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Mon bien-aimé 

mercredi 29 mai 2013, par Marguerite Audoux

MON bien-aimé est parti, et la nuit descend sur moi. Elle ne peut entrer en moi, car dans mon cœur brûle une flamme claire que rien ne peut éteindre et qui m’éclaire toute. Dans le crépuscule léger j’erre doucement par les sentiers, espérant toujours voir le bien-aimé dans l’autre sentier.
Parfums doux des roses et des lis. Parfums amers des peupliers et des lierres, vous passez dans mes cheveux et sur ma bouche ; mais ma bouche garde le souvenir des parfums vivants de son baiser.
Mon bien-aimé est parti, et mon âme est pleine de sanglots.
Pleurez sur moi, saules pleureurs.
N’êtes-vous pas ici pour pleurer sur les peines d’amour ?
Vous laissez pendre votre feuillage comme une douce et blonde chevelure ; mais la sienne est plus blonde et plus douce.
Fermez sur moi vos rideaux mystérieux, beaux ifs ; afin que mes soupirs ne troublent pas les amours des fleurs.
Les roses toutes parfumées s’ouvrent en frémissant à l’approche de la nuit, et les liserons frileux s’enroulent dans leurs pétales pour attendre la fraîcheur du matin qui déposera sa blanche rosée au fond de leur corolle blanche.
Douce nuit, tu chantes pour m’endormir.
Mais le sommeil s’en est allé avec le bien-aimé.
Tu chantais aussi quand il était là,
Et silencieux nous l’écoutions.
Nos mains s’enlaçaient : nos fronts se touchaient et tu passais sur nos visages avec des caresses qui faisaient frémir nos âmes, et remplissaient nos cœurs de tendresse.
Nous t’aimions, belle nuit :
Avec tes brises parfumées,
Avec tes arbres balancés.
Avec tes feuilles frissonnantes,
Avec le mystérieux chagrin de tes sources,
Et le chant de tes crapauds qui soufflent dans des flûtes de perles…
Ce soir, mon bien-aimé est parti.
Dans l’ombre, mes yeux cherchent ses yeux :
Mes doigts s’ouvrent pour caresser son front et les douceurs de son cou.
Mon visage se tend pour aspirer son souffle,
Et le doux lien de ses bras manque à ma ceinture.
Douce nuit si bonne à ceux qui souffrent mets un pan de ton voile sur mes yeux, afin que je ne voie plus le sentier par où s’en est allé mon bien-aimé.

P.-S.

extrait de Valserine et autres nouvelles
Chapman & Hall, limited, 1912 (pp. 297-299).

Photographie : Marguerite Audoux - Musée M. Audoux

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