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Les aventures d’Alice sous terre (chapitre 1) 

Première version d’Alice au pays des merveilles

, par Lewis Carroll

Assise à côté de sa soeur sur le talus, Alice commençait à être fatiguée de n’avoir rien à faire. Une fois ou deux, elle avait jeté un coup d’oeil sur le livre que lisait sa sœur ; mais il n’y avait dans ce livre ni images ni dialogues : "Et, pensait Alice, à quoi peut bien servir un livre sans images ni dialogues ?" Elle était donc en train de se demander (dans la mesure du possible, car la chaleur qui régnait ce jour-là lui engourdissait quelque peu l’esprit) si le plaisir de tresser une guirlande de pâquerettes valait la peine de se lever pour aller cueillir les pâquerettes, lorsqu’un lapin blanc aux yeux roses vint à passer auprès d’elle en courant.

Il n’y avait là rien de particulièrement remarquable ; et Alice ne trouva pas non plus très extraordinaire d’entendre le lapin dire à part soi : "Oh, là là ! Oh, là, là ! Je vais être en retard." (Lorsqu’elle y repensa par la suite, elle admit qu’elle eût dû s’en étonner, mais, sur le moment, cela lui parut tout naturel) ; pourtant, quand le lapin s’avisa de tirer de son gousset une montre, de consulter cette montre, puis de se remettre à courir de plus belle, Alice se dressa d’un bond, car l’idée lui était tout à coup venue qu’elle n’avait jamais vu de lapin pourvu d’un gousset, ou d’une montre à tirer de celui-ci. Brûlant de curiosité, elle s’élança à travers champs à la poursuite de l’animal, et elle eut la chance de le voir s’engouffrer dans un large terrier qui s’ouvrait sous la haie. Un instant plus tard elle s’y enfonçait à son tour, sans du tout s’inquiéter de savoir comment elle en pourrait ressortir.

Le terrier était creusé d’abord horizontalement comme un tunnel, puis il présentait une pente si brusque et si raide qu’Alice n’eut même pas le temps de songer à s’arrêter avant de se sentir tomber dans ce qui semblait être un puits très profond. Il faut croire que le puits était très profond, ou alors la chute d’Alice était très lente, car, en tombant, elle avait tout le temps de regarder autour d’elle et de se demander ce qu’il allait se produire. D’abord, elle essaya de regarder en bas pour se rendre compte de l’aspect des lieux où elle allait arriver, mais il faisait trop sombre pour y rien voir ; ensuite, observant les parois du puits, elle remarqua qu’elles étaient recouvertes de placards et d’étagères : de place en place étaient accrochées des cartes géographiques et des gravures. Elle saisit au passage un pot sur l’une des étagères : il portait l’inscription "Marmelade d’oranges", mais, au grand désappointement d’Alice, il était vide. Elle n’osait le laisser choir, de crainte de tuer quelqu’un qui se fût trouvé au-dessous d’elle ; aussi fit-elle en sorte de le déposer dans l’un des placards devant lesquels elle passait en tombant.

"Eh bien ! se dit Alice, après une pareille chute, je n’aurai plus peur de tomber dans l’escalier ! Comme on va me trouver courageuse, à la maison ! Ma foi, désormais, même si je dégringole du haut du toit, je ne dirai rien !" (Cela avait de fortes chances d’être vrai, en effet.)

Elle tombait, tombait, tombait. Cette chute ne prendrait-elle donc jamais fin ? "Je me demande de combien de kilomètres, à l’instant présent je suis déjà tombée ? dit-elle à haute voix. Je dois arriver quelque part aux environs du centre de la terre. Voyons : cela ferait, je crois, une profondeur de six mille kilomètres... (car, voyez-vous, Alice avait appris quelque chose de ce genre dans ses leçons d’écolière et, bien que l’occasion de montrer son savoir fût assez mal choisie, attendu qu’il n’y avait personne pour l’entendre, elle trouvait excellent de le répéter)... Oui, c’est bien là la distance, mais alors je me demande à quelle Longitude ou Latitude je suis arrivée (Alice n’avait aucune idée de ce qu’étaient Longitude ou Latitude, mais elle trouvait que c’étaient là de jolis mots impressionnants à prononcer).

"Je me demande, reprit-elle bientôt, si je vais traverser la terre de part en part ! Comme ce serait drôle de ressortir parmi ces gens qui marchent la tête en bas ! Mais il me faudrait alors leur demander le nom du pays, bien sûr. Pardon, Madame, sommes-nous en Nouvelle-Zélande ou en Australie ?" - et elle tenta d’accompagner ces paroles d’une révérence (imaginez ce que peut être la révérence d’une personne qui tombe dans le vide ! Croyez-vous que vous pourriez faire une révérence si vous étiez dans ce cas ?). "Et la dame pensera que je suis une petite fille bien ignorante ! Non, il vaudrait mieux ne rien demander ; peut-être verrai-je le nom du pays écrit quelque part."

Cependant elle tombait, tombait, tombait. Il n’y avait rien d’autre à faire ; aussi Alice bientôt se remit-elle à parler : "Je vais beaucoup manquer à Dinah, ce soir, c’est certain ! (Dinah c’était la chatte.) J’espère que l’on n’oubliera pas de lui donner, à quatre heures, sa soucoupe de lait ! Dinah, ma chérie, comme je voudrais t’avoir ici avec moi ! Il n’y a pas de souris dans les airs, je le crains, mais tu pourrais toujours attraper une chauve-souris, et cela ressemble fort, vois-tu, à une souris. Au fait, les chats mangent-ils les chauves-souris ? je me le demande." A ce moment, Alice, qui commençait à somnoler, se mit à se répéter comme en songe : "Les chats mangent-ils les chauves-souris ? Les chats mangent-ils les chauves-souris ?" Et parfois -. "Les chauves-souris mangent-elles les chats ?" Car, étant incapable de répondre à aucune des deux questions, peu importait qu’elle se posât l’une ou l’autre. Elle comprit qu’elle était en train de s’assoupir, et elle venait de commencer de rêver qu’elle se promenait la main dans la main avec Dinah en lui demandant très sérieusement : "Allons, Dinah, ma chérie, dis-moi la vérité : As-tu jamais mangé une chauve-souris ?", quand soudain, patatras ! elle s’affala sur un tas de branchages et de feuilles mortes, et sa chute prit fin.

Alice, qui ne s’était pas fait le moindre mal, se remit sur pied tout aussitôt : elle leva la tête pour porter ses regards vers le haut, mais il faisait tout noir ; devant elle il y avait derechef un long couloir, et le lapin blanc était toujours en vue, descendant ce couloir, ventre à terre. Il n’y avait pas un instant à perdre : Alice s’élança à toutes jambes à sa poursuite, et put tout juste l’entendre dire, au moment où il disparaissait dans un tournant : "Par mes oreilles et mes moustaches, comme il se fait tard !" Elle prit le tournant après lui, et, instantanément, se trouva dans une longue salle basse, qu’éclairait une rangée de lampes suspendues au plafond.

Il y avait des portes tout autour de la salle, mais ces portes étaient toutes fermées à clef ; et lorsque Alice l’eût parcourue dans les deux sens et eût en vain tenté de les ouvrir l’une après l’autre, elle revint tristement vers le milieu de la salle en se demandant comment elle en pourrait ressortir. Soudain elle se trouva devant une petite table à trois pieds, toute de verre massif ; il n’y avait rien dessus, si ce n’est une minuscule clef d’or, et la première pensée d’Alice fut que cette clef devait ouvrir l’une des portes de la salle ; mais, hélas ! les serrures étaient-elles trop grandes, ou la clef trop petite ? Toujours est-il que cette clef n’ouvrait aucune des portes. A la fin, pourtant, Alice découvrit une portière qu’elle n’avait pas encore remarquée et, derrière cette portière, il y avait une petite porte haute de quarante centimètres environ. Elle présenta la petite clef d’or devant le trou de la serrure et constata qu’elle y pénétrait ! Alice ouvrit la porte et vit qu’elle donnait, par un étroit passage, pas plus large qu’un trou à rat, sur le jardin le plus adorable que l’on pût rêver. Comme elle eût voulu sortir de cette sombre salle et se promener parmi ces parterres de fleurs aux couleurs éclatantes et ces fraîches fontaines ! Mais elle ne pouvait même pas passer la tête par le chambranle : "Et quand bien même ma tête y passerait, se dit la pauvre Alice, cela ne me servirait pas à grand-chose puisque mes épaules ne la suivraient pas. Oh ! que je voudrais pouvoir rentrer en moi-même comme un télescope ! Je crois que j’y parviendrais, si seulement je savais comment m’y prendre pour commencer." C’est que, voyez-vous, tant d’événements extraordinaires venaient de se produire, qu’Alice en arrivait à penser que rien, ou presque, n’était véritablement impossible.

Il n’y avait rien d’autre à faire, aussi revint-elle vers la table, dans le vague espoir d’y trouver une autre clef, ou, tout au moins, un manuel indiquant la marche à suivre pour faire rentrer les gens en eux-mêmes comme des télescopes : cette fois, elle trouva sur la table un petit flacon - "qui, à coup sûr, n’y était pas tout à l’heure", se dit Alice - pourvu, autour de son goulot, d’une étiquette de papier portant les mots BOIS-MOI, magnifiquement imprimés en gros caractères.

C’était bien joli de dire "bois-moi", "mais je vais regarder d’abord, se dit la sage petite Alice, pour voir si le mot "poison" y est, ou non, mentionné". Car elle avait lu plusieurs charmantes petites histoires où il était question d’enfants brûlés vifs, ou dévorés par des bêtes sauvages, ou victimes d’autres mésaventures, parce qu’ils n’avaient pas voulu se souvenir des simples avertissements que leurs amis leur avaient donnés, ignorant, par exemple, que si vous allez dans le feu, cela vous brûle, et que si vous vous coupez le doigt très profondément avec un couteau, cela saigne généralement, et elle n’avait pas oublié non plus que si l’on boit le contenu d’une bouteille portant l’inscription "poison", il est à peu près certain que l’on aura des ennuis, tôt ou tard.

Néanmoins, ce flacon-là ne portant assurément pas l’inscription "poison", Alice se hasarda à en goûter le contenu, et, l’ayant trouvé délicieux (il avait, en fait, un goût de tarte aux cerises, mêlé à des saveurs de crème à la vanille, d’ananas, de dinde braisée, de caramel et de rôties au beurre), elle eut tôt fait de l’avaler jusqu’à la dernière goutte.

"Quelle drôle de sensation ! fit Alice. On dirait que je rentre en moi-même comme un télescope."

C’était exact : elle ne mesurait plus maintenant que vingt-cinq centimètres, et son visage s’éclaira à la pensée qu’elle avait à présent la taille qu’il fallait pour franchir la petite porte et pénétrer dans l’adorable jardin. Pourtant, elle attendit quelques minutes encore pour voir si elle allait continuer de rapetisser : cela l’inquiétait un peu : "Car, voyez-vous, se disait Alice, je pourrais bien finir par me réduire à néant, telle une bougie. Je me demande de quoi j’aurais l’air, alors ?" Et elle essaya d’imaginer à quoi ressemble la flamme d’une bougie après qu’on l’a soufflée, car elle ne se souvenait pas d’avoir vu jamais rien de semblable. Pourtant, comme il ne se passait rien, elle décida d’aller dans le jardin sans plus attendre, mais, hélas ! pauvre Alice ! en arrivant devant la porte, elle s’aperçut qu’elle avait oublié la petite clef d’or, et, quand elle revint vers la table la chercher, elle comprit qu’il lui était impossible de l’atteindre : elle la voyait distinctement à travers la dalle de verre, et elle essaya d’escalader l’un des pieds de la table, mais il était trop lisse ; et quand ses vaines tentatives l’eurent épuisée, la pauvre enfant s’assit par terre et fondit en larmes.

"Allons ! à quoi bon pleurer comme cela ! se dit avec sévérité Alice. Je te conseille de cesser sur-le-champ !" Elle avait l’habitude de se donner de très bons conseils et il lui arrivait de se morigéner si fort que les larmes lui en venaient aux yeux, et elle se rappelait même avoir essayé une fois de se tirer les oreilles parce qu’elle avait triché au cours d’une partie de croquet qu’elle jouait contre elle-même (car cette singulière petite fille aimait beaucoup à faire semblant d’être deux personnes). "Mais il est inutile à présent, se dit la pauvre Alice, que je fasse semblant d’être deux ! Alors qu’il reste à peine assez de moi-même pour faire une seule personne digne de ce nom l"

Bientôt son regard tomba sur une petite boîte d’ébène que l’on avait posée sous la table : elle l’ouvrit et trouva dedans un très petit gâteau sur lequel se trouvait posée une carte portant les mots MANGE-MOI magnifiquement imprimés en grands caractères. "Je vais le manger, se dit Alice ; s’il me fait grandir, je pourrai atteindre la clef ; et, s’il me fait rapetisser, je pourrai me glisser sous la porte ; donc, de toute façon, je pénétrerai dans le jardin, et, ensuite, advienne que pourra !"

Elle mangea un petit morceau de gâteau, et se demanda avec inquiétude : "Dans quel sens ? Dans quel sens ?" en tenant sa main posée sur sa tête pour savoir si elle grandissait ou rapetissait ; et elle fut toute surprise de constater qu’elle ne changeait pas de taille, certes, c’est là ce qui se produit généralement lorsqu’on mange un gâteau, mais Alice était tellement habituée à n’attendre que de l’extraordinaire, qu’il lui parut tout triste et tout stupide de devoir admettre qu’il ne se produisait rien d’anormal.

Elle se mit donc en devoir de dévorer le reste du gâteau.

"De plus en plus pire ! s’écria Alice (si grande était sa surprise que, sur l’instant, elle en oublia tout à fait de parler correctement), voici maintenant que je m’allonge comme le plus grand télescope du monde ! Au revoir, mes pieds ! (car, lorsqu’elle regardait ses pieds, ceux-ci lui semblaient être presque hors de vue tant ils devenaient lointains) : Oh ! mes pauvres petits pieds, je me demande qui, à présent, vous mettra vos bas et vos souliers, mes chéris ? Pour ma part, je suis sûre de n’en être pas capable ! Je serai certes bien trop loin pour pouvoir m’occuper de vous : vous n’aurez qu’à vous débrouiller tout seuls. - Mais il faut que je sois gentille avec eux, se dit Alice ; sinon, ils pourraient refuser de me conduire là où je voudrais aller ! Voyons un peu : je leur ferai cadeau d’une paire de souliers neufs à chaque Noël."

Et elle continua d’imaginer comment elle arrangerait cela. "Il faudra que je les confie à un commissionnaire" pensa-t-elle, et comme cela paraîtra cocasse d’envoyer des cadeaux à ses propres pieds ! Et comme l’adresse aura l’air bizarre !

MONSIEUR LE PIED DROIT D’ALICE !

DEVANT DE FOYER

avec L’AFFECTION D’ALICE

"Oh ! mes aïeux ! quelles sottises je suis en train de dire là !"

A cet instant précis, sa tête heurta le plafond de la salle ; en fait elle mesurait maintenant plus de deux mètres soixante-quinze ; elle s’empara aussitôt de la petite clef d’or et revint en toute hâte à la porte du jardin.

Pauvre Alice ! Tout ce qu’elle put faire, ce fut de se coucher sur le flanc pour regarder d’un oeil le jardin ; mais passer de l’autre côté était plus que jamais impossible ; elle s’assit et se remit à pleurer.

"Tu devrais avoir honte, se dit Alice, une grande fille (c’était le cas de le dire) comme toi, pleurer comme tu le fais ! arrête-toi tout de suite, je te l’ordonne !" Mais elle n’en continua pas moins de répandre des hectolitres de larmes, au point qu’il y eut bientôt autour d’elle une vaste mare, profonde d’environ dix centimètres et qui s’étendait jusqu’au milieu de la salle. Au bout d’un certain temps, elle entendit au loin un bruit de petits pas précipités, et elle se sécha les yeux pour voir ce qui arrivait. C’était une fois de plus le lapin blanc, splendidement vêtu, tenant d’une main une paire de gants de chevreau blanc et de l’autre un bouquet de fleurs. Alice éprouvait un tel désespoir qu’elle était prête à faire appel à l’aide du premier venu, et comme le lapin arrivait près d’elle, elle se mit à dire timidement et à voix basse : "S’il vous plaît, Monsieur..." Le lapin eut un violent sursaut, leva les yeux vers le plafond de la salle, d’où semblait venir la voix, puis laissa tomber le bouquet et les gants de chevreau blanc et détala, ventre à terre, dans les ténèbres.

Alice ramassa le bouquet et les gants, et trouva le bouquet si délicieux qu’elle ne cessa de le humer tout le temps qu’elle continuait de parler à part soi...

"Vraiment, vraiment ! comme tout est bizarre aujourd’hui ! Alors qu’hier les choses se passaient si normalement : Est-ce que, par hasard, on m’aurait changée au cours de la nuit ? Réfléchissons : étais-je identique à moi-même lorsque je me suis levée ce matin ? Je crois bien me rappeler m’être sentie un peu différente de l’Alice d’hier. Mais si je ne suis pas la même, qui donc serais-je ? Ah, c’est là le grand problème !" Et elle se mit à penser à tous les enfants de son âge qu’elle connaissait, afin de savoir si elle ne serait pas devenue l’un d’eux.

"Je suis sûre de n’être pas Gertrude, dit-elle, car elle a de longs cheveux bouclés, alors que les miens ne bouclent pas du tout... et je suis sûre de n’être pas Florence, car je sais toutes sortes de choses et elle, oh ! elle en sait si peu ! En outre, elle est elle, et je suis moi, et - oh, là, là, que c’est donc compliqué ! Je vais essayer de passer en revue toutes les choses que je savais. Voyons : quatre fois cinq font douze, et quatre fois six font treize ; et quatre fois sept font quatorze... oh, mes aïeux ! A ce train-là je n’irai jamais jusqu’à vingt ! Après tout, la Table de Multiplication, cela n’importe guère : Voyons la Géographie. Londres est la capitale de la France, et Rome est la capitale du Yorkshire, et Paris... oh là là ! là là ! tout cela est faux, j’en suis certaine ! On a dû me changer en Florence ! Je vais essayer de réciter "Voyez comme"" et elle se croisa les mains sur les genoux et se mit à dire le poème, mais sa voix avait un son rauque et étrange, et les mots prononcés n’étaient pas ceux qu’elle attendait

"Voyez comme le crocodile

Sait faire rutiler sa queue

En répandant l’onde du Nil

Sur ses jolies écailles bleues !

Comme il écarte bien ses griffes,

Comme gaiement il semble boire

Lorsqu’il ouvre aux poissons rétifs

Ses ensorcelantes mâchoires !"

"Je suis sûre que ce ne sont pas là les mots corrects", se dit la pauvre Alice, et ses yeux s’emplirent de nouveau de larmes tandis qu’elle pensait : "Il faut croire, en fin de compte, que je suis bel et bien Florence, et qu’il me va falloir aller vivre dans cette maisonnette exiguë, où je n’aurai presque plus de jouets et où, par contre, j’aurai tant de leçons à apprendre ! Non, ma résolution est prise : si je suis Florence, je ne bouge plus d’ici ! On pourra toujours pencher la tête vers moi et dire : remonte, ma chérie ! Je me contenterai de lever les yeux et de répondre : Alors, qui suis-je ? Dites-le moi d’abord, et, ensuite, s’il me plaît d’être la personne que vous aurez dite, je remonterai : sinon, je resterai ici jusqu’à ce que je sois quelqu’un d’autre... Mais, oh, là là ! s’écria Alice en fondant en larmes, comme je voudrais que l’on penche la tête vers moi ! J’en ai tellement assez de demeurer seule ici !"

En disant cela, elle abaissa son regard vers ses mains et fut surprise de voir que, tout en parlant, elle avait enfilé l’un des gants de chevreau blanc du lapin. "Comment ai-je bien pu y réussir ? se demanda-t-elle. Je dois être de nouveau en train de rapetisser." Elle se leva et alla vers la table pour s’y mesurer ; elle constata que, selon l’approximation la plus probable, elle avait maintenant environ soixante centimètres de haut et qu’elle continuait de raccourcir rapidement : elle comprit bientôt que la cause de ce phénomène n’était autre que le bouquet qu’elle tenait en main ; aussi le lâcha-t-elle bien vite, juste à temps pour éviter de disparaître complètement. Elle constata alors qu’elle ne mesurait plus que huit centimètres de haut.

"Et maintenant, au jardin", s’écria Alice, en retournant en hâte vers la petite porte, mais la petite porte avait été refermée, et la petite clef d’or était posée sur la table de verre comme auparavant : "Tout va de mal en pis, pensa la pauvre petite Alice, car jamais encore je n’avais été si petite, jamais ! C’est trop de malchance, vraiment !"

A ce moment son pied glissa et, plouf ! elle se trouva plongée jusqu’au cou dans l’eau salée. Sa première idée fut qu’elle était tombée dans la mer : puis elle se souvint qu’elle était sous terre et elle comprit bientôt qu’il s’agissait de la mare formée par les larmes qu’elle avait versées alors qu’elle mesurait deux mètres soixante-quinze de haut : "Je regrette d’avoir tant pleuré, se dit Alice en nageant et en s’efforçant de gagner la rive. Je vais en être bien punie, maintenant, je suppose, s’il me faut me noyer dans mes propres larmes ! Eh bien, ce sera là un bizarre accident, à coup sûr ! Mais tout est bizarre aujourd’hui." Bientôt elle vit quelque chose qui pataugeait près d’elle dans la mare : d’abord elle pensa que cela pouvait être un morse ou un hippopotame, mais se souvenant alors qu’elle était toute petite, elle comprit que ce n’était qu’une souris qui avait glissé dans la mare, tout comme elle.

"Pourrait-il être de quelque utilité, maintenant, se demanda Alice, de parler à cette souris ? Le lapin est quelque chose de tout à fait à part, sans nul doute, et moi-même j’étais à part avant de descendre ici, mais il n’y a pas de raison pour que la souris ne soit pas capable de parler. Je pense que je pourrais aussi bien essayer de la faire parler."

Aussi commença-t-elle : "Oh Souris, connais-tu le moyen de sortir de cette mare ? J’en ai assez de nager en cette onde, oh Souris !" La souris la regarda d’un air quelque peu interrogatif et lui sembla cligner l’un de ses petits yeux, mais elle ne répondit rien.

"Peut-être ne comprend-elle pas l’anglais, pensa Alice ; c’est sans doute une souris française, venue ici avec Guillaume le Conquérant !" (Car, malgré tout son savoir historique, Alice n’avait pas une idée très claire de la chronologie des événements.) Elle reprit donc : "Où est ma chatte ?" C’était la première phrase de son manuel de français. La souris bondit soudain hors de l’eau, et il sembla que tout son corps frissonnait d’épouvante : "Oh, je te demande pardon ! s’écria aussitôt Alice, craignant d’avoir froissé la pauvre bête, j’oubliais que tu n’aimes pas les chats !"

"Que je n’aime pas les chats ! s’exclama, d’une voix aiguë et vibrante, la souris. Et vous, les aimeriez-vous, les chats, si vous étiez à ma place ?"

"Peut-être bien que non, répondit Alice, conciliante ; ne va pas te fâcher pour cela. Pourtant, je voudrais bien pouvoir te montrer notre chatte Dinah : je crois que tu te mettrais à raffoler des chats si seulement tu la voyais une fois. Elle est si pacifique, poursuivit à mi-voix, tout en nageant paresseusement dans la mare, Alice ; elle ronronne si gentiment au coin du feu, tandis qu’elle se lèche les pattes et se lave la figure ; et c’est si doux de la dorloter, et puis elle est sans rivale pour ce qui est d’attraper les souris... oh ! je te demande pardon ", s’écria derechef la pauvre Alice, car, cette fois-ci, la souris avait le poil tout hérissé, et la petite fille était sûre de l’avoir vraiment offensée : "t’ai-je offensée ?"

"Offensée, vraiment ! s’écria la souris, qui semblait positivement tremblante de rage ; dans notre famille, on a de tout temps exécré les chats ! Ce sont des êtres vils, répugnants, vulgaires ! Ne me parlez plus jamais des chats !"

"Plus jamais ! " promit Alice, qui avait hâte de changer de sujet de conversation. "Aimes-tu... aimes-tu... les chiens ?" La souris ne répondit pas et Alice poursuivit avec chaleur : "Il y a, près de chez nous, un petit chien que j’aimerais pouvoir te montrer, tant il est charmant ! Un petit fox-terrier à l’oeil vif, vois-tu, avec, oh ! de si longs poils bouclés ! Il rapporte tous les objets qu’on lui jette, il fait le beau pour demander son déjeuner et il exécute tant et tant de tours que je ne puis me rappeler la moitié d’entre eux. Il appartient à un fermier, et le fermier dit qu’il tue tous les rats et... oh, là là, s’écria d’une voix chagrine Alice, j’ai grand’ peur de l’avoir de nouveau offensée !" Car la souris s’éloignait d’elle en nageant avec l’énergie du désespoir et en soulevant sur son passage une gerbe d’eau.

Alice l’appela donc d’une voix doucereuse : "Souris chérie ! Reviens, et nous ne parlerons plus ni de chats ni de chiens, puisque tu ne les aimes pas !" Quand la souris entendit cela, elle fit demi-tour et revint lentement à la nage vers Alice : son visage était tout pâle (de colère, pensa la petite fille), et l’animal dit en tremblant et à voix basse : "Regagnons le rivage ; là je vous raconterai mon histoire ; vous comprendrez alors pourquoi je déteste les chiens et les chats."

Il était grand temps de partir, car la mare se trouvait à présent fort encombrée d’animaux divers qui étaient tombés dedans. Il y avait un Canard et un Dodo, un Lori et un Aiglon, et nombre d’autres créatures bizarres. Alice se mit à leur tête et toute la troupe regagna à la nage la terre ferme.

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