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Larsens III. Chuck Berry. Club To Ten. Paris. Février 66 

lundi 29 juin 2015, par Grégory Hosteins

À peine quelques photos et je sens déjà l’effet d’une sorte de persistance rétinienne. Les images commencent à se chevaucher, voire à se superposer les unes sur les autres. Bien sûr, la posture de Chuck y est pour quelque chose, tellement proche de celle que prenait Johnny Ramone à l’Eric’s Club une semaine avant ou onze ans plus tard : retour de ces jambes qu’on lance de part et d’autre du buste, loin, le plus loin possible, histoire peut-être de s’ancrer plus fortement dans le sol, peut-être aussi pour s’en rapprocher d’une autre manière ; assise élargie et non plus vacillement d’une colonne.
Mais là où on aurait surpris Johnny Ramone s’oubliant dans un moment de jouissance : tête en arrière, buste incliné, genoux légèrement fléchis, un sexe grotesque et factice que l’on tripote entre ses doigts − la virtuosité du solo comme masturbation publique −, Chuck Berry, lui, les yeux exorbités, pointe sa guitare vers l’assistance : sexe mitraillette avec lequel on ne sait trop s’il vise quelqu’un (une groupie qui le rejoindra plus tard derrière la scène) ou s’il tire seulement dans le tas, faisant du numéro un jeu de massacre. Lointain Sex Pistol. Ancien braqueur.
Faisant du sexe une arme.
Armer son sexe. Le sortir, l’allonger, le gonfler, l’étirer démesurément jusqu’à pouvoir le prendre entre ses deux mains.
Faire chanter le sexe, le même pour les deux, Gibson ou Fender. Un troisième sexe sans caisse, plein et vibrant.
Moquer la virilité du sexe dressé, gigantesque, obscène, jetant sa semence où il veut. La musique comme sperme disséminé dans les oreilles et les yeux. Qu’on balance le jus !
L’androgynie comme grand rire adressé à la vêture des genres.

Ou lui substituer une arme. La guitare comme cache. Comme signe équivoque. Mystérieuse pudeur.
Les deux cas de figure se lisent dans la courte histoire de cette musique du diable. Indication répétée dans le jeu de scène de son origine physique. Déchéance et grandeur. Enfin le sexe se fait entendre en public sans passer par la voix. Inutile de chercher dans les textes la politique du rock, inutile d’en faire l’expression d’une jeunesse, éternelle rebelle, il balance une nouvelle puissance dans l’arène, la puissance du désir. Il saisit cette puissance à sa source dont il fait son acmé. Ne pas vivre au-delà de ce temps où l’on brûle de désir. Temps nouveau que le rock souligne, affirme, établit. Auquel il ouvre un espace, des relations, des objets.
L’adolescence n’est plus une période générale encastrée dans la vie de chacun, une étape coincée entre enfance et bel âge, elle affiche une maturité nouvelle qui surplombe et encombre la totalité de nos vies. Chuck Berry et tant d’autres ont chanté leur goût interdit pour les Sweet Little Sixteen.

Chuck Berry vous vise

Tu t’acharnes sur des photos Tu choisis des instants au hasard Tu refuses de parler des vidéos de bouts de concert Tu plonges ton crâne dans la musique pendant que ton regard se fixe sur l’image immobile Tu espères quoi ? que l’image s’anime ? Tu voudrais que les figures se mettent à suivre, à battre en mesure, ce qui te passe par la tête

Je défais la correspondance entre l’image et le son Je coupe le câble qui relie l’espace et le temps Je cherche à tirer le fil de leurs relations qui s’emmêlent son et lumière, scène et studio, plateau et parterre

L’espace de la scène est devenu silencieux Réduit aux dimensions d’une feuille de papier, il repose immobile sur un grand bureau L’un et l’autre, à leurs échelles respectives, sont des surfaces sensibles La scène réduite révèle des signes inaperçus autrement Des signes musicaux au même titre que les notes et les temps que l’on note sur les partitions Le rock’n’roll s’écrit sur la scène Au fil des photos, je fais le relevé des signes qu’il y dépose On désignait par Notes à l’origine la couche de signes non alphabétiques présents dans un texte Tous les signes n’ont pas de figure Je collecte ces signes sans figure Les blancs, les intervalles, sont les signes qui espacent la scène plateau parterre avant-scène coulisse scène studio bruit musique

[/Le disque a été promu par l’industrie et par la philosophie elle-même au rang d’inscription éminente, seule écriture authentique de la musique rock, source de droits et d’argent, partition nouvelle − les concerts n’en seraient que l’exécution, l’approximation, la représentation hasardée
Ben voyons/]

Tu lances la lecture d’un morceau qui s’enchainera à un autre ou se repetera x temps Tu alteres les dimensions de la scene mais tu laisses la musique libre de se déployer telle quhabituellement on lentend Hors de toute presence des musiciens qui lont jouee une fois, deux, trois fois, indefiniment Tu confies à une machine le soin de lire la musique ecrite, gravee ou numerisee, lui demandes de te restituer son ecoute Tu crois à la fidelite des machines Beaucoup aujourdhui luttent pour maintenir la haute fidelite des machines Contre la lecture selective des appareils qui repliquent Contre lecriture volontairement schematique des fichiers audio Les machines te dessinent dans loreille une vague musique Le bruit des masses degrade la purete de lœuvre conservee dans le disque Lecriture musicale numerique accepte le bruit et se percoit meme comme ce qui peut seul le franchir Musique embarquee dans les flots sonores de la ville

[/Photos, vidéos, peu importe. Ce qui compte est de conduire son désir vers la scène. Ne pas chercher au-delà la musique, dans les coulisses et ses histoires de drogue, de sexe et de fric. Le rock est obscène, ne laisse rien de ses affaires dans l’ombre, se les porte sur un plateau. C’est sur scène (et en studio) que l’on sait ce qu’il en est de la dope, du sexe, de la monnaie pour et dans le rock’n’roll/]

Persistance rétinienne. Part II

Tu ne pénètres plus les images. Tu n’y rentres plus dans l’idée d’explorer le romanesque qui s’y trouve et s’y cache. Tu ne vis plus cette expérience de façon romantique. Pourtant, tu préfères les photos qui te donnent leur cadre immobile et leur mutisme stérile. Description et lyrisme y ont ainsi toutes les chances d’y prendre leurs aises : la peinture verbale y trouve son terme, la satisfaction, une fois le cadre épuisé, d’être arrivée jusqu’au bout ; le chant poétique l’assurance d’être pleinement entendu, lancé aux côtés d’une image dont le silence est connu pour soutenir toute épreuve. Mais aucune fiction ne se lève. Aucun néant, aucune vide, dans l’image où passer. Pas moyen d’enjamber le cadre. Les photos s’empilent les unes sur les autres et font trop d’épaisseur. Essaie encore, pour la dixième fois, d’écrire sous la dictée de Roll Over Beethoven. La musique va bien réussir à percer l’image.

Emotion

Sous l’ancien régime, les autorités disposaient d’une échelle assez simple pour mesurer et qualifier les troubles à l’ordre public. Il y avait la guerre civile qui représentait le degré maximum de bouleversement, puis, je crois, les séditions, les émeutes et enfin, même s’il y avait peut-être encore quelques degrés supplémentaires, les émotions. Les émotions étaient des phénomènes publics, collectifs et directement politiques. Le pouvoir monarchique et les autorités urbaines ne séparaient pas le régime des passions théâtralement stylisées et l’éclat des actions civiles. L’émotion circulait sans problème entre l’art et la politique. Le rock’n’roll est le nom d’une nouvelle émotion. Cette musique n’exprime pas les émotions préalables des individus qui la jouent ou l’écoutent de près, elle n’est pas non plus l’expression d’une jeunesse, entendue comme groupe d’âge ou génération du moment (puisqu’elle est liée à cette expérience singulière de la vie et du temps par laquelle nous reconnaissons et recherchons aujourd’hui la jeunesse essentiellement dans l’adolescence de l’homme et non dans le retour du printemps ou la vigueur de dieux éternels), le rock’n’roll est l’invention d’une nouvelle émotion qui n’existait pas avant lui. Parmi tant de marques qui signalent cette émotion, ce sont les cris qui la font entendre le plus nettement. Le rock non seulement remanie l’expression de cris qui pouvaient exister dans les musiques antérieures, accueille ceux qui existent dans les musiques qui lui sont parallèles (blues, soul, funk, reggae, house, rap…) mais intègre aussi, aussi et surtout, les cris qui demeurent étrangers à toute musique. De tous ces voix pourfendues, le rock’n’roll fomente une émotion (composée d’autant de sentiments, passions, affects anciens et récents que l’on voudra) qui devient partageable.
Sont donc vaines les critiques récurrentes formulées contre lui. Celles disant qu’il détourne la colère des jeunes vers des culs-de-sac artistiques, celles qui déplorent (pour montrer aussitôt qu’il ne pouvait pas en être autrement) que cette colère s’étouffe trop vite dans les machines à tube de l’industrie musicale ; celles aussi qui ne voient dans cette musique aucune audace formelle capable de changer en profondeur nos façons d’écouter ou d’habiter bruit et silence. Le rock n’est ni une révolte, ni une agitation passagère, c’est une émotion politique à l’intensité spécifique. Une émotion nécessairement comprise entre certains seuils : l’émeute est probablement son niveau supérieur, le pic de son intensité, là où la musique se donne sans reste et ouvre à autre chose ; le concert où l’on se tient tranquillement assis sur sa chaise, écoutant attentivement chaque note déjà entendue sur le disque, représente lui le niveau inférieur. D’où la destruction du dispositif scénique du concert quand l’émotion se répand, se développe, s’amplifie et emporte l’agitation des corps on ne sait où.
Mais le rock n’exprime pas non plus une émotion localisée en chacun. Elle a ses mouvements, ses repères, ses circuits et ses directions. C’est un même rythme, une même série d’intervalles, de battements, qui d’un côté s’exprime dans la musique et de l’autre s’imprime sur la scène. C’est une même danse globale, un même mouvement de foule qui passe dans le son, la lumière. Le rock est lié au mouvement du rassemblement. Musique qui a donné lieu aux plus étonnants des rassemblements éphémères. Woodstock a préparé les cités transitoires des contre-sommets des altermondialistes. Ce n’est pas une musique de masse, c’est une musique capable de faire masse, d’appeler une foule d’individus dispersés pour les faire se côtoyer en un point avec et du fond de leur plus grande violence. Les manifestations se meurent de toujours marcher au pas militaire. Front, rangs, aucun débordement. Discipline, Discipline. Les batucadas ont remis un peu de carnaval et de jeu dans les déambulations collectives. Le rock’n’roll a-t-il été trop vite été écarté des rues pour mordre réellement sur les mouvements populaires ?

Persistance rétinienne. Part III

Il y a toujours cet effet de persistance qui ne cesse pas, qui fait que je n’aborde plus chaque nouvelle photo en ayant quitté la précédente, je suis toujours en suspens, dans l’écart. Le temps se décale face aux mouvements de l’espace : les scènes se succèdent, toutes différentes les unes des autres mais le temps ne suit pas le même rythme. Je suis bien en face d’une nouvelle photographie, bien délimitée par son cadre, offrant un nouvelle figure de légende du rock, mais je suis encore dans le temps de l’émeute, dans le temps de l’apocalypse qu’annonçait le Punk. Je ne peux pourtant pas croire que la mémoire subitement décroche de la perception, que les images se conservent dans ma mémoire pendant que les choses continuent de se donner telles quelles à ma vue, souvenir écran. Je suis simplement ici et ailleurs, présent et absent. De la même manière qu’un même mot peut dire deux choses à la fois, autorisant ainsi tous les jeux de langage, cette ubiquité est capable de mille choses qu’on ne peut réduire aux seules illusions, confusions et autres erreurs. Demande-t-on au langage ordinaire d’être aussi précis que celui des mathématiques ? Pas de raison que ma vue soit toujours celle de l’aigle.
Je sens donc Johnny Ramone aux côtés de Chuck. Je ne le vois pas, même pas en transparence, mais je le sens. Car Johnny Ramone ne s’est jamais réfugié dans ma mémoire, revenant voir Chuck de l’avenir tel un fantôme, Johnny n’a jamais quitté mon regard. Il y a une mémoire, ou plutôt une durée propre à la perception, qui fait qu’il n’est pas besoin de recourir à une hypothétique faculté extérieure appelée Mémoire pour introduire le temps dans l’acte de percevoir. La perception a ses rythmes et ses scansions et Johnny n’est jamais parti pour revenir plus tard devant la frappante ressemblance de sa posture avec celle de Berry. Il s’est simplement mis de côté, poussé un peu dans les marges (on voit ses pieds qui dépassent près du bord supérieur du cadre) ne sachant tout à fait ni s’il fallait attendre qu’on le rappelle, s’il pouvait aller piquer un somme quelques temps quelque part : Johnny demeurant là, indécis, toujours disponible au cas où le regard se tournerait à nouveau vers lui. Je regarde Chuck Berry sur l’image du même moment où se tenait devant moi l’image des Ramones. Ce temps dure en moi. Pas besoin de me remémorer ou de me souvenir de quoique ce soit.
Il va finir par avoir foule sur scène.

Duck Walk le long de la rampe

Pourquoi ne pas avoir choisi de montrer le pas de danse pour lequel Chuck Berry est resté célèbre ? Pourquoi ne pas avoir choisi cette façon spectaculaire qu’il avait d’arpenter la scène ? Une scène n’est qu’un espace abstrait, vide, platement géométrique (tant de mètres carrés sur tant d’autres mètres carrés) tant que les musiciens ne l’ont pas parcourue et disposée à leur manière. Le Duck Walk est la signature de Chuck sur la scène rock’n’roll. Une de ces danses qui traça sur les planches et les ruines du théâtre un espace propice à ses secousses et ses balancements.
Il y a quelque chose des lieux de foire, du cirque, dans cette façon qu’il avait de se déplacer sur la scène. On amuse le public, on lui montre des tours, on le retient près des planches comme s’il pouvait à tout moment s’en aller voir ailleurs. Le jeu de scène comme combat permanent contre le départ, la fuite toujours possible du public. Tradition du music-hall ? Peut-être. Aussi des fêtes foraines. Un forain acrobate virevoltant en costume de ville. Le public est venu mais n’est pas enchaîné au spectacle. On a payé, certes, mais cela ne nous oblige pas à rester jusqu’au bout, à consommer sans reste tout ce qu’on pense avoir acquis en venant ici, on demeure libre de partir comme si l’on avait payé que dalle. Il y a spectacle mais seulement apparence de concert. On paye pour voir mais on ne regarde pas au-delà du plaisir que l’on prend pour rentabiliser son placement.
Chuck Berry amusant le public dans son cône de lumière nous montre le spectacle inséparable du rock. Le public pourra le regretter, les musiciens aussi, cette musique est d’emblée spectaculaire. Et les moyens grandiront, grandiront, si bien que la recherche de certains rapports entre musique et spectacle, son et lumière, feront l’histoire même du rock’n’roll, son incessante reprise, ses succès, ses échecs. Le rock n’est pas un simple show dans lequel la musique ne serait qu’un décor, une ambiance, mais il ne s’entend pleinement qu’au sein d’un spectacle. Un spectacle dont les lois ont changé, un spectacle qui n’est plus tout à fait un concert : car dans celui-ci les yeux se tournent vers où point la musique − pour l’entendre d’autant mieux qu’on suivra de près tous les gestes, toutes les inflexions du visage, tous les mouvements de scène d’où sortent chaque note : écriture scénique infraliminaire. Un spectacle qui n’est pas un simple show pour autant : que voit-on dans un stade sinon un écran vidéo, une foule immense et des pantins gesticulants minuscules ? Entre show et concert, entre les deux pôles, l’œil et l’oreille entrent dans de nouvelles certaines relations. Mais lesquelles ? Ni opéra, ni comédie musicale, ni théâtre chanté, ni messe moderne. Un principe pourtant : il faut voir quelque chose du rock pour l’entendre.

Affiche Tournée australienne 1959

Le voir entre deux micros. Trois sous d’autres angles. Et personne, à cet instant, pour porter la parole. Il ne chante pas. Il se tient là entre les deux, il a chanté, il chantera : durant une bonne partie du spectacle. Ce que le rock’n’roll ne sacrifie pas à la chanson populaire se joue ici entre les micros : au bout de cette guitare menaçante et grotesque. Le rock est une musique instrumentale, une musique dans laquelle, mille fois moins que le jazz, on apprécie les voix non-humaines. On joue de la guitare pour faire entendre ce qui dépasse l’humanité ordinaire. Rien de mystique, rien de transcendant, ce qui ne monte jamais sur la scène.

[/Le rock est un art de l’espace aussi bien que du temps. Moins qu’un art, un jeu.
On joue du rock comme on joue sur une scène. C’est le même jeu décliné en deux temps.
Scène et studio.
/]

P.-S.

Non je t’assure, je trouverai. Il y en a dans toutes les villes. Certains mêmes qui connaissent une bonne partie de mon répertoire. Ici, tu sais, je suis une vedette, et même l’attraction. Il n’y a même pas besoin de répéter, on répète sur scène au moment du concert, il faut vite m’apprendre. Non, je me rappelle jamais de leurs noms. Je sais pas où ils vont les chercher. Tiens ce soir, c’est les… les araignées bleues ! Non ! Les Cadillac roses. Non c’est pas ça, les Apaches majeurs, les blanc-becs assoiffés, les barreaux dessoudés, les rayons de lune les flamants roses les lunettes dechiotte lespoupéesgonfléesles SteveMillerBandlesphénixlespierresroulantesles

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