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Le grand atelier surréaliste 

A propos de la vente aux enchères du contenu de l’appartement d’André Breton

mercredi 15 janvier 2003, par Kenneth White

L’annonce de la vente aux enchères, début avril à l’Hôtel Drouot-Richelieu, du contenu de l’appartement d’André Breton situé 42 rue Fontaine, Paris 9e, est à la fois une honte pour la France et un affront à toute conception exigeante de la culture.
De temps en temps, de la masse des écrivains, artistes et intellectuels, émerge une figure d’exception qui, au lieu de simplement ajouter à l’accumulation culturelle en faisant tourner la machine, renouvelle le terrain. Ce fut le cas d’André Breton. Son existence, je ne dis pas sa « carrière », fut exemplaire. Il se situait à la fois au-dessus et surtout en dehors de la scène ordinaire. À une époque et dans un contexte socio-politico-culturel où le mot « démocratie » est de plus en plus sous-traduit en populisme, voire en médiocratie vulgaire, il représente toujours un ailleurs et une potentialité.

On a caricaturé à outrance le surréalisme (ne parlons pas de l’emploi complètement inepte du mot " surréaliste " dans les médias). On a ironisé sur le comportement "autocrate" de son inspirateur. Qui n’a entendu parler du "pape du surréalisme" ? Ce rebelle n’expulsait-il pas ses rebelles ? Précisons. Ceux que Breton expulsait du groupe surréaliste n’étaient pas des rebelles. C’était tout simplement des esprits prêts à s’enfermer dans des cadres plus rigides (tel Aragon) ou plus faciles (tel Dali) que le champ à la fois subversif, iconoclaste, explorateur et jouissif dans lequel il évoluait.

Pour faire avancer un mouvement radical de cet ordre, pour le maintenir en dehors des modes passagères, des grandes machines broyeuses et du cirque pseudo-culturel, il faut une certaine autorité, et même (c’est Artaud le "fou" qui le disait) de la discipline. C’est encore une des leçons qui restent à tirer du surréalisme. Et c’est encore une raison pour laquelle des esprits plus accommodants, plus enclins à se glisser dans des moules tout faits, ne seraient pas mécontents de voir le surréalisme non seulement marginalisé, écarté, mais encore dispersé, éparpillé, réduit à une série étiquetée d’objets curieux.

J’ai évoqué une conception exigeante de la culture. Celle qui a cours dans nos milieux socio-culturels aujourd’hui est purement objectiviste. C’est l’idée (le mot est évidemment trop beau) selon laquelle il suffit de multiplier les objets - films, livres, concerts, expositions - pour faire œuvre culturelle. À côté de cette conception objectiviste, on trouve une conception sociologique : on crée "la fête de la musique", "le mois du livre", "le printemps des poètes", que sais-je encore ? Tout cela est d’une ostentation dérisoire, d’une inanité criarde, et ne répond en rien à la question culturelle fondamentale. Il n’existe politiquement aucun projet culturel conséquent, cohérent, inspirant. Il y a production et prolifération, gestion sans vision, consommation et confusion.

Breton le savait, et le disait, d’une manière incisive et acerbe. C’était l’empêcheur de tourner en rond, et qui allait à contre-courant.

Bref, Breton ne nageait pas dans le bain tiède de l’autosatisfaction partagée et de la convivialité générale. Non seulement il se situait ailleurs, mais il proposait un programme radicalement différent, qui consistait à ouvrir un tout autre champ. Breton ne parlait pas, par exemple, de "littérature" ("déluge sans colombe", disait déjà Marcel Schwob), mais de champs magnétiques.

Au fil du temps, la vie de Breton (c’est le cas de beaucoup d’esprits de grande envergure) devint de plus en plus solitaire. À la fin, face à une marée montante de médiocrité bruyante et technicolore (il l’avait vue s’enfler aux États-Unis), il en appelait même à l’occultation nécessaire du surréalisme. Il y a, en effet, des moments de l’histoire où la seule attitude digne, et efficace à la longue, est la distance et le silence.
C’est cette distance et ce silence, et en même temps tout un "champ magnétique" qui est représenté par l’atelier de la rue Fontaine.

On peut dire bien sûr que l’essentiel du message de Breton est dans ses livres, que l’œuvre complète est en cours, et que le bradage tous azimuts du contenu de l’atelier n’a somme toute pas grande importance.
Mais l’atelier de travail de quelqu’un comme Breton est une œuvre en elle-même. Un tel atelier est l’extériorisation d’un cerveau. Si la plupart des "maisons d’écrivain" préservées par des fondations privées ou étatiques ont pour destin, sinon pour vocation, de n’être que des haltes dans un circuit touristique, certaines peuvent devenir des lieux symboliques de haute culture. Ce serait le cas de la maison d’André Breton. J’aime le mot de Julien Gracq à propos de l’atelier de Breton : "un refuge contre tout le machinal du monde". Mais, plus encore qu’un refuge, c’était un foyer d’énergie.
Comment donc préserver ce foyer ?

Je veux croire que les services habilités à juger de la question ont pris le temps nécessaire pour en arriver à la conclusion que la configuration actuelle de l’endroit rendrait l’ouverture au public pratiquement impossible. Mais a-t-on envisagé toutes les possibilités ? On a maintenu ailleurs, en tant que maison d’écrivain et lieu symbolique, des appartements plutôt exigus et difficiles d’accès : l’appartement d’August Strindberg à Stockholm, par exemple.

Si une préservation telle quelle in situ s’avère impossible, ne pourrait-on pas envisager une reconstitution dans un autre lieu ?
L’autre question pratique, est, bien sûr, financière.
Puisque André Breton a agi toute sa vie contre les États et les nations, pourquoi, diraient certains, attendre de l’État français une action quelconque en sa faveur ?

C’est que la république française, dans le meilleur de sa tradition, se veut une nation-idée. En tant que telle, elle se situe au-delà de tout nationalisme culturel étriqué. Et, jusqu’ici, malgré toutes les pressions, elle n’a pas accepté la notion que les seules valeurs valables soient celles cotées en Bourse. Elle se doit de ne pas laisser le contenu de la maison d’André Breton se faire exhiber sur le marché public comme la culotte de Marilyn Monroe ou la canne de Fred Astaire.

Il n’est pas, je l’espère, trop tard pour que cette énorme inconvenance culturelle soit évitée.

Sinon, l’image symbolique de la France, en Europe et dans le monde, serait sérieusement entamée. Il n’y aurait plus qu’à se résigner à voir des éléments de culture mondiale élaborés en France s’envoler en poussière et la terre de France se couvrir, insidieusement, de Disneylands en tous genres.

1 Message

  • > indignation contre la vente "André Breton" 30 mars 2003 00:19, par Laury Granier

    Nous sommes indignés du manque de respect des responsables actuels de l’Etat français sur le chapitre de la succession et j’ose dire de la spoliation du poète André Breton.

    Permettre ainsi de brader, ou de vendre au plus offrant, tous les objets découverts et achetés par cet homme, le long du parcours de sa vie, l’un des plus intéressants parcours qui soit, pour favoriser les spéculations malhonnêtes de futiles marchands, me paraît une honte qui mettra sans doute et à jamais, aux oubliettes de l’Histoire, de la Poésie et du Surréalisme ceux qui ont aujourd’hui la charge de la culture et de la conservation du patrimoine culturel de notre pays.

    Nous pensons ne pas avoir ici à rappeler ce qu’a représenté le parcours de la vie d’un homme comme Breton. D’autres meilleurs connaisseurs que moi s’en chargeront. Les textes et les objets et les oeuvres d’art qu’André Breton nous a laissés en héritage attestent d’eux mêmes de ce parcours passionnant qui l’a mené à les acquérir les uns après les autres.

    Ceux qui ont intérêt à faire du commerce de ces objets patiemment recueillis, rassemblés et conservés par ses soins avec amour (cadeaux du Destin réservés à la Collection André Breton, qu’il avait sans aucun doute mérités amplement par son immense tâche et qu’il avait souhaités offrir à son entourage et au plaisir de ses amis) méprisent la vie de cet homme, méprisent la Poésie, méprisent l’Homme dans sa totalité et ses facultés d’invention infinie et de constant émerveillement. Ces objets, ou oeuvre d’art rassemblés, témoignaient d’une profonde connaissance de la vie et de l’Art de la part de celui qui a ouvert la voie et permis, entre autres choses, aux éléments de la réalité d’être utilisés aussi comme les éléments d’une surréalité en constante inventivité et mobilité.

    Nous n’hésitons pas à dire ici qu’une société qui cherche sa voie(x) et enfin qui cherche à se respecter et à se regarder dans un miroir exempt de honte doit bannir à jamais de telles pratiques et les intérêts cupides qui semblent sous-tendre la désagrégation de la succession d’André Breton. Cela est à mon sens valable pour la succession de tous les grands hommes.

    Nous accusons ici d’ incompétence ceux qui, au lieu de prendre les dispositions qui s’imposent en pareil cas pour bâtir à André Breton un musée digne de sa collection, oeuvre d’une vie entière de quête, et qui pourrait enfin être partagée par tous les visiteurs curieux, laisse faire les démolisseurs. Nous les accusons de s’en laver les mains et de préférer lâchement laisser courir les malfaiteurs, les mains pleines. La famille d’André Breton devra-t-elle assister au quasi sabordage de son héritage ? Une seconde mort donc ! Comme si cette famille n’avait pas assez de peine par le manque d’André Breton lui-même !

    André Breton mort, et déchiqueté par les responsables en place en 2003, comme Osiris autrefois, dont les restes avaient été éparpillés cruellement sur tout le territoire de l’Egypte ! Faudra-t-il que nous assistions un jour à la naissance d’une vocation et à l’apostolat d’un homme ou d’une femme, nouveau (nouvelle) Isis, qui sera obligé de consacrer une vie entière à l’oeuvre malheureusement dilapidée d’André Breton pour nous permettre de revoir, enfin réunie et rassemblée dans un même espace consacré à l’exposition, la totalité de la succession André Breton, entièrement reconstituée par ses soins, comme le sont les trésors découverts au cours de fouilles dans certaines nécropoles ou pyramides ou les trésors rassemblés appartenant aux anciens pharaons d’Egypte ? Mais dans ce cas-ci, on avait eu, à l’époque, pour les archéologues de l’avenir, la décence de leur faciliter la tâche, car ceux-ci ont trouvé à peu près tous les objets rassemblés au même endroit ou presque. Pour notre chercheur et spécialiste d’André Breton de l’avenir se sera plus difficile car à notre époque on n’a, semble-t-il, pas tenu compte de sa venue, on a aussi, semble-t-il, perdu le goût d’entretenir la mémoire des grands-hommes disparus, des mérites desquels nous avons pourtant tous hérité. Il faudra donc beaucoup de temps à ce futur chercheur pour retrouver et présenter à nos petits enfants les différents éléments éparpillés sur notre Egypte actuelle : la planète Terre. Nous pourrions, il me semble, par prévention, puisque nous vous en avons prévenu, dès aujourd’hui, éviter à cet(te) Isis de perdre son temps, par ailleurs si précieux, en lui facilitant la tâche. Si nous ne le faisons pas, ce sera pour la Poésie et pour les hommes la perte de l’un des itinéraires les plus intéressants qui soient.

    Si cela devait être le cas, ce sera aussi triste que la scène finale de Citizen Kane d’Orson Welles, dans laquelle après la mort de Kane, tous les objets et les oeuvres d’art rassemblés dans la vaste cave de Xanadu par le collectionneur Kane, seront bientôt dilapidés, alors que des fausses valeurs, en dollars, sont attribuées par les arrogants commissaires-charognards vernis de petit savoir. Kane, qui était une partie de nous tous, nous dit Orson Welles, avait rassemblé toutes ces oeuvres de l’esprit, pour nous les faire découvrir à Xanadu (le château Paradis qu’il a fait construire pour sa femme et qu’il a largement mérité par ses nombreux faits illustres aux services de l’Idéal et de la Beauté). Hélas, il n’en aura pas le temps et son cadeau fantastique et si admirable qu’il voulait nous offrir sera perdu à jamais.

    Malgré cet exemple en forme d’avertissement d’ Orson Welles (pourtant connu de tous les hommes de culture qui se respectent) qui débouche dans le film sur la perte irrémédiable du secret de Kane, la France s’apprêterait-elle à permettre que l’on commette la même dilapidation pour les trésors rassemblés par André Breton ? Permettez-moi de vous dire que les éléments de ce trésor possèdent, qui plus est, tous ensemble, une forte valeur ajoutée liée au remarquable choix du célèbre et inestimable connaisseur ?

    Sans plus parler de l’intérêt culturel que représente un tel héritage, l’intérêt même économique de donner à voir et à connaître ce parcours de vie si original aux touristes du monde entier serait du devoir de notre pays et constituerait une excellente perspective d’avenir économique pour un gouvernement qui cherche à créer des emplois. Dois-je ici rappeler que certains sites archéologiques comme certaines pyramides, certaines tombes (comme celles des étrusques de Cerveteri), ou même certains musées attirent et rapportent financièrement au budget des Etats finalement beaucoup plus que cela ne leur a coûté à l’époque de leur construction ? C’est donc finalement très rentable pour le budget d’un Etat comme le nôtre.

    On finira ainsi, j’espère, par enfin respecter l’itinéraire de cet homme de génie qui a atteint au prix de beaucoup de difficulté, de passion et de travail, le Paradis des Poètes et la connaissance ultime que constitue en elle-même le passage à la surréalité de la mort.

    Ou aurait-il fallu qu’au lieu d’investir financièrement avec talent son argent, pour nous rendre heureux et plus intelligents, André Breton se soit contenté de le dépenser pour construire son propre monument funéraire et/ou son propre sarcophage tout en or et en pierres précieuses pour préserver l’écrivain et le poète qu’il était et que l’on comprenne enfin que le corps d’un poète surréaliste, ou de certains princes éveillés à l’égal du corps des Saints, au delà de leurs morts, sont extrêmement précieux pour l’humanité avec laquelle ils ont cependant choisi de laisser leurs corps, de rester sous la forme d’exemplaires reliques tout imprégnés de leurs âme envolées, talismans contre les cupides.

    Au lieu de cela, humblement, André Breton a préféré nous offrir des objets et des œuvres d’art qui lui ont plu pour nous les faire partager.

    Il est donc évident et de notre devoir de lui rendre son estime et de ne pas autoriser ceux qui cherchent à brader, pour les méprisables fausses valeurs que constituent le primitif appétit d’argent frais, ces objets ou ces œuvres d’art qu’André Breton a beaucoup aimés et qui ont, sans doute, ensoleillé à certains moments son existence et soutenu son parcours d’homme éveillé. Ces œuvres, qu’il a regardées et qui gardent la trace de ses réflexions, nous regardent à leur tour car elles sont André Breton, c’est à dire maintenant nous tous.

    Nous espérons que nos dirigeants seront sensibles à mon message qui reste confiant en leur bon sens.

    Nous nous apercevons, par ailleurs, que nous nous sommes adressés ici à tous les héritiers d’hommes de véritable goût qui osent ou qui se croient obliger de déchiqueter ainsi la mémoire de leurs morts pour une vile compensation mensongère en billets de banque qui, par son pouvoir d’achat, ne remplacera jamais ce qu’ils ont perdus.

    Laury Granier
    32 rue Pierre Nicole
    75005 Paris
    tel:01 46 33 11 18
    fax:01 46 34 53 04
    e.mail : laury.granier@lorimage.com
    site : www.lorimage.com

    Voir en ligne : Protestation contre "la vente André Breton"

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