je t’ai demandé si cet homme de l’hôtel était un homme bien ? Si tu n’es pas bien ici avec ton moraliste, cours vite chez celui de l’hôtel. Si tu n’es pas bien non plus avec lui, trouves-en un autre. Ou fais des câlins avec cette russe, qui va avoir son bébé. Et surtout ne t’accroche pas à qui que ce soit ! Respire, ma fille, n’arrête pas de respirer. Il suffit d’être en vie. J’ai donc eu six enfants. Si j’avais été comme toi, que seraient devenus mes enfants ? Ta tante aimait se faire baiser. Je ne t’ai pas dit la vérité ! Je sais très bien ce qu’est la baise jusqu’au fond ! Et ta tante le savait aussi ! Tu dis Kaline « l’Aigle » ? Ton grand-père était beau, et il m’a fait six enfants ! Tu dors nue, ton moraliste tourne autour de toi, mais votre foyer est vide !

OKSANA : Tu devais beaucoup l’aimer pour lui donner six enfants !?

LA GRAND-MERE : Réfléchis donc avant de parler. L’aimer ? J’ai fait pour lui un appentis, une cabane, si tu préfères, pour qu’il y dorme la nuit. Sinon, il m’aurait fait des enfants jusqu’à ce que mon nid soit complètement défoncé.

ELLE : Ma tante dit que grand-père a été trouvé noyé par les voisins, et que tu l’as enterré dans ses vêtements mouillés ?

OKSANA : As-tu fait ça, grand-mère ?

LA GRAND-MERE : Ne m’appelle pas grand-mère, entends-tu ? Je ne suis pas si vieille ! Oksana prend un air coupable. – Je plaisante, Oksana ! Je plaisante et maintenant je le regrette. La haine que j’avais pour lui, je ne l’ai plus. – La grand-mère s’adresse à Elle. – Entends-tu, il ne faut pas vivre comme ça ! Mange, prends un peu de pastèque, tu es brûlante ! Ca va te rafraîchir. La rivière avait débordé, et il a dû tomber dans l’eau. Pourquoi les voisins auraient-ils voulu le noyer ? Nous n’avions que peu de terre et nous ne mangions que des pommes de terre et des haricots !

OKSANA : Moi, j’aime les pommes de terre !

LA GRAND-MERE : On ne peut pas les aimer quand on en a mangé tous les jours. Mas ce n’est pas le problème. Ton grand-père s’est noyé par fierté – La grand-mère s’adresse à Lui. — Et toi aussi, tu veux ma petite fille pour satisfaire ta fierté.

LUI : Allons donc ! Mais qu’est-ce que c’est que cette femme et sa psychanalyste de grand-mère. Quant à la fierté, je n’ai pas de fierté !

ELLE : Ah, oui ? Tu me guettes lorsque je rentre dans ma chambre, comme un chien de garde ! Tu ne veux pas de ton os, mais tu ne veux pas qu’un autre le prenne ! Puisqu’on ne couche plus ensemble, qu’est-ce que ça peut te faire que je me mette sur le dos, ou que Oksana lèche mes seins ? Ca ne te regarde pas ! Tu voudrais que je te sois reconnaissante mais je ne le suis pas ! Tu me parles de dignité mais il n’y a pas de dignité dans cette vie que nous menons ! A toi aussi je vais te construire une cabane, comme ma grand-mère l’a fait pour mon grand-père, tu y dormiras et enfin je retrouverai ma liberté et ma vie !

LUI : Mais tu n’as personne chez qui aller puisque tu vis ici. Et le classique ne veut pas de toi ! Personne ne veut de toi. C’est ton galet, sans doute, qui fait trop mal !

OKSANA : Arrêtez ! Arrêtez ! J’en ai assez !

LA GRAND-MERE : Allez, déchirez-vous ! Montrez vos dents ! Demain vous vous réveillerez et trouverez votre chemin. Les chemins sont nombreux. Il y en a un pour elle et un pour lui. Mais vous êtes dans le noir, comme des aveugles ! Sortez de ce cauchemar ! Six enfants, j’en ai élevé six, et vous me parlez d’amour-propre ? Assez ! Je dois partir, ta tante n’est pas très bien. Elle est vieille. Je suis déjà allée chercher la plupart de mes enfants, mais j’en ai encore à ramener. Et vous me parlez de dignité ! À Oksana Tu me plais ! Tu auras ton bébé, très bientôt ! Tu n’as rien à craindre de ce Ivan, son destin l’attend à l’entrée du bar ! Bientôt il va le rencontrer. Et tu seras libre. Tu n’auras plus besoin de te cacher !

ELLE : Grand-mère, grand-mère ! Eh, bien, raconte quand maman a attrapé l’anthrax, et quand la charrette l’a écrasée ? Elle a toujours la marque de la roue sur la jambe ? Ne pars pas, grand-mère ! Je veux partir avec toi !

OKSANA : Tu l’as entendue, je vais avoir un bébé. Peut-être que ce fibrome, je l’ai rêvé. Et l’homme du bar, celui des mots-croisés, tu l’oublies ! Il n’as pas encore vu tes seins. Tu sais le monde ne va pas s’écrouler si tu ne lui montres pas tes seins ! Tu n’as rien à faire chez ta grand-mère. Bois un peu de vin. A Lui qui est en train de ranger des objets dans la chambre, de manière quelque peu mécanique, avec un certain pédantisme. Apporte-lui du jus de fruit. Je vais m’allonger à côté d’elle. Elle a la fièvre.

LA GRAND-MERE : Ta mère, regarde comme elle était forte. C’est mon enfant préféré. Peut-être que j’ai tort, mais toi, c’est pareil, je t’aime plus que les autres. Pourtant tu ne lui ressembles pas, à ta mère. Elle savait serrer les dents. Toi tu ne le sais pas, tu veux seulement être heureuse. Il ne suffit pas de le vouloir, il faut aussi le pouvoir. Il te faut apprendre à serrer les dents, et c’est dur. Le mieux pour toi serait de trouver ton propre chemin, et ainsi de trouver la paix. Demain, d’en haut, je ne veux pas entendre à nouveau cette conversation idiote quand il t’apporte le café. Et que tu te serais tirée une balle dans la tête ! Bon, je pars, ta tante m’appelle. Qu’elle est assommante. Pourquoi n’appelle-t-elle pas ton grand-père ?! C’était un aigle, non ?! Tu vois, on peut toujours se déchirer à belles dents, je t’ai appris ça, et c’est facile. C’est pourquoi je suis venue te dire que faire des câlins, s’embrasser, c’est plus difficile. Embrasse-la, Oksana, que je parte !

La lumière s’éteint. Les deux femmes s’embrassent. Il est revenu, et regarde la femme qui dort dans le lit. Il tient un verre à la main.

Il se dit à lui-même
Elle dort, il fait déjà jour, mais elle dort ! Ensuite, il éteint la lampe et quitte la pièce. On entend le téléphone qui sonne et on entend sa voix, puis il frappe à la porte, un peu timidement.

Elle dit : Oui. Il entre. Elle est habillée, à ses pieds, une valise. La fenêtre est ouverte et l’intérieur est un peu plus éclairé, tout semble différent. Le lit est fait.

LUI : Ton café est prêt.

ELLE : Il ne fallait pas, ne te crois pas obligé de le faire. Tu n’as d’ailleurs aucune obligation de rien !

LUI : Mais je l’ai fait ! As-tu encore fait ce cauchemar ? Hier soir, tu es rentrée tard. Je t’ai entendue.

ELLE : Oui, j’étais dans un hôtel.

LUI : C’est toujours ce que tu me réponds le matin. Pourquoi fais-tu ça ?

ELLE : Pour te faire souffrir.

LUI : A quoi ça te sert, de me faire du mal ? Avec qui étais-tu dans cet hôtel ?

ELLE : Avec un homme, un type bien, quoique nous n’ayons pas beaucoup parlé.

LUI : C’est nouveau, ce changement de scénario.

ELLE : Qu’est-ce que tu veux dire ?

LUI : Que tu dises que c’est un type bien.

ELLE : Oui, du moins je crois. Et c’est certainement ce qui va me faire souffrir, comme j’ai souffert pour toi. Mais est-ce que ce n’est pas ça, être en vie ? De souffrir de temps en temps ? Quand on y pense, c’est banal, non ?

LUI : Oui, mais pas souffrir tout le temps, si possible ! Quoiqu’on s’y habitue. Oksana a téléphoné. Elle est à l’hôpital pour deux semaines. Elle veut que tu ailles la voir.

ELLE : Je sais. Elle est enceinte. Elle ne travaille plus dans le bar.

LUI : Je croyais qu’elle était lesbienne. Je voulais dire… qu’elle était attirée par toi.

LUI : Qu’elle m’aime ne veut pas dire qu’elle soit lesbienne.

LUI : Je suis désolé si je te semble ... comment dire...

ELLE : Un butor. Je veux dire .... rude, grossier.

LUI : Tu es différente ce matin ?

ELLE : C’est vrai.

LUI : Qu’est-ce qui est différent aujourd’hui ?

ELLE : J’ai ouvert la fenêtre.

LUI : Je l’ouvre tous les matins.

ELLE : J’ai ouvert la fenêtre et qu’est-ce que j’ai vu ? Un chemin. Savais-tu que nous vivons sur une large voie ? Que notre foyer est sur cette voie et que nous pouvons toujours partir pour aller là où nous voulons. C’est très simple.

LUI : Je vois où tu veux en venir. Tu t’en vas.

ELLE : Tout le temps il était devant mes yeux, ce chemin. C’est donc facile.

LUI : Je serai triste sans toi.

ELLE : Je sais. Et moi, je vais peut-être être triste. Dans un foyer il y a toujours quelqu’un pour te faire un café ou un thé, si tu es malade. C’est ce qui est bien dans un foyer. Ce qui est le plus difficile c’est de le quitter.

LUI : Tu pars avec lui, l’homme de l’hôtel ?

ELLE : Non, ne crois pas ça. Il y a de nombreuses routes. L’une d’elle peut m’amener à la chambre rose bonbon. Mais pour l’instant je veux juste me promener un peu. Ce serait bien que tu en fasses autant ! Tu peux rencontrer quelqu’un sur ta route !

LUI : Tu sais que si tu t’en vas, peut-être que tu entendras le coup de feu de ton cauchemar mais tu auras peur de revenir et d’ouvrir la porte.

ELLE : Je sais, mais tu ne le feras pas. Ce serait complètement inutile et mélodramatique. Je déteste le mélodrame et rien ne m’arrêtera. Même si j’entends ce coup de feu, je serai libre. Peu importe qui appuiera sur la gâchette. Je ne reviendrai pas et je n’ouvrirai pas la porte. Tu aurais dû comprendre ça, cette nuit ! Cela a été une longue nuit. Pour tous les deux ! Même si j’entendais un coup de feu, je partirais.

P.-S.

L’auteure remercie son traducteur, Jean Monier, pour son aide précieuse.

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