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Les bottines bleues (1855) 

jeudi 23 juin 2011, par Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889)

Si j’avais à tuer un ennemi, je voudrais forger moi-même mon glaive. Je le ferais bizarre comme un criss Malais et dentelé comme une scie ; arabesque d’acier, tordue par la fantaisie d’un démon ! Et dans l’originalité de chaque blessure ouverte par ce glaive inouï et comme fou, je rêverais une invention de douleur qui pâmerait de volupté ma vengeance !
A... (Inédit)

I

Dans cette savante cité qui passe pour l’Oxford de la France, il est une autre miss Milbank (une Milbank sans la vertu toutefois), qui n’épousa pas de Byron, mais un professeur de bazoche, et qui, à défaut d’un noble et poétique époux, torture bêtement les cœurs qui l’aiment. Sans nom, sans jeunesse, sans beauté, cet atroce bas-bleu a pourtant rencontré — ô hasard ! — des poètes qui avaient la berlue et qui ont cru — les niais ! — que comme
le Dieu du jour, elle portait des bottines bleues de la couleur de l’Empyrée.

II

Mais ce fut l’erreur d’un moment et l’illusion d’une bluette. Les fantastiques bottines d’azur ne ressemblaient point à des brodequins de Déesse. Ce n’était pas le cothurne céruléen qui luit aux sveltes jambes de Diane, emprisonnant ses chevilles d’opale dans un cercle fermé de sombres saphirs. Ce n’étaient pas non plus les aigues-marines d’Amphitrite, rattachant la sandale de nacre au-dessus de ce pied divin qui courbe le front des flots domptés, tout en reposant tranquillement sur d’orageux tapis d’écumes.

III

Non ! ce n’était pas cela, ô Volupté ! — ô Chasteté, ce n’était pas cela ! Vous pouviez garder vos caresses. Nous avions attaché avec des agrafes d’un or trop pur à des pieds d’une argile grossière des bandelettes idéales et stupides, faites, hélas ! avec cette étoffe outremer et outre-tout des plus beaux rêves ! Nous n’étions que de sots rêveurs. Ces bandelettes de la couleur des firmaments que nous avions entre-croisées de nos mains d’esclaves, — mais du moins d’esclaves de nous-mêmes et de nos propres illusions, — ces bottines de la nuance des plus mystérieuses étoiles que nous avions lacées pour les voir étinceler au galbe d’une jambe splendide, n’étaient que de vulgaires chausses bleues, montant sous des jarretières lilas plus vulgaires encore, lesquelles s’allongeant, — s’allongeant comme un monstrueux caleçon indigo, — faisaient ressembler celle qui les portait à une grotesque Vénus Égyptienne dans sa gaine de marbre lapis.

IV

Et comme étouffée dans le tricot de cet étui baroque, elle était bleue jusqu’à la face ! Front, bouche et joues avaient perdu les teintes éclatantes et vermeilles qui sont la gloire de la Vie, le pain et le vin de l’Amour, la couronne blanche et rouge de l’humaine Beauté. Sur ces traits obscurcis s’étendait lourdement l’affreuse couleur des pédantes. On eût dit qu’en toute sa personne, il n’y avait plus qu’une seule place qui ne fût de ce bleu ridicule et hideux. Et c’était la place de son cœur, — de son cœur noir comme un ulcère, — de son cœur qui n’avait jamais été assez vivant pour porter, même un jour, l’éphémère bleu d’une meurtrissure !

V

Mais le bas-bleu, fier de son azur, l’étalait avec l’orgueil d’une Muse. Elle était de race pédantesque. Son sang bleu — comme disent les Espagnols en parlant de la pureté Gothe — n’était guères que de l’encre, — mais de l’encre double et bien faite, de celle-là qu’on appelle la petite vertu. Son père, qui passait pour savant dans sa petite ville de province, l’avait (disait-on) fouaillée dans son enfance pour trouver du goût à Hegel et lire Kant dans son jargon barbare. À force de coups sagement distribués, elle était devenue philosophe. Elle mâchait l’impiété et les idées allemandes comme les Javanaises le bétel. Les professeurs d’Université, qui faisaient leur roue de dindon, dans leur jupon noir, autour d’elle ; tous les cuistres de l’endroit, à qui elle aimait à démontrer genou à genou l’unité de substance, disaient que c’était une tête forte et, comme à la Papesse Jeanne de leur incrédulité, lui auraient baisé, en guise de mule, ses bottines bleues.

VI

Et ce n’était pas tout. Elle se croyait une Artiste ! Il est vrai qu’elle aimait les bateleurs et qu’elle avait pour les chanteurs d’opéra (plus ou moins comique) le goût obscène qu’avaient les Romaines pour les joueurs de flûte, dans le temps où cette jeune louve de Messaline avait remplacé au glorieux chenil du Capitole la louve décrépite de Romulus. Pourtant nous n’exagérons pas : ce n’était point une Messaline. Les goûts relevés et ardents des corruptions fortes étaient, dans son âme, trop affadis par le verbiage des prétentions à l’esprit et la vanité littéraire pour qu’elle pût mériter jamais l’immense outrage d’un pareil nom. Son pied, fait pour le chausson bleu, ne pouvait profaner la pourpre écarlate des Impératrices, et ses vices n’étaient que bourgeois. Ils n’avaient ni splendeur fauve ni profondeur noire. Passions mêlées qui, en se mêlant, avortaient ! On y reconnaissait la lâcheté qui se cache et la bêtise qui se trahit. Machiavel l’aurait méprisée. Il n’y avait pas plus en elle de Lucrèce Borgia que de l’autre Lucrèce. Type plus commun et moins osé, mi-parti d’hypocrisie et d’impudence, sur le fond duquel s’épanouissait souvent une madame Honesta, panachant tout à coup une Philaminte compromise, laquelle, après les ronds de jambe et les ronds de phrase accoutumés, faisait chastement retomber une robe prude jusque sur le bout, — l’irréprochable petit bout de ses bottines bleues !

VII

Un jour, au milieu des pédants qui l’encensaient de leur fumée, il se rencontra un grand cœur qui eut l’audace de l’aimer comme si elle en valait la peine. C’était un de ces Esprits immortels qui doivent éternellement reproduire l’histoire de ces Anges de lumière (trop lumineux peut-être pour ne pas aimer beaucoup l’ombre), et qu’on vit aux premiers jours de l’univers quitter le ciel pour les filles des hommes. Oui ! c’était un de ces êtres saintement purs et si élevés qu’ils ne peuvent jamais aimer qu’au-dessous d’eux dans la vie. Eh ! comment l’aurait-elle compris ?... N’avait-il pas en lui tout ce qui ajoute au bandeau de l’Amour et au bandeau de la Fortune ?... Il possédait la puissance du Rêve et il était d’une si noble nature qu’il en paraissait lui-même un. Poète dont la poésie ne tenait pas seulement dans la pensée, il était un de ces Pygmalions qui se tailleraient des Galatées dans la pierre, l’argile et la fange, et feraient passer leur génie dans les plus viles matières, mais n’y peuvent faire passer leur âme. En cela plus malheureux que le sculpteur antique, — car les Galatées qu’ils élèvent sur le piédestal de leur cœur n’en descendent que quand le piédestal est écrasé par la statue !

VIII

Mais elles en tombent alors... Et elle en tomba !... Il vînt un moment où ce chef-d’œuvre d’un cœur insensé s’écroula sur le cœur qui avait été son pavois, — son pavois brûlant et son piédestal idolâtre ! Brute et imbécille bloc humain sur lequel l’Amour et la Poésie avaient moulé le masque radieux de Junon l’Olympienne ! elle tomba du cœur qui l’avait portée et qu’elle avait fini par briser sous son poids inerte... Ah ! ce fut un jour de douleur, mais ce fut aussi un jour de délivrance, quand cette beauté sculptée par nous, cette chimère née de nos caresses, ce bas-bleu dont nous avions fait une fière Déesse de marbre turquin, tout un éblouissement d’azur, comme le Ciel, l’Océan, les Espaces, ne fut plus devant nous que ce qu’elle était, — un bas-bleu descendu et mis de plain-pied sur la terre, un être déformé par de trop viriles ambitions, une femme déchue à qui il fallait couper la chevelure comme aux rois qui ne sont plus dignes de régner, mais à qui nous nous contentâmes d’arracher en riant ses bottines bleues !

IX

Et ce jour-là, la Justice reconnaissante baisa au Mépris sa main vengeresse ; car la foudre sous laquelle était tombée cette Titane de nos inventions n’avait été que le dard grêle et tremblant d’un Mépris pâle, la désillusion amère du cœur qu’elle avait abusé. Celui qui l’avait tant aimée vit alors avec une froide et silencieuse angoisse que ce qu’il prenait pour un rubis bleu, un pur saphir, la plus rare gemme qui ait jamais bercé la lumière dans son doux berceau lazuli, et ce qu’il avait adoré comme les Arabes adorent leur Pierre Noire, n’était — comme le saphir — qu’un peu de terre glaise, non plus colorée par le fer[1], mais par un peintre bien plus puissant que le fer : la tendresse. Hélas ! au temps qu’il buvait par les yeux l’enivrement et la cécité dans la coupe flamboyante de ce diamant azuré dont il se croyait le Rundjet-Singh, jaloux et superbe, s’il avait vainement désiré sabler — comme la Buveuse de perles antique — d’une seule gorgée toute sa richesse pour savoir comment on meurt de l’orgueil de la possession ou plutôt de sa volupté, il lui restait du moins encore la puissance de donner à ses ressentiments cette jouissance de Cléopâtre, en dissolvant la pierre fausse qui l’avait trompé dans le vinaigre de quelque vengeance, — ce vinaigre parfois plus doux aux lèvres desséchées des hommes que tous les parfums des sorbets ! Il aurait pu... mais il ne voulut pas. Il lui répugna de faire de son cœur saignant un écrin de pourpre tiède pour la pierre qui l’avait déchiré... d’être le tombeau vivant d’une illusion morte... maintenant détestée. Dans son altière miséricorde, il se détourna de toute cette poussière que, — comme le soleil, — il avait irisée en la regardant, et c’est ainsi qu’il fut vengé ! Il reprit son regard à cette femme et le dessouilla d’elle en le reportant dans l’azur plus pur et le calme du ciel, et voilà comme de cette perle fondue, il ne resta plus que l’huître... et deux ignobles bas-bleus de Cathos, des deux rayonnantes bottines bleues !

X

Mais moi, qui n’avais pas le même dédain... ou la même grandeur ; moi qui, comme Achille, avais à venger bien plus que la mort de Patrocle, mais sa douleur et son injure, je le laissai, ce noble Esprit, monter dans le calme, la sérénité, le silence d’une âme apaisée, comme un Aigle emportant la flèche et perdant son sang dans la nue, — certain de guérir au sein de l’éther ! Je le laissai — en l’admirant — se réfugier dans la hauteur de sa pensée. Mais je me jurai d’être son Justicier, à lui le Méconnu, et le bourreau de cette Vanité sans cœur, qui n’avait rien compris au véritable amour d’un homme ! Seulement trop intelligent pour être atroce, je sentis bien que je devais rapetisser mon rôle de bourreau et mettre le supplice de taille avec elle. Si, au Moyen-Age, on appliquait une croix brûlante sur les fronts condamnés, je n’avais point à prostituer le luxe cruel d’une croix d’acier à ce front sottement philosophe. Quelques gouttes d’encre — de cette encre qu’elle avait aimée — suffisaient pour couvrir ce front d’un ridicule ineffaçable, et joyeusement je l’en tatouai ! Je l’en tatouai en attendant le moment vengeur et qui viendra bientôt, où laide, vieille, abandonnée, cette Escarbagnas roturière de la Pédanterie, sur la tête de qui l’amour d’un Poète aurait déployé un pavillon semé d’étoiles, — un tabernacle d’intimité pour sa vieillesse, — ne sentira plus dans sa vanité humiliée et solitaire, que les morsures envenimées de ces brodequins de force dont l’idée la faisait blêmir de terreur quand nous en parlions devant elle, et qui s’appellent : les Bottines bleues !

Avril 1855.

In Rhytmes oubliés
Alphonse Lemerre, éditeur, 1897 (pp. 33-43).

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