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Le Dernier Rêve de la Raison 

dimanche 2 août 2009, par Dmitri Lipskerov (Date de rédaction antérieure : 26 novembre 2009).

Ilya Ilyassov le Tatare vendait du poisson frais dans un magasin qui s’appelait « Alimentation ». Ce vendeur avait entre autres à sa disposition un grand comptoir de marbre, couvert des entailles qu’avait causées un énorme trancheur, alourdi de morceaux de plomb pour que le couteau ne glisse pas de la main quand on avait affaire à un poisson particulièrement grand, dont il n’était pas facile d’ouvrir le ventre dur.
Pour être plus précis, Ilya n’était pas supposé se limiter au poisson frais, pêché sur place dans un grand aquarium aux eaux sombres, à l’aide d’une épuisette dont le manche de chêne avait été poli à en briller par ses mains calleuses : le Tatare vendait aussi du poisson surgelé, qu’il ne considérait pas comme du poisson, mais les demandes insistantes des clients l’avaient obligé à en fournir. Les clients expliquaient que le poisson congelé convenait bien pour les tourtes au levain, agrémentées d’œufs durs émiettés. D’un autre côté, il était bon en simple friture à la chapelure, et il était également irremplaçable pour nourrir toutes sortes d’animaux domestiques — chats, chiens..., une gentille créature d’âge vénérable nourrissait même de cabillaud congelé un canari à la voix puissante, qui mourut bientôt de la très profonde solitude dans laquelle il se trouvait.
Ilya disposait aussi d’un petit local supplémentaire, où l’on entreposait toutes sortes d’outils pour travailler les différentes espèces de poissons — des couteaux pour racler les écailles les plus résistantes, des crochets en fer forgé où l’on suspendait des poissons aux dimensions particulièrement imposantes, qui avaient été légèrement salés par le Tatare sur toute leur longueur, selon une recette unique, une recette qu’il avait inventée lui-même dans sa jeunesse, désormais bien lointaine, dans la Crimée couverte de pêchers, au bord de la mer Noire... Si l’on ouvrait le ventre d’un tel colosse avec une lame tranchante, les yeux du client enthousiasmé voyaient apparaître une chair d’un rouge très tendre, plutôt grasse, et de ce fait, d’un jaune translucide sur les bords, accrochée à de molles arêtes blanches. Il était rare, le client qui restait indifférent à un tel spectacle ; en général, il se mettait aussitôt à saliver et achetait un morceau de la délicatesse pour ses bambins, tout en se représentant la chair fine et tendre, étalée tel un drapeau rouge sur une tranche de pain de mie français enduite de beurre fondu. Au-delà, son imagination lui promettait une tasse de café crème et le mélange de sensations gustatives, sucrées et légèrement salées, si agréables pour commencer un dimanche ensoleillé.
Ilya le Tatare n’était pas propriétaire, même s’il travaillait dans une coopérative, mais il gérait son affaire en patron, prenait soin de son comptoir comme s’il lui avait appartenu, et le lavait à la fin du service au moyen d’un chiffon propre, veillant tout particulièrement à ce que l’odeur de poisson n’empire pas et n’effraie pas le client, le lendemain matin, en lui donnant l’impression que les produits étaient avariés.
Dans l’aquarium où les comestibles attendaient leur sort en agitant faiblement l’eau de leurs queues bariolées, Ilya promenait un gros tuyau en caoutchouc branché sur un compresseur fait maison, afin d’envoyer dans l’eau l’air qui permettait à la marchandise de garder un aspect vivant et de ne pas s’endormir avant l’heure.
Quoique au fond de lui-même, le patron du magasin s’étonnait du zèle de son vendeur, il se comportait comme si c’était tout à fait normal, comme si l’attitude du Tatare face au travail était tout ce qu’il y avait d’ordinaire, et il allait même jusqu’à donner moins de primes à Ilya qu’à ceux du rayon boucherie. De toute façon, Ilya n’avait pas besoin de primes, dans la mesure où il avait un « client permanent », qui payait « son » vendeur pour toutes sortes de services. Comme : priver de vie une carpe vigoureuse cherchant à s’échapper de l’épuisette qui l’avait tirée des eaux sombres, en lui assénant sur la tête le coup puissant d’un marteau de bois. Son corps se tordait alors avec une ardeur folle dans le piège du filet, le colosse semblant se tendre comme un ressort, pour prendre son envol vers les cieux et luire au-delà des nues de toutes ses écailles dorées, tel un deuxième soleil. En général, Ilya achevait le poisson du premier coup... Comme : ôter en deux mouvements ces précieuses écailles, enfoncer le trancheur plombé sous la queue et le tirer par le tranchant de sa lame jusqu’à la caboche fracassée, répandant les entrailles sur le marbre blanc, avec des organes tressautant encore dans leur agonie... Quelques instants plus tard, l’âme du poisson était déjà loin, mais l’on pouvait déposer aussitôt son corps dénudé dans une poêle et se délecter du crépitement de l’huile de tournesol, après avoir passé ses filets à la farine de froment. C’est pour cela que le client permanent payait un supplément à Ilya le Tatare.
Environnée de ses viandes et autres saucissons, la vendeuse du rayon boucherie chassait son ennui en observant la dextérité de son collègue du poisson, et jusqu’à un certain point, il parvenait même à la surprendre, dans la mesure où de son côté, elle ne pouvait jamais couper un morceau de saucisson au juger, sans se tromper d’au moins cinquante grammes. Mais la vendeuse n’était absolument pas jalouse du travail d’orfèvre accompli au rayon d’en face, et elle mettait tout sur le compte de l’appartenance nationale du maître ès poissonnerie : c’était un Tatare, quelles autres préoccupations pouvait-il bien avoir, mis à part tourmenter des poissons ? Il n’avait pas d’enfants par-dessus le marché, alors que, vu son âge, il aurait plutôt dû avoir des petits-enfants ; c’est vrai qu’elle non plus, elle n’en avait pas, des enfants, mais elle pourrait très bien en avoir, et puis d’ailleurs, le saucisson, c’était pas vivant, pas besoin de le tuer d’un coup de marteau sur la caboche... Et la vendeuse se disait aussi qu’Ilya avait de bien larges pommettes et de bien rares sourcils. Et comment ça se faisait que les Asiatiques aient une pilosité aussi paresseuse sur le visage, et peut-être même sur tout le corps ?... Du reste, en coupant du saucisson en petits morceaux pour une vieille femme, la vendeuse songeait qu’il n’y avait eu aucun Asiatique dans sa vie intime, et qu’elle n’avait absolument pas la moindre idée de la vigueur qu’avait la pilosité de son corps à lui. « Le Tatare doit sans doute ressembler à une poule bien plumée, décida finalement la vendeuse, à une poule jaune et plumée. » Et elle n’y pensa plus, tant que dura la queue devant son rayon. Une fois sa journée de travail terminée, la vendeuse, s’étant heurtée à Ilya dans les locaux du personnel, se convainquit définitivement que le Tatare était une personne désagréable, qu’il sentait le poisson à des kilomètres, qu’il était vieux et bon à rien, même s’il avait l’air robuste, et que ce serait donc bien s’il quittait de lui-même le magasin « Alimentation », laissant sa place à un jeune gars aux yeux candides.
Le reste du personnel partageait l’antipathie de la vendeuse du rayon boucherie. Celle de la confiserie, celui de l’épicerie et même l’équipe auxiliaire des magasins éprouvaient une animosité inexplicable envers le comptoir de la poissonnerie, et la petite bande discutait parfois de la question en passant, élaborant des plans élémentaires pour débarrasser le magasin du Tatare. Leur petite délégation allait de temps en temps trouver le patron pour qu’il résolve ce problème professionnel, arguant du fait qu’Ilya vivait dans un grand ensemble, au fin fond de la banlieue, alors que leur magasin se trouvait au cœur de la ville, dans sa partie historique, et qu’il aurait été plus logique d’employer quelqu’un du coin, pour que le touriste étranger ne soit pas effrayé par cet homme au crâne rasé, à la peau jaune et aux pommettes saillantes. Mais le patron ne suivait pas les conclusions confuses de son personnel, même si quelque part, dans les tréfonds de son âme, il y avait, tapie, une certaine animosité envers ce vieillard taciturne aux yeux bridés, dont toute la personne, de ses grands doigts osseux jusqu’à ses épaules affaissées pleine d’une force accumulée au fil des années, manifestait un calme permanent - et par là même effrayant... En tant qu’employé, Ilya était bon, et c’est pour cela que le directeur se faisait violence pour l’apprécier, mais de loin, en veillant à se trouver le plus rarement possible dans le secteur poissonnerie confié au Tatare.
On ne peut pas dire qu’Ilya aimait ce qu’il faisait. Il serait plus exact de dire qu’il s’en fichait sans s’en rendre compte. Il n’aimait guère tuer les poissons, ou voir ceux qu’on n’achetait pas crever à cause de la surpopulation de l’aquarium. Il n’aimait pas particulièrement non plus manier son couteau sur un ventre encore palpitant pour en racler les écailles, mais il devait le faire : c’étaient là les inconvénients de la profession et Ilyassov s’acquittait de sa tâche en employé docile, depuis de longues années. Depuis quand, déjà ? Ilya ne s’en souvenait plus.
Quand donc le Tatare avait-il fait son apparition dans le magasin ? Qui avait embauché cet homme à la prononciation défectueuse qui le rendait mutique ? Personne n’en savait fichtre rien. Où avait-on égaré son livret censément gardé dans un coffre, telle une relique intangible ? Tout cela avait été relégué dans le néant. Depuis dix ans déjà, le magasin appartenait à l’actuel propriétaire, avant quoi, il avait été la propriété de l’Etat, qui appelait l’Entreprise « Etablissement commercial n°49 »...
En revanche, Ilya aimait les poissons. Les poissons, tout simplement. Il les aimait sans en avoir conscience, comme les gens aiment les chats ou les chiens, émus d’être attendris et, tout bêtement, de pouvoir aimer ainsi, et il accueillait les bêtes à écailles dans une partie de son inconscient sombre et épais. Il pouvait, des heures durant, observer le mouvement des corps argentés dans l’aquarium, regarder les poissons entrer délicatement en contact, se frotter l’un à l’autre ou se caresser. Il aimait voir bouger leurs ouïes, qui s’ouvraient comme des coquilles pour dévoiler à l’observateur des entrailles pourpres, voir leurs queues soulever l’eau à la surface, voir des bulles gonfler sur leurs bouches lippues...Notons toutefois que tout cet amour inconscient, ou cet engouement, se portait exclusivement sur les gros poissons, ces bêtes vigoureuses dont les corps véhiculaient des kilogrammes de viande saine, collée à des arêtes robustes, dont les têtes aux grands fronts heurtaient la vitre de l’aquarium comme des têtes de taureaux... Le menu fretin, le stupide gardon par exemple, la perche des rivières ou la grémille à la nageoire venimeuse, qui s’en allaient en bouillie dans la soupe dès la première minute, ne suscitait pas le moindre sentiment chez Ilya. C’était le genre d’attitude qu’on a en général envers les insectes familiers qui rampent en permanence sous nos pieds : ils ne nous gâchent pas la vie, mais ils ne l’embellissent pas non plus. Les fourmis par exemple.
Le Tatare avait également vu des poissons exotiques. On en trouvait dans les animaleries spécialisées, et la variété de leurs couleurs avait un peu étonné Ilya, comme un feu d’artifice étonne lors d’une fête, mais pour le reste, il considérait que les poissons d’eau chaude étaient simplement une forme de vie comme il en existe pléthore, et qu’en conséquence, il n’y avait pas de quoi se focaliser là-dessus. Une fois seulement, dans une petite animalerie, Ilya vit nager dans un aquarium de ces petits poissons qu’on appelle piranhas, ceux dont la bouche est entièrement bardée de dents acérées, d’une grandeur disproportionnée par rapport à la taille du reste de leur corps. Il y avait dans ce magasin une brochure, où l’on expliquait avec moult fioritures la voracité de ces poissons, capables, lorsqu’ils formaient un petit banc, d’engloutir un homme adulte en dix minutes. « Evidemment, c’est de la publicité », pensa Ilya, mais les dents des poissons, crochues et d’un blanc carnassier, piquaient la curiosité du Tatare, l’effrayaient même un peu, il fit donc l’acquisition de cinq étrangers pour procéder à une expérience.
Le lendemain matin, cinq créatures de la famille des piranhas furent plongées dans l’aquarium du magasin où, en cette heure matinale, nageaient paisiblement des carpes dodues, exhibant leurs gros ventres dans l’attente paresseuse de leur destin.
Ce qui se produisit ensuite engendra chez Ilya un sentiment d’accablement extrême, on peut même dire un choc insupportable.
Au début, il ne se passa rien dans l’aquarium : durant les premières minutes les carpes nagèrent de leur côté, les piranhas allaient et venaient en groupe, d’un coin à un autre, comme s’ils se familiarisaient avec ce nouvel endroit ; ils heurtaient la vitre de leurs dents, qu’ils faisaient claquer comme des fourchettes et lançaient des regards féroces à Ilya.
« Que de la publicité ! » se redit le Tatare. « Ce n’est pas rien d’engloutir un homme ! »
Il allait se mettre à ses occupations habituelles, quand un mouvement imperceptible se produisit soudain dans le milieu aquatique. Les piranhas se mirent en groupe et tournèrent plusieurs fois sur eux-mêmes, dans une synchronie parfaite. Un, deux, trois... Leurs têtes de harengs aux dents aiguisées inclinées vers le fond, les poissons dressèrent alors la queue et, l’espace d’un instant, ils demeurèrent dans cette position, totalement immobiles. On aurait dit qu’ils examinaient une vieille carpe en train de se reposer au fond de l’aquarium. Cette carpe avait été légèrement blessée par une épuisette, et la chair rose de son flanc, suintant le sang, se détachait sur le fond gris. Sans doute la douleur causée par cette blessure tenait-elle moins le poisson isolé de ses congénères que la simple envie de se reposer d’eux, comme un malade des gens bien portants. Mais soudain — on aurait dit qu’il avait reçu un ordre — , le petit groupe se rua vers le fond, dans un élan parfaitement maîtrisé. Et il y avait tant de volonté, une telle fulgurance carnassière de flèche dans ce mouvement, il prit une telle vitesse qu’Ilya le Tatare recula instantanément de l’aquarium, et quand il y revint, le quintette de prédateurs avait déjà arraché, au moyen de ses dents crochues, la chair rose de la carpe affolée de douleur, qui essayait d’écarter les petits assassins par de puissants coups de queue. Tout l’aquarium était en ébullition ! Soulevée du fond, la vase tourbillonnait, les autres habitants reculaient dans tous les coins... Mais le stupide poisson au cerveau minuscule avait déjà compris que sa fin était proche, que les énormes morceaux de chair arrachés à son ventre allaient être dévorés en même temps que son tendre foie par ces étrangers inopportuns, qui lui avaient causé, à lui, le mâle de cinq ans ayant toujours ignoré la peur, une mort inévitable, pénible et inutile ; et à cette pensée, le grand poisson se réconcilia involontairement avec son destin, il cessa d’agiter vainement la queue et se coucha sur le flanc, les yeux rivés vers la surface... Les autres habitants de l’aquarium, qui étaient aussi des carpes grasses, se tapirent dans le coin le plus éloigné du réservoir et observèrent la fin cruelle de leur frère, clapant bêtement des lèvres. Du sang pourpre tourbillonnait dans l’eau sombre, les piranhas s’agitaient, déchiquetant les restes de chair savoureuse, et une minute plus tard, sur le fond sale de l’aquarium, descendit le squelette, rongé jusqu’aux arêtes, de cette carpe qui avait survécu jusqu’à un âge avancé.
— Mince ! s’exclama Ilya qui revenait à lui après cet étonnant spectacle. C’est donc ça !
La vendeuse du rayon boucherie avait observé le même spectacle que le Tatare. Elle avait apprécié ce qu’elle avait vu et elle attendait que les nouveaux venus réitèrent la même procédure avec les autres carpes, ce qui ferait passer le temps de manière intéressante jusqu’à la pause déjeuner.
— Quel expérimentateur nous avons là ! fit la vendeuse à voix haute.
Mais le Tatare démentit ses attentes. De nouveau sur pied, il s’empara de l’épuisette, balaya les eaux sombres et, d’un seul mouvement, attrapa tout le banc de piranhas, dont les mâchoires claquaient encore par inertie, cherchant à mordre les fils de capron de l’épuisette.
— Tiens, prends ça ! s’exclama le Tatare, et il frappa de toutes ses forces l’épuisette sur le sol.
Les poissons qui s’étaient déversés du filet tressautaient sur les carreaux de faïence, et Ilya, dans un accès de rage, se mit à écraser leurs chairs carnassières du talon de ses bottes, cherchant à aplatir, avec ses ferrures, le corps des créatures exotiques. On aurait dit que le Tatare était pris d’une sorte de transe. Il écrasa les fauves sans répit, comme s’il vengeait le poisson national profané par les conquérants étrangers, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une bouillie de piranhas, mélangée à de la saleté ordinaire.
— Iya-ouou-a ! hurla Ilyassov d’une voix terrible, ce qui fit jaunir encore son visage et pinça ses lèvres en un sourire étrange. - Prends ça ! siffla-t-il. Prends ça !
Un fou ! La vendeuse du rayon boucherie en était persuadée, mais à voix haute, elle dit qu’on ne devait pas se livrer à des expériences dégoûtantes sur un bien qui appartenait à un propriétaire privé. On n’avait qu’à utiliser son propre silure puant, qui nageait dans un aquarium pour lui tout seul, sous le comptoir. C’est que nous sommes au courant, pour ce silure ! Parfaitement !
Et effectivement, il y en avait un, il faut bien le dire. La camionnette « Poissons frais » l’avait apporté pour les fêtes, mêlé par hasard aux carpes, et on l’avait plongé dans l’aquarium commun, où Ilya l’avait rapidement découvert. C’était un silure relativement petit, d’environ huit kilos, avec de longues moustaches et une gueule écrasée, rappelant de manière subtile le visage d’Ilya.
Le Tatare avait aussitôt éprouvé pour lui un sentiment confus et, marmonnant de manière inintelligible, il avait demandé au patron l’autorisation d’acheter lui-même ce poisson inhabituel pour leur magasin. Le patron s’était contenté d’hausser les épaules et avait accepté un prix au kilo identique à celui de la carpe. Il y eut des vendeurs pour s’indigner : pourquoi était-ce Ilya qu’on autorisait à acheter le silure ? Tout le monde avait envie d’un poisson pareil pour les fêtes, mais quelqu’un fit remarquer que les silures vivaient dans la vase et que c’étaient là de mauvais poissons, inutilisables, même en friture — trop gras et aussi puants qu’un pneu de caoutchouc brûlé.
— C’est de la bouffe pour un Tatare ! entendit-on dans l’annexe et l’on s’esclaffa.
L’on en resta là.

Paru aux Editions du Revif en 2008.
Traduit du russe par Raphaëlle Pache.
Avec l’aimable autorisation des Editions du Revif.

Voir aussi A propos du Dernier rêve de la raison.

P.-S.

Depuis l’époque de Boulgakov, la littérature russe n’avait pas produit de romancier qui sût allier l’imaginaire fantastique et le sens du réel avec la puissance narrative qu’on trouve chez Lipskerov. Le Dernier Rêve de la raison, l’une de ses œuvres maîtresses, et la première à être traduite en français, se situe, comme Le Maître et Marguerite, dans la lignée gogolienne, paradoxalement plus vériste que le naturalisme alors même qu’elle affectionne le surnaturel, et centrée sur l’universel quand elle évoque l’ici-et-maintenant de la réalité russe la plus terne ou sordide.
Les mésaventures du vendeur de poisson Ilyassov et du policier Sinitchkine, deux personnages a priori ordinaires, voire minables, servent de prétexte au déploiement d’un récit totalement imprévisible, plus palpitant qu’un suspense et doublé d’une métaphysique qui convainc d’autant mieux qu’elle ne cherche jamais à s’imposer. L’énorme succès de ce roman en Russie, où il a connu plusieurs éditions, témoigne du don rare de Lipskerov, d’émerveiller à la fois le grand public et le lectorat le plus exigeant.

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