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Le Patriote 

vendredi 8 mai 2009, par Ahmed Bengriche

RECTO

Rafle avant-hier vers les coups de quatre heures du matin dans le village. Les soldats avaient pénétré dans les maisons à coups de crosses et d’injures, extirpé les gens de leurs couches, cassé tout, déversé l’huile et la semoule sur le sol et pris dans leur foulée les hommes en habits légers, les mains sur la tête. Rapidement les femmes avaient appris qu’on les dirigeait vers le stade – comme la dernière fois. Ainsi on allait les faire agenouiller pendant une douzaine d’heures, en fusiller quelques-uns, leur tenir un discours puis les relâcher dans la nuit.
Hier, on avait assassiné Monsieur Foquet, un colon, sur le pas de sa porte. A bout portant, un homme en djellaba à rayures, qu’on avait vu auparavant rôder dans les ruelles et pénétrer dans une gargote, l’avait abattu et quitté les lieux. On avait essayé de le capturer. L’armée coloniale s’était éparpillée à travers et en dehors du village. Tard dans l’après-midi on avait persécuté et usé de représailles. Une jeune femme, échevelée, avait traîné le long de trois rues la dépouille de son époux sous les youyous de la gent féminine massée aux portes, en chantonnant des choses tristes… La nuit passa, calme.
A l’aube on revint. On fit sortir les gens. Et on les dirigea, une fois encore, vers le stade. Les femmes surent qu’on allait faire agenouiller les hommes, les bastonner, en fusiller quelques-uns, faire ces discours que traduirait Aïssa le Ouakouak , l’ami des colons, dans une langue arabe francisée puis les libérer dans la nuit. Elles se sont accoutumées à ce programme décrété une ou deux fois la semaine, après chaque assassinat. Et c’est pour cela que dans l’après-midi elles vaquaient toutes à leurs besognes en attendant la nuit et la rentrée des hommes qui seraient drôles avec un visage tuméfié ou traînant du pied, calmes, dans la cour commune d’une habitation arabe… au 8, boulevard du Sud.
Tante Meriem, aveugle - elle perdit la vue lors des événements de Mai 45 à la suite de la déportation de son fils - qui occupait une chambre attenante à celle du propriétaire, fit un pas et s’assit à même le sol, parmi les enfants, loin des femmes groupées autour du bassin…

— Il a encore frappé, dit-elle !

— Le Patriote, grand-mère, demanda le fils de Zoubeyda ?

— Oui, le Patriote, chuchota la vieille et les enfants pouvaient voir son visage s’illuminer.

— Tu le caches chez toi, grand-mère…

— Oui mes enfants, chaque soir le Patriote vient pour me saluer.

— Il est grand comme mon père, demanda la fille à Amar ?

— Plus grand, chuchota la vieille.

— Et il t’apporte à manger, fit le fils de Nouar. Il devait avoir cinq ans et était entrain de grignoter un bout de galette.

— Oui, fit la vieille, il se met dans un coin et parle, parle ; aujourd’hui sa voix est devenue rauque ; mais c’est à l’odeur que je le reconnais…

— Et quand est-ce qu’il va encore tuer, le Patriote…

— Samedi, fit la vieille et elle donna deux coups de canne sur le sol !

— Maman, cria la fille à Zoubeyda, le Patriote va encore assassiner le samedi !

— Oui ma fille, fit la mère ; elle avait les deux pieds nus sur le bord du bassin.

— Oui, dit l’aveugle, le Patriote frappera tant que vos pères restent agrippés aux jupes de vos mamans pour subir, comme aujourd’hui, les pires vexations sur la place du stade.

VERSO

Madame Zpezeto regardait le chapeau de gendarme posé sur le zinc et disait si si Madame Rouais doit voir le médecin je l’aurai obligée moi dix ans déjà c’est pas possible comme le temps passe vite que peut-on espérer à part les enfants… Et Monsieur Rouais, l’homme de loi, qui, lui, contemplait le dessous du menton de Madame Zpezeto, avec des coups brefs vers la ligne des lèvres disant si vous saviez Madame Zpezeto j’ai déjà refflechi ça devient comme une obsession des fois je me lève la nuit et je me dis si je ne devais pas faire comme les arabes non non je ne crois pas à cette solution…

— Une tournée, fit une voix ivre !
La salle n’était que fumée, odeurs de sardines, de boissons, de vomissures de bière et de sciure de bois roulée de boue.
Des soldats en uniforme, autour d’une table – ronde comme toute les autres, versant ensemble le reste de leurs bouteilles dans le pichet d’un civil qui était assis à califourchon sur sa chaise, en riant.

— Une toutoutournée, gloussa l’homme civil !

— On les ramène, on les ramène, Aïssa , clamait l’un des soldats…
Comme par enchantement et à la seconde même on déposa les bières sur la table et Aïssa tendit un long billet plissé en éventail à la manière de quelqu’un qui donnait un coup d’épée.

— Je ramène la monnaie, je ramène la monnaie, Monsieur Aïssa, roucoulait Madame Zpezeto.
Aïssa qui portait un pantalon de coutil et une chemise colorée d’oiseaux, prit une bière, la but toute puis laissa tomber sa tête sur son épaule…

— On ne m’aime pas, pleurnichait-il…

— On t’aime bien, dit Monsieur Idot, assis tout seul à une table voisine. L’adjoint du maire, les doigts croisés sur la bedaine, enveloppant d’un regard oblique la diagonale de bières vides qui attendait d’être payée ou débarrassée tout au moins, se sentait on ne peut plus mieux.

— Si… si… on t’aime bien, roucoulait Madame Zpezeto , en déposant la monnaie du billet sur la table.
Monsieur Aïssa libera ses jambes qui étaient croisées, se leva, tourna la chaise, se rassit, les rallongea, se frappa la tête et commanda pour deux autres tables une douzaine de bières.

— Ma France m’a appris à dire merci, bégayait-il…
Tout le monde se mit à rire.

— Et quoi encore, demanda l’adjoint du maire d’un ton affable. Ses mains faisaient riper les doigts sur la nouvelle ligne de bières…

— Deux autres choses !

— Lesquelles, demanda Madame Zpezeto, depuis le comptoir ?

— Boire !

— Et puis quoi encore, fit le gendarme, toujours accoudé au zinc…

— Et boire, répondit le bègue, qui, quand il buvait retrouvait peu à peu toute la souplesse de sa langue.
Hilarité générale, puis Madame Zpezeto lança : La Marseillaise, Monsieur Aïssa !
Aïssa éternua, chantonna en arabe une complainte des plus triste – Cette année ne m’apporte que nuisances/ Ne tarde pas à me fuir toute nouvelle connaissance/ Je ne sais si je suis ceinturé de serpents/ Ou peut-être porté-je des jambières de scorpions-, puis attaqua l’hymne français par le premier bout : Allons enfants de la patrie/ Le jour de gloire est arrivé…
Il se tut puis tira un harmonica tout rouillé de sa poche et sifflota comme un forcené.
On rigola puis Madame Zpezeto se mit à servir une tournée, (chose inhabituelle), qu’elle mettrait sur le compte de la maison.
Bruits. Silence. Beaucoup de bruits. Silence…

Monsieur Aïssa avait les pieds allongés. Il dormait. Sa bouche dont la lèvre inférieure collait à la table enduisait de rouge l’instrument de musique et le bois…Il avait des yeux blancs et un nez perpendiculaire. Deux soldats furent touchés qui se remettaient avec les autres sur pied, maintenant. Mais la totalité des balles atteignit Monsieur Aïssa

Dehors le vent du mois de mars se remit à souffler, dispersant la foule qui grouillait sur la place du marché, poussant une djellaba à rayures vers quelque lieu… Nous étions un samedi…

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