La Revue des Ressources
Accueil > Création > Nouvelles > Le plus fort c’est mon père (2)

Le plus fort c’est mon père (2) 

jeudi 24 mai 2007, par Antoine Dole

Fracture nette. Tout reste là comme en flottement. Et comment se tenir, et quelle attitude prendre. Où qu’il regarde, visages vaguement connus dégueulant de bons sentiments, et certains qu’il ne connaît même pas se répandant plus que d’autres. Comme après la pire des catastrophes, chacun prend le temps de constater, l’étendu des dégâts et ce qu’il y a perdu. Tout converge vers la même pensée, « il nous manquera à tous » alors que pas du tout. Masse de corps habillés de teintes sombres qui viennent encadrer la mère de Baptiste et la pousser juste au bord, et tous attendent d’elle les larmes et la peine, et les cris et la douleur. La veuve. Aucun ne voit comme elle est écoeurée, porter le souvenir de ce mari si fort qu’elle aurait pu sans mal s’allonger à ses côté dans la tombe.

Il aura fallu l’enterrement de son père. Deux ans que Baptiste n’était pas revenu. Depuis qu’il avait quitté Chambé pour se prendre un appart sur Lyon, Baptiste s’était efforcé de toujours trouver prétexte à contourner l’endroit, se faisant vie ailleurs, invisible et anonyme. Pourtant, ici comme hier, Baptiste reste immobile, sans oser faire un bruit, sans oser déranger. Assis sur le canapé, juste au bord du coussin, il observe par la baie vitrée du salon son petit frère Etienne fumer une clope à cheval sur le muret du jardin. Il le revoit encore, pendant le discours du curé, se mordant l’intérieur des joues si fort que son visage se déformait, et comment il ne fallait pas contredire, que le père était un bon père et le mari un bon mari. On ne dit pas du mal des morts, mais même de son vivant on n’aurait pas contredit. Larmes de haine qui venaient barrer les joues, coulant droites et lourdes comme du plomb, finissaient de porter les coups au-dedans.
Il aimerait aller le voir. Ils ne se sont pas parlé depuis l’arrivée de Baptiste, auparavant si proches, pourtant. Il avait fallu faire un choix et partir. Tout le corps d’Etienne, s’appliquant minutieusement à l’éviter et à le fuir, lui reprochant d’être parti.

Baptiste a vingt cinq ans. Assis là, ses pieds se balançant dans le vide, c’est cinq ans à tout casser qu’il porte sur sa gueule, et tout ce qu’il est devenu d’adulte ne fait pas la balance. Où qu’il regarde c’est un coup qui lui a été porté trop loin au-dedans et qui l’a laissé, visage sur la moquette, dans le passé.

La mère de Baptiste pleure sur une chaise, entourée de gens de la famille. Silence gêné et dérangeant, le même qui a toujours rempli la maison du temps où son père était encore vivant. C’est lui le seul qui parlait. Baptiste s’attend encore à entendre ses cris dans le couloir, à le voir passer la porte en crachant un flot d’insultes irraisonné, sa main enfoncée dans les cheveux de la mère traînée à terre derrière lui et hurlant tout son saoul. Sans que grandir ne l’ai aidé en rien, certaines images continuent de le réveiller la nuit. Revenu entre ces murs, il continue d’être là comme sur ses gardes, prêt à courir, la poitrine gorgée de peur. Il reprend une bouffée de son inhalateur, la quatrième depuis qu’ils sont revenus du cimetière. Il n’a même pas osé répondre au texto de Grégory, qui lui disait je t’aime, il faut que tu sois fort, de peur que le fantôme du père soit derrière son épaule.

Il l’observe, de loin. Cette mère fragile et faible. Aucune marque d’affection ne parvient à émerger de lui. Ni l’idée de la prendre dans ses bras, ni celle de lui dire deux trois mots qui pourraient la réconforter. Elle est un peu morte elle aussi, et depuis trop longtemps. Elle a maigri. A part quelques appels téléphoniques il ne l’avait pas revu depuis tout ce temps. Les traits osseux de son visage lui donnent un air malade. Il ne se souvient plus vraiment d’elle, n’a plus souvenir de comme elle était belle.

- C’était vraiment un homme bien Martine, il nous manquera à tous. Si tu as besoin de quoi que ce soit viens nous voir Claire et moi...
- C’est très gentil, merci...merci d’être là...

Ce n’était un secret pour personne, et pourtant, tout le monde avait toujours eu à cœur de ne pas voir, de ne pas se rendre compte. L’homme était loin d’être bien, l’homme était dur et violent. L’homme n’était bon qu’à crever, et tout le monde attendait ça. Sa femme et puis ses deux fils plus que n’importe qui d’autre. La mère pleurait là, au milieu des oncles et des tantes. Baptiste espérait que ce soit de soulagement. Lui n’avait pas pleuré. De tout l’enterrement il était resté là, comme étranger, à se demander pourquoi même devant le cercueil il continuait de ne pas oser fixer la photographie, tête baissée et les mains enfouies dans les poches de son costume. Il n’a pleuré qu’au retour, dans sa chambre d’enfant, pas pour le père qu’il venait d’enterrer, mais pour celui, enfermé à l’intérieur, qui n’avait j amais pu accepter l’amour d’un fils pour lui. Il était libre à présent, et pourtant la douleur persistait à le maintenir au sol.

Son oncle vient s’asseoir à côté de lui. Homme gras mais belle allure, élégance précieuse des airs de condoléances.

- ça va aller mon gars ? tu sais ton père était sacrément fier de toi, parait que ça marche bien tes études sur Lyon ?

Baptiste le regarde. Il sait que rien de tout ça n’est vrai. Ni la fierté de son père ni l’habitude qu’il pouvait avoir de parler de son fils. L’homme prenait toujours un air dégoûté en le regardant, le traitant tour à tour de fiotte ou de petit pédé. A l’extérieur, Baptiste devenait le fils adoré. Habitude familiale étendue jusque dans les branches les plus éloignées du noyau, de toujours maintenir l’image d’une famille lisse et soudée. La douleur prête à se répandre étouffée d’une seule main et comme ça depuis toujours, des sourires et le vomi écrasé juste derrière les dents. Conditionné dès le plus jeune âge à préserver les apparences, avant même de réfléchir, Baptiste donne la réponse la plus spontanée qui soit :

- Oui, il était content que tout se passe bien là bas...Il allait peut être venir bientôt, voir un peu comment ça se passait...
- Chienne de vie, il est parti beaucoup trop tôt ton père...
- Oui...

Il voudrait pouvoir gueuler. Que ce n’était pas trop tôt mais trop tard, que le mal était fait. Etrange facilité d’une seule vie pour en briser trois quand tout l’y autorise, le regard des gens qui veut pas voir et tout le système pour lui défoncer l’âme, le pousser à cogner. Ce n’était plus une famille tout ça, rien dans cette pièce n’y ressemblait. Faut croire que le père avait gagné, dans le fond. Son pédé de fils avait quitté la maison.

Baptiste se lève, les jambes plombées d’angoisses, il rejoint Etienne dans le jardin. Depuis qu’il est là il aimerait lui parler, ne trouve pas le moment où l’esprit coordonné au reste lui donne l’élan de s’approcher. Il l’observe un bref instant.

- C’est lui qui t’a fait ça ?
- Quoi ?
- Ta lèvre, ça n’a pas encore complètement cicatrisé...
- Qu’est ce que ça peut te foutre qui m’a fait ça ?
- Etienne, je...
- Ferme ta gueule, je m’en branle de ce que t’as à dire...
- Hey, parle moi mieux que ça !
- Sinon quoi ? t’as pris les habitudes du paternel ? tu vas me cogner dessus ?
- Je suis ton grand frère, je veux pas qu’on se parle comme ça c’est tout...
- Mon grand frère ? Papa il disait qu’on avait pas le même sang, que t’etais pas son fils...
- Papa était un sale type...
- T’as fait ta vie, tu nous a laissé maman et moi. J’ai pas besoin de toi, dégage...

Il n’y avait rien à répondre.

Aussi loin qu’il essaie de se rappeler, y a rien dans son enfance de vraiment heureux dont il voudrait se souvenir. Rien que son père ne soit venu recouvrir, comme une ombre géante. Rien qu’il aimerait revivre. Y avait toujours eu, comme ça, la grosse voix et des mains qui tombaient du plafond, s’abattaient sans raison pour un mot maladroit.

Y a que jusqu’à ses quatre ans qu’il a été plutôt épargné, jusqu’à la naissance d’Etienne. Puis le reste, juste une course. Du point A au point B, très vite, avec en tête l’idée qu’une fois grand il saurait se défendre, dévier les coups et même peut être les rendre. Il avait grandit comme ça, dans l’urgence, dans la crainte de son père, géant de trois mètres de haut envisagé depuis ses trois pommes, ses poings capables de cogner jusque dans le sommeil, et invariablement sur quiconque était placé le plus près. Baptiste, sa mère, son petit frère. Ils avaient tous pris, tous morflé, jusqu’au jour où c’est Baptiste, plus que les autres, qui était devenu la cible privilégiée. Un peu comme de fait exprès pour protéger le reste de sa famille, il se faisait défiant, insolent, pour prendre les coups mieux qu’eux. Alors quand le père a entendu les rumeurs, ce qu’on disait sur Baptiste, que la chair de sa chair serrait d’un peu trop près les garçons, c’était belle occasion de le casser en deux. Il l’appelait la femelle, la pédale, pour lui Baptiste n’était même plus moitié d’homme. Et le père s’appliquait avec soin, faisait payer au gosse. Os de la mâchoire, éclatant sous son poing. C’est ce souvenir là qu’il garde de son enfance, le regard d’un père qui tapait sur son fils comme il frapperait un chien.

Le quotidien devenu normal d’une famille ordinaire, consumée par la peur. Des nuits, à prier pour que l’homme crève. Des bougies d’anniversaire soufflées en ne souhaitant plus de noël. Des réveils noirs, sans l’ombre d’un rêve. Et des pleurs si souvent, que le cœur en était devenu sec. Baptiste était devenu, à force, incapable de s’ouvrir, se confier, de sortir quoi que ce soit de lui. Il était devenu cette chose craintive et méfiante, éteinte, sans émotion aucune qu’il rongeait pas des heures. Y a que plus tard, qu’il a pu entrevoir avoir une vie à faire, avec ce secret là. Truc honteux dont il avait à cœur de taire le moindre détail et qui, bien dissimulé, pouvait ne pas prendre tant d’importance.

A chacun des coups du père, comme un sort à jeter, l’idée de lui survivre chaque fois un peu plus forte. Ce n’est que bien après, un soir de dérouillée qui l’a laissé presque mort, qu’il a décidé de le tuer. Sans jamais en être capable, sans jamais parvenir à saisir le couteau qu’il laissait sous son matelas. C’est comme ça qu’il avait été élevé, dans l’incapable, dans la faiblesse. Le père maintenait chacun des membres de la famille à genoux.

Un jour, Baptiste est parti s’installer à Lyon. « Pour les études » alors que pas vraiment. Avec ses propres moyens, ne compter sur personne. Boulot miteux entre les heures de cours, parce que quand même fallait bien bouffer. Et puis surtout une croix, sur ceux laisser derrière. Sur son père, qui continuerait d’exister à chaque coin de rue, dans chaque visage. Sur sa mère et sur Etienne, parce que cet égoïsme là est la seule chose grâce à laquelle il pourrait rester en vie.

C’est finalement un accident de voiture qui avait eu raison de son père, deux ans plus tard.

*

Baptiste ne s’assoit pas dans le canapé. Vieux réflexe de pas l’habitude. Entre les murs c’est toujours les mêmes règles qui s’appliquent. Même si son père est mort, y a des choses comme ça qui restent comme établies. Intérieur impeccable, sans le moindre objet qui dépasse, salon privé de vie comme sur une vieille photo. Tout ce qu’il dérange très vite il le remet en place, mécanisme acquis très tôt et qui fait mal chaque fois qu’il s’en rend compte, conditionné qu’il est à vivre ici sur la pointe des pieds.

Sur une jambe, en équilibre. Il mate le journal télévisé un bol de céréales à la main. Etienne et sa mère sont sortis, alors il traîne un peu, n’a pas à gérer leur présence, l’effort que ça demande. Même s’ils ne sont pas là, c’est le genre d’endroits tellement plein de souvenirs qu’on a du mal à s’y sentir bien seul. Il a hâte, la gare demain, et puis le train, retrouver son studio, puis Grégory.
Nouvelles images. On parle de la mort de ce gosse partout à la télé. Etranglé par un voisin des parents, puis ouvert au couteau. Même après avoir contemplé siècles durant toutes les atrocités les plus invraisemblables, persiste comme l’idée que certaines choses ne peuvent pas arriver, ne sont pas imaginables. Vieux bonhomme dont personne ne soupçonnait l’existence, cachait dans le bide une cruauté rare, et pourtant chaque matin, probablement, avait le sourire de sa boulangère ou du patron de bistrot. Toujours dérangeant, voir comment chacun s’étonne de voir que oui, mêmes les monstres sont un peu humains. Les médias cherchent dans la vie du pauvre type de cinquante balais le détail qui pourrait le rendre surnaturel. Ne trouve rien. Rien que du très banal. Ce tueur là ça pourrait être tout le monde. Peut être caché là, dans les entrailles de milliers d’autres.

Baptiste coupe le son de la télé. Reste ces cris, juste au bord de l’oreille. Machinalement, les doigts viennent masser la tempe, pression de l’index et du majeur en petits cercles réguliers. Du regard il cherche sa sacoche, rassuré à l’idée que ses cachets ne sont jamais bien loin. Hypnotiques qu’il prend parfois quand les souvenirs remontent trop fort jusqu’à lui faire saigner le cœur. Son médecin lui a dit de ne pas en abuser, jusque maintenant il reste le patient bête et discipliné, s’attache à n’en prendre que dans les vrais moments de crise, quand il devient impossible de se détendre et de reprendre son souffle.

Il pose son bol sur la table. Gestes lents. Précision mécanique de la recherche du moindre bruit. Il regarde autour de lui, ne se rend pas compte l’énergie qu’il doit mobiliser pour parvenir à considérer la mort de son père, comment tout reste palpable encore, tout ce qui lui tend la main. Il soupire, mouvement circulaire de la tête qui balaie le salon. Le fantôme juste là, à lui manger l’esprit. Elan du corps attiré par le bol qu’il vient de poser devant lui. Surface claire du chocolat refroidi, dépôt de cacao sur les parois blanches, lignes irrégulières dessinés par les gorgées successives et les pétales de maïs séchées. Il appuie son doigt sur le rebord du bol, force jusqu’à le faire basculer, vient défier le spectre de son père pour qui tout devait toujours être impeccable. A ce moment là, il a juste à l’esprit la dérouillée qu’il avait pris un jour pour un verre de jus d’orange qui avait laissé une vague auréole humide sur la vitre de la table basse. Mal au ventre. Contracté, noué. Le liquide tiède arrive au contact de son doigt. Une impulsion. Puis le contenu se répand hors du bol, uniforme d’abord puis en lignes distinctes sur la surface en bois vernis, traînées épaisses de lait qui s’écoulent lentement, et qui, arrivées au bord de la table, tombent en gouttelettes sur le carrelage. Il observe le bol faire un tour sur lui-même puis rouler dans le vide jusqu’à toucher le sol. Une seconde plus tard, les débris qui jalonnent, là autour de ses pieds. Le cœur bat à faire trembler les murs. Du vivant de son père il serait déjà à genoux contre le mur, tête éclatée d’un revers de la main contre la tapisserie, il serait déjà recouvert d’insultes, contraint à ramasser les morceaux de faïence avec les doigts, il serait déjà condamné par les lois du père, il ne serait plus rien.

Mais rien ne se passe. Le père est bien mort. Rien que le bruit des gouttes de lait éclatant dans la flaque grossissante. Le rythme diminue jusqu’à s’éteindre. Ne reste plus alors que le souffle clair de Baptiste, cette sensation d’être libre qui le rempli soudain.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter