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Livre, livrel, librairie 

dimanche 25 octobre 2009, par Constance Krebs

Nous donnons un extrait du rapport important intitulé "Livrel, rapport sur l’histoire et les enjeux du numérique" rendu au Motif par Constance Krebs le 19 octobre dernier.

Le film commercial Possible... ou probable envisage un livre disponible sous toutes
ses formes, imprimé en grand format, imprimé en poche, téléchargeable depuis une librairie sur son ordinateur et sa tablette. Ce film n’est pas vraiment une science fiction. Les pratiques des lecteurs
vont à court terme se modifier. Plutôt que d’acheter directement à 20 € un livre imprimé, l’on
choisit en fonction des extraits disponibles sur Google et Amazon, ainsi que sur les sites d’éditeurs
et de libraires bien référencés, l’on acquiert un fichier à feuilleter, un livrel disponible en ligne à bas
prix, critiqué et recommandé par un réseau de lecteurs (blogs, librairies, éditeurs, critiques,
journaux, radios, télés, vidéos, tags, mots-clés, etc.). Cela à la condition que le livrel ne soit pas
vendu selon une économie de l’offre plaquée sur l’économie émergente de l’accès,« décalquée »
diraient Deleuze et Guattari.

Ensuite, on va éventuellement acheter le livre imprimé pour un meilleur confort de lecture. À qui
va-t-on s’adresser pour l’acquisition de ce livre imprimé ? Au libraire de son quartier s’il est aussi
en ligne, s’il connaît suffisamment sa clientèle pour que les lecteurs prennent plaisir à venir
bavarder de leurs dernières lectures. Que le volume soit déjà en stock chez un distributeur et prêt à
l’envoi chez le libraire ou qu’il soit illico imprimé à la demande. Aussi, l’office va-t-il peu ou prou
se modifier, s’assouplir vers un système de distribution plus fluide, évalué constamment en fonction
des commandes clients. Et l’impression numérique s’effectuera à flux constant, de cinq à dix
exemplaires, en fonction des commandes libraires. Pour que cela fonctionne, libraires, distributeurs,
éditeurs et imprimeurs doivent coordonner leurs commmandes au plus près, comme on borde une
voile d’avant pour mieux élancer le navire. Le flux du réseau devrait déborder sur la chaîne de
distribution : d’une logique de stock, on passe à une logique de flux. D’une économie de l’offre, on
passe à une économie de l’attention, dans laquelle le support n’est plus qu’un parmi d’autres.

Support

Le support du texte pose la question du format et du langage. Dès lors que le support change
radicalement, comme à la Renaissance, il y a un changement de paradigme, de mode de
communication et de circulation des textes, des idées. « L’invention de l’imprimerie eût été
inopérante si un nouveau support de la pensée, le papier, venu de Chine par le canal des Arabes,
n’avait fait son apparition en Europe depuis deux siècles, pour devenir d’un emploi général et
courant à la fin du XIVe siècle30. » Nous assistons aujourd’hui à une nouvelle transition, qui voit
changer le support de lecture, d’écriture – de pensée, comme l’écrivent Lucien Febvre et Henri-Jean
Martin. Contrairement au livre que l’on fait imprimer, pour lequel on choisit et l’on achète un
papier, « le support n’est pas à la charge de l’éditeur ». En effet, comme le constate Hervé
Bienvault, quand il achète un livrel, le client doit aussi acheter l’un des supports qui en permettent
la lecture. Qu’il s’agisse d’un ordinateur, d’une tablette, d’un smartphone. Par conséquent, pour
l’éditeur, le coût de production d’un livre n’augmente pas en fonction du nombre de clients, du
nombre d’exemplaires.

Il n’est plus question de s’en effrayer, toute la profession l’a désormais bien compris. Car
contrairement à Socrate qui voyait se modeler l’usage de l’écrit, nous n’avons plus peur que la
mémoire nous échappe lorsqu’elle se couche sur les tablettes d’argile, grâce à des petits signes qui
assemblés en mots, modifient les codes de l’écriture. Certes, nous sentons que cette nouvelle
écriture provoquera d’autres modes de réflexion, de pensée, que nous devons accompagner, faire
émerger, diffuser. Il en va de l’avenir de la profession et de la lecture. Clarisse Herrenschmidt
précise que l’écriture modifie les modes de pensée et, plus précisément que le code informatique
constitue une nouvelle écriture (entre autres hypertexte, hypermédia). Ce ne sont donc pas les
nouvelles façons de penser, les nouvelles écritures qui enferment hors de toute communication – ce
sont les conservateurs qui prennent peur de l’émergence d’idées neuves.

Plus largement diffusées par l’édition imprimée, les idées de la Renaissance ont donné naissance
au protestantisme, avec les guerres de religion que l’ont sait, et les procès d’inquisition qui ont
condamné au bûcher une large partie des imprimeurs et éditeurs35. Dadvsi et Hadopi ne sont pas
l’Inquisition, certes. Mais une part des peurs de jadis s’expriment aussi dans ces lois. À l’instar du
dynamisme insufflé par les Lumières au XVIIIe siècle quelle pensée va advenir du Net ? Quelle
(dangereuse) utopie inscrira-t-elle comme horizon inatteignable ? En France, la ministre de la
Culture qui n’a pas réussi à faire admettre en force une loi pourtant contestée par le vote a été
remplacée, et Hadopi renommée, mais bien présente.

Bernard Stiegler fait le point en postulant que le Net réenchante le monde, qu’il procure à
chacun non pas une satisfaction de ses pulsions d’achat, aliénant besoin né du capitalisme fordien,
mais un émerveillement lié à l’appropriation d’un outil qui permet à tous une emprise sur le monde
– et nombre des entretiens passés le confirment à la question « qu’est-ce qui vous émerveille ? ».
Voilà pourtant l’idée nouvelle qu’il faut, aux yeux de beaucoup, désormais combattre pour
conserver un système marchand d’offre et de demande, en l’ouvrant sur un accès toujours plus
puissant, toujours plus rapide et plus vertical : Amazon, Orange, SFR, etc. À l’opposé de ce web
hégémonique, dangereux en effet pour l’indépendance de la pensée, les amateurs s’approprient les
outils et les réseaux avec un professionnalisme fort, parce qu’engagés dans une participation
collective à faire avancer les innovations ou la pensée, ou la beauté, si infime soit la parcelle qu’on
y tient. Là se place pour chacun d’entre eux, d’entre nous si nous le voulons, son territoire, en
rhizome, avec ses arborescences multiples, plus ou moins formées, ses lignes de fuites et ses
perspectives – comme un livre.

Désormais, les professionnels ont compris que réenchanter le monde, c’est se l’approprier. Et
qu’aujourd’hui, s’approprier le monde du commerce culturel, c’est exister en ligne. Il faut dès
lors appliquer des pratiques quotidiennes de présence sur la Toile, en écrivant, en intervenant
– rassemblant ce qui correspond à sa ligne, à ses choix – dans la cité. L’agora, le forum se
place désormais sur la Toile, et chacun peut y participer38. Érasme avait compris l’importance de la librairie, comme on disait alors pour l’édition, et des échanges épistolaires que l’impression
nouvelle permettait à travers l’Europe. François Bon comprend les indispensables présences d’un
dialogue, d’une réflexion sur le livre tel qu’il va et d’une écriture en ligne. À moins de créer un
terrible décalage économique, voire une fracture culturelle, entre ceux qui sont en ligne, et ceux qui
ne le sont pas. C’est pourquoi le support électronique doit émerger. « En simplifiant, on pourrait
dire que l’environnement numérique est actuellement en crise parce qu’il s’est appuyé jusqu’ici sur
certains éléments de la culture imprimée (les formes établies et légales que sont la fonction
d’auteur, le copyright, mais aussi des concepts cruciaux comme la « page », le « livre », avec les
propriétés qu’on leur associe) : il souhaite continuer à porter et à développer ces éléments dans son
domaine, mais il désire aussi aujourd’hui, pour des raisons en partie liées au développement de
technologies nouvelles et des pratiques émergentes qui les accompagnent, se libérer de ce pesant
fardeau. »

Le changement de support n’est-il qu’un simple changement passif quand il y a une séparation
entre le stockage de l’écrit et l’écran de lecture ? L’écriture se modifie en fonction du support : on
insère des sons, des images, des liens hypertextes. Je vous renvoie pour exemple à Philippe De
Jonkheere et à son Désordre, à Rue89, aux supports de cours de Magnard-Vuibert, et aux Lybers
des éditions de l’Éclat. Dès lors de quelle écriture parlons-nous ? s’agit-il encore d’une pensée
classique ? Sur supports électroniques, l’écriture permet une autre appropriation de la
culture, une mise à jour des cultures. Notion d’émerveillement : Babel est numérique, la
bibliothèque de Borges naît enfin en toutes langues, sur tous supports, pour tous formats. Aux
professionnels du texte de s’approprier les outils pour en faire bon usage. À ce titre, une
sensibilisation, une acculturation est nécessaire.

Chaîne commerciale, enjeux de la prestation
de service.

La culture numérique à acquérir promet des conséquences éditoriales sans précédent. Patrick
Gambache, chez Flammarion, pense « faire mieux, différemment, voire avec de nouveaux produits
[…]. Tout est à réinventer et c’est cela qui m’émerveille ; c’est une porte, encore entrouverte, où
l’on aperçoit le chantier monumental qui se profile ». Aux institutions de les y aider « et de ne pas
laisser aux géants la place de la pub, de la vulgarité et du tout-commercial ». Tout porte à croire,
en cette rentrée, qu’éditeurs et libraires sont sur le double-front du numérique et du papier. Cette
complémentarité est une étape intéressante, qui profite à la production éditoriale comme au
commerce des livres et des livrels. Rappelons que le prépresse structuré permet des économies,
puisque le même texte est déclinable sur différents supports, et que la fabrication peut faire bon
usage de ces capacités en façonnage (choix des papiers, couverture à rabat ou cartonnées, etc.).

D’objet manufacturé, le livre devient peu à peu une prestation de service – mais peut-être l’a-t-il
toujours été d’ailleurs. À ce titre, la chaîne éditoriale vise à donner au livrel une meilleure diffusion,
un dépôt légal, un prix justement calculé. Le point de départ pour une offre adéquate consiste en
métadonnées structurées par Onix, par exemple.

Une diffusion mondiale

La numérisation apporte au livre une diffusion mondiale et notamment, la possibilité de vendre
dans les coins les plus éloignés de tout centre urbain. Elle lui offre des fonctions de recherche plein
texte, et des fonctions d’indexation sans précédent. Elle permet à un public non ou peu lecteur de
s’intéresser aux livres dès lors qu’il peut jouer avec la typo et la présentation formelle. Elle propose des lignes de fuite d’un chapitre vers un autre, d’un texte vers un autre, d’un texte vers une
autre forme artistique ou scientifique. En sciences, par exemple, la numérisation des données fait
revenir les humanités au goût du jour. Les hyper-spécialistes que les scientifiques sont devenus au
cours du XXe siècle sont aussi, désormais, ouverts aux problématiques des autres chercheurs. Ils
enrichissent leurs recherches. Bien sûr, cette numérisation peut aussi aider les personnes en situation
de handicap et les professionnels, ainsi que l’avancent les éditeurs hésitants. Mais elle permet aussi
d’emporter une bibliothèque dans sa valise – le lien à travers tous les livres de cette bibliothèque,
voire d’autres encore. Si l’on y veille le numérique et l’imprimé pourront cohabiter sans
concurrence déloyale. Et les acteurs du texte pourront envisager le français comme une langue
vivante, de longue portée, aux cultures aussi riches que variées, qu’elles soient française, rom,
québécoise, calédonienne, tahitienne, réunionaise, antillaise, guyanaise, terre-neuvate, d’Afrique du
Nord, d’Afrique Noire, de Centrafrique ou d’Asie du Sud-Est, de Madagascar ou de Pondichéry...

Pour cela, la présence des libraires est essentielle. Aujourd’hui, si un libraire est en fonds, la
priorité n’est plus à l’achat d’une boutique pour agrandir sa surface de vente, mais à
l’élaboration d’un site, à son référencement, son animation. Ensuite, il pourra acquérir la
librairie d’en face. Pardonnez cette franchise, mais il y a urgence, pour la librairie. Les
métadonnées, ou la docu du doc (couv, titre, 4e, revue de presse, extraits par mots-clés) sont
désormais propres. Onix les utilise, les distributeurs s’en servent, leurs bases de données sont
prêtes, les éditeurs qui ont depuis longtemps structuré leurs textes de fonds comme de nouveautés
sont prêts. On le voit en cette rentrée. Tous les services sont possibles. Autant de services qui
doivent être disponibles dans toutes les librairies en ligne, c’est-à-dire dans toutes les librairies
indépendantes. Libraires et éditeurs doivent désormais offrir les mêmes services qu’Amazon et
Google s’ils veulent rester compétitifs. Non pas un entrepôt dont la construction coûte cher quand
un réseau de libraires rendrait la même fonction, mais des web-services. Le feuilletoir en est un
exemple. Chercher au coeur du livre d’Amazon, Google recherche de livres en sont d’autres.
Comment faire ? Se constituer en réseau de quartier comme Libr’Est pour envisager une
mutualisation et, à cinq, ouvrir un site que l’on partage et qui du coup crée du trafic, des
ventes. Le site conçu, il est grand temps, en effet, d’ouvrir la librairie d’en face agrandie.

Ces schémas ouverts que nous avons évoqués sont la solution pour ouvrir les libraires qui le
souhaitent à une offre simple, aisée. La commercialisation passe par un système normé de
métadonnées suffisamment clair pour envisager un commerce international. C’est à la charge
du distributeur.

L’archivage passe par Open Archive Initiative, qui permet une quasi pérennité de stockage pour tout archivage, avec mises à jour. C’est à la charge de l’éditeur. En amont, naturellement,
le livre numérique aura été déposé légalement. Pour obtenir un ISBN numérique, à ce jour, on
passe par la Bibliothèque nationale, gratuitement, ou par DOI. Ce dernier a l’avantage d’être
international, mais il est payant, et son standard établi selon un format propriétaire.


Chantiers
ouverts, recomposition des pratiques

Si l’édition du texte doit passer par la structuration, qui édite ? La structuration du document se
déroule chez l’éditeur ou le compositeur. Selon les cas le document est préparé chez l’éditeur, qui
pose les balises indiquant la mise en page à effectuer, revu chez le compositeur qui adapte les
balises édito aux outils qu’il utilise (composeuse, puis désormais logiciel de mise en page, voire
langage de structuration de document). Qui est propriétaire du fichier ? le compositeur ou l’éditeur ?
Il importe qu’éditeurs et imprimeurs-compositeurs tombent d’accord sur la propriété du fichier. En
outre, si l’imprimeur-compositeur peut se prévaloir d’avoir mis au point une DTD particulièrement
fine, tout en restant souple à manipuler, il doit conserver à l’esprit que cette DTD doit rester
interopérable et qu’il n’en est nullement propriétaire.

Depuis quelques mois certains distributeurs proposent aux éditeurs de mettre leur fichier aux
formats recommandés par l’IDPF46 (comme l’ePub qu’utilise Adobe) ou pas (autres formats comme
PRC, que Mobipocket a mis au point avant qu’Amazon ne rachète la start-up française et ferme
l’interopérabilité). Charge à l’éditeur de le structurer en amont s’il le désire. Sinon, à lui d’adapter
son PDF au format des différents bouquineurs comme le fait Publie.net aux formats PRC, PDF,
ePub, MP3, HTML, etc. C’est sans doute plus fastidieux et l’on préconise plutôt une
structuration, en amont, découplée d’un format propriétaire.

Amazon devient éditeur... Malo Girod de L’Ain, éditeur numérique, envisage d’ailleurs le retour
du libraire qui est aussi éditeur : « On peut imaginer qu’il ait un site de vente complet pour vendre
dans le monde entier […], revenir à quelques siècles en arrière, quand le libraire était éditeur. Un
libraire qui se spécialise dans un domaine peut en devenir expert, au niveau national et
international. [….] Sur le Net, c’est très reconnu. Le libraire serait alors noeud de réseau sur une ou
plusieurs thématiques et ancré dans son quartier ou dans une thématique. […] Le libraire de quartier
servirait de tête de pont pour des ventes couplées, livre + électronique. » Pourquoi pas ? En
attendant que les libraires soient formés au prépresse, il importe néanmoins, pour des raisons techniques, que l’éditeur reste maître des protocoles d’impression. Ensuite le libraire, pour des
raisons légales, sera le dépositaire de la propriété de l’auteur. Par conséquent des fichiers sources
qui constitueront son choix éditorial et son fonds de librairie. Pour une diffusion mondiale et
travaillée en fonction de la niche à laquelle elle correspond – prix, supports.

Lire l’ensemble du rapport.

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