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Que naisse Léon 

jeudi 23 septembre 2010, par Mariana Naydova


Quelque part en France

Personnages :

SERGE – 50-55 ans, peu communicatif, célibataire, rêveur. Souffre d’un sentiment de culpabilité.

MAGDA – Attirante par ses qualités de femme d’intérieur. Amoureuse de Serge. Malheureuse, mais forte.

ANGELINA – Fragile, névrotique. La maternité est pour elle une obsession pathologique.
Enceinte. Amoureuse d’Obi.

OBI – D’origine africaine, grand. Sexualité incertaine. Gentil. Aimant. Sûrement amoureux de Serge.

LEA – Le fantôme qui rend visite à Serge. L’amour de jeunesse de Serge, son sentiment à lui de culpabilité. Jeune, avec un rire en cascade.

BERNARD – Policier, vit avec Magda.

LA NOUVELLE – Enceinte.

C’est l’aube. L’heure avant le lever du soleil. Un appartement bourgeois, classique, de bon goût. L’écran de l’ordinateur luit dans le noir. On entend le rire d’une jeune femme. Le projecteur éclaire celle-ci, qui se berce dans un fauteuil à bascule, un livre dans les mains. Dans l’angle de la pièce, devant l’ordinateur, Serge se réveille.

-o-o-o-o-

LEA : Ecoute ça ! Si vous écartez vos jambes de manière à abaisser votre hauteur d’un quart, et si vous tendez les bras de telle manière que le bout de vos doigts soit à la hauteur de votre tête, votre nombril se trouve au centre de vos extrémités, et la distance entre celles-ci formera un triangle isocèle.

SERGE : Mon Dieu, Léa ! Couche-toi ! Il est deux heures. Tout le monde dort ! Même les fantômes indociles. Tu es obsédée.

LEA : Je l’adore ! Ce Leonard de Vinci ! J’entends les musiques célestes. La perfection des chiffres ! Serge, prends ton mètre et fais-moi l’amour. Trouve mon point de perfection ! Et moi je vais te supplier, comme tu aimes que je le fasse. Je vais te murmurer : n’arrête pas, surtout n’arrête pas, n’arrê-ê-ê-ête pas, Serge, n’arrê-ê-ête pas !

Sa voix est suppliante et haletante. Serge se réveille tout à fait et se lève de la chaise qui est devant l’ordinateur. Léa disparaît, et on voit son fauteuil qui continue à se balancer. Serge s’étire, il est serein. Les apparitions font partie de sa vie.

SERGE : Je deviens fou et c’est la seule chose de bien qui me soit arrivée dernièrement. C’est sûrement ce maudit ordinateur. Ou le régime. Je vais demander à Magda de me cuisiner quelque chose aujourd’hui. C’est à cause de l’ordinateur et de toutes ces voix, qui me supplient de ne pas cesser de leur écrire. De leur dire qu’elles sont uniques. De regarder leurs photos, leurs seins, leurs jambes écartées. Dieu devait être un ingénieur informaticien. Avant, c’était plus simple, quand il n’y avait pas ce marais dans lequel je me suis enfoncé. Léa ! Et sa chaise ! Si je pouvais la remettre dans l’ordinateur et qu’elle continue à me supplier. Seulement il ne faut pas que je m’arrête et il faut que je le fasse plus vite, plus vite. Son corps, son souffle, ses mains, sa poésie, son mystère ! Comme elle se cramponnait à moi. Mon Dieu Léa, laisse-moi en paix !

Il fait jour maintenant. Un nouveau jour. On sonne à la porte. Magda rentre.

MAGDA : Tu as encore rêvé d’elle !? – elle met par terre un sac, duquel de temps en temps, elle sort des trucs, des paquets de nourriture. De temps à autre, elle disparaît brièvement de la scène, comme si elle allait jusqu’à la cuisine. Elle s’occupe de Serge. Serge l’aide et s’affaire autour d’elle.

MAGDA : Et cet ordinateur. Tu la cherches. Encore. Oublie enfin. Eteins-le. Laisse tomber tout cela. Cela te rend triste et malade, Serge. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, qu’il n’y a pas en moi, que je ne peux pas te donner ? La douleur des autres te rend malade, mon amour !

SERGE : Si l’ordinateur avait été éteint, comment aurais-je pu te rencontrer, toi. Et voir la photo de ton corps. Et subir ton poison. Et maintenant, te voir ici devant moi ?

Il l’embrasse très tendrement !

MAGDA : Ce n’était pas facile pour moi de faire la photo et de faire raidir ton mètre. Je suis unique au monde. Excuse-moi ! Je sais que je ne dois pas être jalouse. Moi je dors près de Bernard, tandis que toi, tu es ici, avec ton harem virtuel et avec Léa.

SERGE : Comment va-t-il ?

MAGDA : Qui ? Ah ! Bernard…

Le téléphone sonne et Serge décroche.

SERGE : Je t’attends. Elle est là, oui. Elle va encore faire ce plat bizarre, qu’elle appelle « mouska ». Comment elle va ? Très enceinte, je sais. Est-ce qu’elle va passer ? Lui as-tu dis que tu allais venir ? Alors devine qui va sonner à la porte ? La folle ? Non ! C’est ta folle, et elle est un cadeau précieux du Tout Puissant. Sa folie est de vouloir être aimée. Sinon, elle n’aurait pas fait ça avec nous. Souviens-toi, quelqu’un, Shakespeare, a cherché la logique de l’être dans la folie. Ris ! Je t’attends ! D’accord, on l’attend !

Pendant ce temps, Magda débarrasse, elle va et vient, jette un regard vers l’ordinateur, soupire, se baisse et regarde l’écran.

MAGDA : Bernard ? Comment il est ? Il inspire et il expire. C’est affreux. Je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai regardé ses narines aux lumières de la rue. Elles étaient monstrueuses, et j’ai cru qu’elles étaient le fruit d’un cerveau malade. Tellement grandes. Des tunnels vers l’autre monde, où le sang bat et cherche désespérément l’oxygène. Mais ces tunnels sont bouchés. Pour toujours, inutiles. D’accord. Enfin, seulement j’ai voulu te dire qu’il était soûl et qu’il ronflait comme une bête. Avant, au moins il me touchait. Quand il était soûl. Et moi, pendant ce temps-là, je pouvais penser à toi, à la manière dont tu te perdais dans ma grotte garnie de la plus douce mousse. Et ça s’appelle moussaka ! Elle arrive des montagnes où j’ai grandi. C’est sûrement pour cela que mon fourreau est si doux à ton épée, comme la mousse forestière. Personne ne me l’avait dit avant toi. Je t’aime, Serge !

On entend le rire de Léa. Le fauteuil se met à se balancer.

SERGE : Elle est contente d’entendre cela, Léa. Elle croit que, enfin, je t’ai trouvée, que je suis près de toi et que je ne sens rien d’autre que l’odeur de la farine fine des gâteaux de montagne, d’un vieux cognac et de raisins secs ! Où as-tu appris à cuisiner comme ça ? Avec ta cuisine, tu nous as attachés comme des chiots affamés.

MAGDA : L’amour de l’homme passe par l’estomac, rappelle-toi que l’ours affamé ne danse pas. – Elle rit – Tu ne peux pas comprendre, parce que tu n’as jamais vu un ours enchaîné danser avec les tziganes, ni comment les tziganes, sous le soleil d’été, écrasent l’argile mouillée, avec leurs pieds qui brillent au soleil ni comment ils cuisent les briques. Ils sont comme des golems. L’enfance nous marque, Serge. Nous la portons toujours avec nous. Peu importe que le Dieu du net m’ait ordonné de venir à toi, je cours encore derrière les charrettes des tziganes pour pouvoir grimper à l’arrière et voyager gratis. C’est là que ma cousine m’embrasse, et qu’elle m’ouvre les portes de la jouissance pendant que la grand-mère dort. Mes seins n’avaient pas encore poussé et pourtant j’ai su alors ce que c’est que de gémir sous la caresse d’une main aimante. Et cela n’a rien à voir avec la perversité.

SERGE : Ma Shéhérazade et ses histoires. Tu as fait de moi un roi, gâté par une princesse de l’est. Tes petits plats. Ne sois pas bête, ma petite. Une femme ne peut pas penser à l’autre monde, quand son mari ronfle près d’elle ! Et toi tu crois que c’est à cause de ta photo ou bien à cause de la magie de ta cuisine, que tu as pris possession de moi ? Tricheuse ! Tu t’es emparée de la meilleure moitié ! Voilà, c’est comme ça ! – Il l’embrasse – J’ai un peu de travail à l’ordinateur, mais… — On sonne – Obi va s’occuper de toi, il épluchera les pommes de terre.

Obi entre.

OBI : Les gens sont comme fous pendant les fêtes. Et pas seulement pendant les fêtes. Salut, ma douce. — Il embrasse Magda. Vers Serge — Et à toi, salut. Je peux t’embrasser, mon ami ? — Serge fait distraitement un signe de la main – Après. D’accord. Comment j’aurais pu deviner que je serais un gardien du temple. Je parle du grand magasin du boulevard. Tu ne vois pas pourquoi, mais dans ce pays je suis un étranger et j’ai toujours le sentiment que personne ne me comprend. Le magasin est comme une panse pleine de cadeaux, comme la caverne d’Ali-Baba. Est-ce que tu sais qu’Ali-baba disait « Sésame, ouvre-toi ! » ? Le monde entier cherche à percer le secret du mot « sésame ». Vois-tu, les secrets sont très ordinaires, mais il faut les prononcer de manière particulière. Comme celle-la, aujourd’hui, qui a cassé les pieds à son mari pour des chaussures rouges. On se demande bien pourquoi elle en avait besoin. – Il imite la femme – « Malheureux avare. Quand tu me prenais tu n’en avais jamais assez. Je t’ai donné ma vie et maintenant, tu fais le radin ! » et il a acheté les chaussures. Un jour, j’écrirai un livre sur le grand magasin. – Il pleurniche comme un enfant – « Maman, maman, seulement pour cette fois, maman, achète-moi le petit train, maman. » C’est comme ça, Magda. Jour après jour. Ange est à l’hôpital. Le docteur va s’occuper du bébé. Le bébé sera aussi grand que moi.

MAGDA : Tu n’es pas un étranger. Tu es un voyageur. Et ne confonds pas avec étrange. Tu te plains du grand magasin et de te sentir seul, mais c’est parce que tu ne prends jamais l’autobus. En imagines-tu la promiscuité ? Ces odeurs et ces frôlements ? Les conversations qui volent ? Dans le bus, tu es parmi tes égaux. Est-ce que ce n’est pas ça, la démocratie ? Là ne s’affiche pas l’ambition, comme avec les voitures. La grande voiture noire et la petite branleuse en rouge et ce vieux tacot de cent ans, une poubelle, que les écologistes voudront jeter. Les voitures sont la façade de la vanité, tandis que dans l’autobus, les odeurs te plongent dans l’intimité agressive. Comment va Angélina ? Elle va bien, n’est-ce pas ? Elle sait que le bébé sera grand. En fait, les docteurs profitent de la situation. Avec son nom d’ange et sa fièvre, elle t’a certainement effrayé plusieurs fois par jour, non ?

OBI : Elle est tellement maigre, et quand tu lui vois ce ventre, qu’elle traîne partout, tu prends peur et tu as envie de t’enfuir. Mais c’est moi le père, n’est-ce pas ? Cela a été un miracle ! Sa conception ! Dans mon Afrique, elle se serait fait engrosser souvent, souvent, et à la fin, elle se serait assagie et aurait arrêté de répéter qu’elle m’aime. Je sais qu’elle m’aime. Et Bernard ?

MAGDA : Qu’est-ce qui vous arrive, à tous ? Bernard, quoi Bernard ? La police, les enfants de Mathilde, les jumeaux, qui se chamaillent. Et moi dans tout ce bazar ? Il me déteste et il a raison.

OBI : ça sent bon. Tu cuisines ? Tu vas nous tuer avec tes plats. Ange est comme une poupée mécanique trop remontée. Pourvu qu’elle accouche bientôt. Une fois, Serge m’a dit que les femmes blanches ressemblent à certaines fleurs, dont les pétales sont toujours ouverts, même la nuit, et c’est pourquoi elles se dessèchent rapidement. Leur peau douce les fait devenir fières, mais un jour, elles se réveillent avec les ovaires vides, et seules. Il pense que c’est à cause du vent froid que portent les hommes blancs. C’est pourquoi Ange m’a choisi pour faire le bébé, n’est-ce pas, Serge ? Nous aurions été perdus sans toi, cher ami. Je me demande qui encore pourrait venir avec deux valises, comme nous l’avons fait, moi et Magda. – Vers Serge — Serge, on t’aime, tu nous as abrités et consolés.

Serge fait un signe de la main mais ne se retourne pas. Obi range les paquets. Magda s’approche de Serge. Elle s’appuie sur son dos, regarde l’écran et lit l’annonce qui est sur l’ordinateur.

MAGDA : Celle-là, elle a 62 ans, elle est mariée et est amoureuse de toi. Regardez, sa vie tient en cinq lignes. Mais Serge sait comment donner du sens à ces lignes. Le sens est entre les lignes. Chez moi, elles se sont avérées nombreuses. Elles m’ont aspirée et déposée ici près de lui. Trouve son point de souffrance, Serge ! Ouvre les entre-lignes ! Les siennes seront-elles comme les miennes ? Larges comme des pâturages dans la campagne, profondes comme après un deuxième labour, odorantes comme des pensées avant de s’assoupir. Tâte le point douloureux, mais ne lui parle pas de Léa. Tu briserais son cœur.

On entend rire. C’est le rire de Léa. Serge quitte l’ordinateur. Elle apparaît, éclairée, sur le fauteuil. Serge se met à la balancer. Puis elle disparaît.

SERGE  : — A lui-même — Je sais, Léa. C’est Magda et j’ai aimé m’enfouir dans sa terre chaude. – Vers Magda – Et toi, écoute-moi ! Ecoute-moi ! La jalousie est le pire des poisons. C’est comme une drogue. Elle fait semblant d’être l’amour, mais elle hait davantage qu’elle n’aime. Je sais que tu veux être la seule, l’unique. Comment te dire que tu l’es, si toi-même ne le crois pas ? Quand on a l’amour en soi, on l’a pour tous. Donne-moi un peu d’air, ma petite, et arrête de t’inquiéter. Le net n’est rien de plus qu’un tableau d’annonces.

MAGDA : ça me semble un peu moins dangereux. Mais c’est un très grand tableau d’annonces, Serge, toujours présent devant tes yeux ! Est-ce que sur ce tableau, je n’ai pas écrit que je voudrais que tu fasses irruption dans mon fourreau, pour ressentir combien ta queue est grande, comme un serpent mythique, que tu me presses jusqu’à l’étouffement, puis que je goutte ton jus, que tu verserais en moi, dans de longues convulsions, que je me colle à toi, pour que tu tresses autour de moi tes fils, pour que tu m’enfermes dans ce cocon de douceur, et que j’accueille mon destin d’être initiée à ton désir, à tes caprices amoureux. Je suis jalouse comme une harpie et je veux, jour après jour, servir ton sybaritisme.

SERGE : Mon Dieu, Magda ! Ne réveille pas le dragon ! Il va te faire souffrir jusqu’à en mourir, ma petite ! – Rires – Et n’oublie pas, petite jalouse, que l’on ne trouve que ce que l’on doit trouver ! Nous n’avons pas de pouvoir sur les événements, pas plus que sur la vie. Nous rentrons dans celle-ci comme dans une rivière. Quelquefois, le courant est très fort et t’emporte jusqu’à ce qu’il te dépose sur quelque berge, comme ça s’est passé avec toi et avec Obi. J’ai jeté l’ancre là, parce que les eaux y sont tranquilles. J’ai vu des naufragés et des messages dans des bouteilles. Une fois une amazone m’a même fait croire qu’elles existent.

OBI : Serge ! Mais je suis fils d’amazone ! J’ai survécu et si je suis toujours vivant c’est parce que je ne ressemblais pas vraiment à un garçon. Sinon elle m’aurait tué depuis longtemps. Depuis les langes, je sais qu’elles existent, les amazones ! Et que c’est rare de les côtoyer. Il n’y a pas de pardon, pas d’attendrissement pour le garçon à sa maman ! Tu as cinq ans et elle te dit que tout le monde meurt un jour et à la colombe qui est tombée sur la terrasse, elle donne quelque chose, et voilà la colombe qui tremble, qui tressaute devant tes yeux, et qui n’est plus qu’une boule de plumes froissées. Ce n’est qu’après que tu comprends qu’elle a voulu la guérir.

SERGE : Tu as eu de la chance avec ta mère. Arrête ! Et je ne plaisante pas ! Et quant au net, il a toujours existé. J’ai cherché Léa sur le tableau de son université. – Vers Magda – Autrefois, chérie. Pas maintenant. Je pensais que si je regardais sur le tableau, je la découvrirais, puisque une fois je l’y avais déjà vue. Fine comme la poignée d’herbe dans la main du faucheur qui nettoie sa faux. C’était stupide de croire que ça marcherait, mais j’ai quand même commencé à lire les annonces. C’était comme un collage vivant qui respirait devant moi.

Il lit quelques annonces

Etudiante en première année, cherche une colocataire, qui ne fume pas.
Cherche deux pièces avec eau chaude.
Cherche anatomie de Grey, bon marché.
Il me faut du licopodium d’urgence ! Pour un malade.
Vends un vélo neuf.
Vends des chaussures, du 36, c’est important. — Mon téléphone. Cendrillon. Appelle-moi.
2-35-20 – Massages avec des pierres volcaniques. Eruption assurée !

J’étais ahuri de découvrir que ce tableau était déjà le net, et que le net avait donc toujours existé, Magda, est-ce que je ne te l’ai pas dit, et que je ne l’avais jamais quitté, non plus que toi. Et les rencontres qu’on y fait ne sont pas fortuites. Alors j’ai écrit en rouge : Léa, je t’aime. Et je l’ai retrouvée. Et toi, respire calmement ! Rien ne nous appartient, chérie. On peut se délecter de l’éphémère, si on a le courage de s’immerger dans la rivière de la vie et de se laisser emporter ! Tu fais partie des courageux.

OBI : — Etreint Serge, et imite une femme – Viens que je t’embrasse, chéri. Je ne suis pas jalouse. Certainement que nous ne ferons jamais l’amour ensemble. Le corps est jaloux, Serge, comment quand on manque soi-même de caresses amoureuses peut-on en donner à quelqu’un d’autre ? As-tu vu comment les mâles se battent pour leur femelle, quelquefois jusqu’à la mort ? Cela, c’est le corps. Et Magda se battra pour toi ! Et moi je veux voir ça. – Vers Magda – Et pour l’autobus ? Tu penses que tu y trouveras avec d’autres la même relation qu’avec moi ? Es-tu folle ? C’est l’enfer de la ville. Tu y seras encore plus perdue.

MAGDA : Qu’est-ce que tu en sais ? Avec ces jambes de dieu antique, les femmes te mettront en pièces si tu montes dedans. Mais celle qui a le nom d’ange te suffit. Ce matin, j’ai vu cet homme au visage brûlé. Je le vois tous les jours. Il parle avec exubérance, avec arrogance. Il me donne de la force. Avec ce masque de peau brillante. Il devait être bébé quand il est tombé dans le seau d’eau bouillante. Ses yeux sont rapides et vifs comme ceux d’un oiseau en cage. Il a dit qu’il était amoureux de son institutrice. Et un homme, l’air endormi, dont l’haleine sentait le mauvais vin, s’est pressé contre mon postérieur. Il bandait. Je ne veux pas dire que mes fesses ne sont pas admirables, mais je me suis dit que c’était une erreur. Mais non ! Peu après, une fille lui a dit « nique ta mère ». J’ai pensé que j’aurais pu me frotter à lui, et me laisser aller à son inspiration matinale, – elle se presse contre Serge – pour lui montrer qui tient le couteau et qui tient le fromage. Son étendard dressé se serait recroquevillé, comme un escargot dans sa coquille. Les hommes sont des animaux fragiles, dommage. – Elle rit .

Obi épluche des pommes de terre sur la table, et Serge se sert un verre de vin de la bouteille qu’il a sortie du sac de Magda, puis lui donne une tape sur les fesses.

SERGE : J’aime bien lui donner des tapes sur les fesses, elles rebondissent comme si elles étaient vivantes. Qu’est-ce que tu vas dire, Obi ? Celui qui s’est frotté contre elle sait apprécier les bonnes choses.

MAGDA : Est-ce que tu ne sais pas qu’une femme sans fesses est comme un village sans église ! Souviens-t-en. Rien d’autre n’a d’importance.

Ils rient. Serge rejoint la table. Il nettoie quelque chose, tend des pommes de terre à Obi. Affairé comme d’habitude à la cuisine.

OBI : J’épluche les pommes de terre et la voix de ma mère disparaît. Serge, tu la connais. Elle est affreuse, n’est-ce pas ? Belle ! J’entends tout le temps sa voix. Mais plus maintenant, là, c’est le silence. Est-ce qu’Angelina en a terminé avec l’hôpital ? Son terme approche.

SERGE : Personne ne sait exactement comment être parent. Dans ce domaine, nous sommes tous des ignorants. Etre parent est un métier. Tout à fait comme être instituteur, ou consolateur… et ami. Etre ami est un métier. Ah oui ! Ensuite, Dieu s’est avéré être ingénieur en informatique. Nous nous sommes multipliés à la hâte puis avons laissé nos enfants à l’abandon. Ta mère m’a semblé quelque peu royale. Certainement qu’elle aurait voulu que quelqu’un puisse s’opposer à elle, écraser sa volonté mais comme elle n’a trouvé personne, elle t’a frappé de toutes ses forces. Pour toi ça été douloureux, mais tu n’en es pas mort. Il te faut porter tes blessures comme des épaulettes. Sinon, tu n’aurais pas une histoire. Tu serais rectiligne comme le boulevard d’une grande ville.

Obi, la voix changée, joue l’enfant blessé qu’il était.

OBI : « Obi, dépêche-toi, allez ! Plus vite ! Ne te conduis pas comme une fillette. Mon Dieu, qu’est-ce que tu fais ? Ne croise pas les jambes. C’est dégoûtant. Tu es un noir, un grand garçon ! Arrête ! Ne pleure pas ! Elle ne mourra pas d’amour ! Personne ne meurt d’amour, à part les jeunes filles stupides ! C’est seulement du cinéma ! Ce n’est rien ! Les hommes ne pleurent pas ! Bois une bière comme font tous les garçons de ton âge. Pourquoi Dieu m’a-t-il punie ainsi, pourquoi Dieu t’a-t-il donné à moi ? Je suis une pécheresse. Peut-être parce que quand ton père était au Congo, j’ai fait l’amour chaque soir avec moi-même. Bon, d’accord, avec Jean aussi. Mais cela ne compte pas, n’est-ce pas ? D’ailleurs c’était un blanc. Je n’aime pas leur peau blanche. Comme s’ils étaient malades. Tu vois, ton père savait ce qu’il fallait faire pour rendre une femme heureuse, mais Dieu m’a donné… toi ! Je me demande ce qu’il a voulu me dire de cette manière. » — Obi se met soudain à sangloter – Crois-tu, Magda, qu’un enfant doive entendre tout ça ? Vous appelez ça une histoire ? Je voulais tellement lui plaire ! Parfois, j’ai revêtu ses vêtements, pour sentir son odeur. Une fois, elle m’a vu. Je ne savais pas qu’il ne fallait pas faire cela.

MAGDA : Si tu n’avais pas vécu tout cela, tu n’aurais pas pu prendre comme pseudo « Ana », ni écrire des lettres d’amour à Serge, tu n’aurais pas pu être là, dans le ventre d’Ange et il n’y aurait pas un bébé noir à donner des coups de pieds. Dieu a réparé l’erreur de t’avoir donné une mère comme celle-là. Et peut-être que ce n’était pas une erreur. N’est-il pas Dieu ? Tu seras la meilleure maman du monde. Est-ce que tu ne cherches pas à réparer l’injustice ? Et bien, tu le peux. Vis sa souffrance, ses accès de colère et ses peurs d’être mère. Peut-être qu’alors tu pourras tirer à nouveau ta flèche d’amour sur Ange et lui faire une petite chose qui cherchera à son tour sa propre justice. Tous voulons que la vie soit équitable. Et elle ne l’est pas ! Et Ange veut qu’elle le soit.

— On entend les cloches de l’église. Serge regarde par la fenêtre. –

SERGE : Elles sonnent sept heures. Léa aimait cette église. La ville s’étend comme une femme après l’amour dans mes jambes. C’est beau. Et pourquoi sonne-t-elle ? Pourquoi les cloches se balancent-elles ? Elles sont tellement loin de la vie… et ce rituel dénué de sens… Les curés ne connaissent plus leur troupeau. Le troupeau est galeux ! Mais Léa en aimait les coupoles. Elles sont rondes comme des pensées vides. Ses paroles coulaient comme d’une corne d’abondance. Je n’arrivais pas à suivre ce qu’elle voulait me dire. J’attendais qu’elle en finisse avec ce rire, qui chantait comme si elle avait un oiseau dans la gorge. Elle aimait l’église pendant l’été. Elle disait que c’était une maison, simplement une maison. Et que tu peux t’y abriter du soleil. Une fois elle a voulu que nous fassions l’amour devant Son regard. Et nous l’avons fait. J’ai pensé que de là-haut, Dieu ferait fondre sur nous son courroux, mais non ! Simplement, les cloches ont compté les coups de mon cœur, et elle s’agrippait à moi pour ne pas laisser échapper son orgasme et me murmurait de ne pas arrêter. Faire l’amour avec Léa était un combat. Maintenant je sais que Dieu était content de nous voir. Puis il a détourné son regard. J’ai détourné le mien.

MAGDA : Tu es triste. Il y a certainement quelque chose qui te rend plus triste que d’habitude. C’est Léa qui ne te laisse pas en paix ? Léa, va-t’en à présent ! Il en a marre ! Obi, vas voir la moussaka dans la cuisine. Prends-moi dans tes bras, chéri. Je sais que je ne suis pas elle, que ce qui est fini, est fini ! Arrête de souffrir, de te punir toi-même. Je sais aussi que je suis malade de ce que même Bernard ne me touche plus, parce que je viens ici avec toi et que je lui mens. Qu’il n’y a pas d’avenir pour nous. Que l’avenir est dans le ventre d’Ange ! Je veux que tu me regardes. Encore ! Je veux voir tes pupilles, comment elles ne tressaillent pas, mais se dilatent et je veux que tu me caresses, là. Je t’en prie, je t’en pri-i-i-i-e, Serge.

Elle dégrafe son corsage pendant ce temps et se met devant lui. Il tend la main vers ses seins.

MAGDA : Qu’est-ce que tu vois, chéri ?

SERGE : — Avec émotion – Je vois tes yeux de braise, brûlants de désir, tes petits seins, ta croupe de pouliche, ta beauté qui a dû briser tant de cœurs. Je vois comment tu jettes tes vêtements dans ta valise, comment, à l’aérogare, tu tends l’oreille pour ne pas rater le vol que tu attends, comment tu descends et comment tu te pends au cou d’un parfait inconnu. A mon cou. Comment tu hésites sur les mots, mal assurée, tu n’as pas le clavier de l’ordinateur. Comment tu découvres ma réalité avec ta peau, avec tes dents. Je te suis reconnaissant pour tout cela : que tu sois venue dans ma solitude, que tu m’aies donné à sentir le poids de ta chair vivante, que tu sois jalouse de tous ces hommes et de toutes ces femmes, à qui j’écris, et que pour toi je suis vraiment l’unique. C’est tout cela que je vois. – Il se penche et embrasse ses seins — Je devine comment tu te serres contre Bernard, pour ne pas avoir froid mais je n’en suis pas jaloux.

MAGDA : Regarde bien, chéri. Là c’est vide. Mon sein. Je n’en ai plus. Et cette sangsue rouge, qui suce ma force. La cicatrice. Bernard me trouve laide. Je lui ai dit que j’étais une amazone, et qu’il mourra de mes mains. Je ne veux pas me laisser envahir par la haine, Serge. Je ne veux pas. Ange est pleine d’une graine et son fruit est prêt. Est-ce que tu me rempliras d’une graine, Serge. Peut-être que se produirait un miracle et que me pousserait un nouveau sein. Comme les queues des lézards.

SERGE : Sais-tu que ton sein est à sa place ? Seulement, tu ne le vois pas. J’ai un ami. Il fait des photos bizarres. Nous irons le voir pour qu’il te fasse une photo nue comme la photo que tu m’as envoyée, avec le chapeau. Et tu te verras en entier. Baignée de lumière. Parce que nous rayonnons de lumière. Et alors tu verras ton petit sein.

MAGDA : Je te remercie, chéri ! Je suis belle en dedans. Je suis belle en dedans avec le rose dans ma bouche, avec le rouge sur mon cœur, que tu entends quand tu poses ton oreille sur ma poitrine. Je te remercie, chéri. Pour Bernard, je suis laide quand je prépare un poulet, et pourtant il l’avale gloutonnement, comme un chien des rues. Je déteste laver l’intérieur du poulet, voir ses poumons, pleins d’eau, comme une éponge de chair. C’est vilain, c’est laid. Je ne veux pas le détester, Serge, mais j’imagine les poumons de Bernard, comme une bouillie sanguinolente. Et je prie Dieu d’arrêter ma haine ou de le tuer. Je t’en prie, Serge, arrête cette haine ! Fais-moi comme à Ange. Grosse comme une coupole d’église slave ! Belle !

On entend rire et on voit Léa passer à côté d’eux dans une robe d’été, avec un chapeau de paille. Elle semble être enceinte.

SERGE : Léa a perdu son bébé. Les hommes sont des animaux fragiles, c’est ainsi, Magda. Et maintenant elle passe près de moi, enceinte, et elle me dit qu’elle m’aime. Et toi tu veux faire de moi un semeur, que je lance en toi ma force et ma peur. Tu es une terre fertile, Magda, et sauvage. C’est pour moi un honneur que tu me choisisses et que tu t’ouvres à moi. Mais cela me fait peur !

Il l’embrasse. Le rire de Léa s’éteint. Magda pleure, et Obi apporte une assiette avec de la nourriture.

OBI : S’il y a un dieu des sybarites, il doit être né dans tes montagnes, Magda, et certainement qu’avant cela il était cuisinier dans un hôtel cinq étoiles. J’adore ta moussaka, ma petite.

On sonne nerveusement. Obi sort pour ouvrir. Angelina fait irruption. Enceinte de 9 mois.

ANGELINA : Où sont mes clés ? Ce sac ! Il m’agace ! Je sais que tous vous avez les clés de l’appartement mais que vous sonnez, et que je suis la seule à pouvoir entrer sans sonner. C’est plus simple. Pourquoi est-ce que Serge me les a données, ces clés, s’il ne veut pas que j’ouvre seule. Question de confiance. Ah ! Les voilà, les maudites ! – vers Obi — Embrasse-moi, mon amour. Mon Dieu, quel grand noir tu es ! Je t’aime, chéri. Serge, crois-tu que je suis mal élevée ou simplement spontanée ? J’ai faim. – A Obi – Donne-moi ça. J’ai faim et je suis enceinte, mais cela vous le savez déjà.

SERGE : Qu’a dit le docteur ? As-tu été à l’hôpital ? Nous nous sommes fait du souci pour toi.

ANGELINA : Le bébé est en route. Il sera grand, comme son père. Le docteur a dit que mes voies sont ouvertes et prêtes pour le passage du bébé. Il faut seulement attendre. Ne trouvez-vous pas qu’il est un peu descendu ? Je t’ai cherché dans le magasin, Obi, et je suis tombée sur notre vieille dame. Là-bas c’est l’anarchie complète. Tout le monde court après les réductions pour les fêtes.

OBI : Elle t’a souvent demandée. Tu es la seule à parler avec elle. Elle t’apprécie. De quoi avez-vous tellement parlé ? Elle m’a dit que tu étais courageuse, et que si j’avais regardé « La chatte sur le toit brûlant », le film dans lequel joue Liz Taylor, ce serait toi, cette Maggie. Que c’est pourquoi ton ventre maintenant est plein, puisque tu as su comment rester sur le toit sans tomber. Comme j’y pense, il était gay. L’auteur. Et moi avec ma virilité incertaine et fragile, tu m’as fait revivre. Tu es un chat, Ange. Laisse-moi te caresser le dos et lève tes jambes. Veux-tu que je mette un coussin sous toi ?

ANGELINA : Laisse, Obi. Je ne suis pas fatiguée. Tant que je n’ai pas accouché, je suis comme droguée et j’ai faim. Mais la vieille dame savait ce qu’elle disait. N’en doute pas.

MAGDA : La vieille dame avec son parfum ? Quoi de neuf pour elle ?

SERGE : J’ai aimé ses manières. Elle est franche. Si tu sais ce que tu cherches et que tu ne le trouves pas, au moins tu sais pourquoi tu es malheureux. Elle cherchait le parfum idéal, n’est-ce pas ? Le pouvoir des parfums. Le mâle est subjugué par le parfum de la femelle, non par sa beauté. Le coq se fiche pas mal de comment est la poule, même si elle est complètement déplumée. Le cosmétique tue le goût de la vérité. Aujourd’hui, les gamines se veulent des femmes fatales, mais la véritable féminité ce n’est pas ça. Le savon tue les microbes, mais empêche de voir que la chatte est en chaleur. Magda, tu es ma chatte en chaleur, et je vois comment tu te roules dans la poussière, comment tu grondes, et comment tu lèves la queue, pour que je voie ton jardin secret. N’aie peur ni de la haine, ni de l’amour. Parfois ils ne font qu’un.

Magda rit. Sent ses aisselles, puis se penche et sent entre ses jambes.

MAGDA : Obi, veux-tu éprouver ma féminité ? Je plaisante, bien sûr ! Et pour le parfum de la vieille dame, Ange ?

ANGELINA : Je pense que, aujourd’hui, elle a renoncé à chercher. Comme je passais à côté d’une des cabines, j’ai entendu que deux personnes faisaient l’amour à l’intérieur. Elles s’en fichaient. Elles étaient transportées. Les chats n’ont pas disparu, Serge, et gloire à Dieu ! C’était pour moi une chose enthousiasmante. Cette primarité !

Elle les imite.

« Là, chéri. Personne ne rentrera. Fais-le maintenant. Dans moi. Vite, mon amour. Salope, mon Dieu, quelle salope ! Touche-moi ici, mon amour ! Je sais que tu aimes ça ! Putain, vite, plus vite ! Chérie, tu es merveilleuse ! »
J’étais franchement excitée. Je m’étonne que, avec ce bébé en moi, je mouille et glisse comme de la mousse de savon. – Vers Obi – Faisons-le maintenant, chéri ! Peut-être on va l’aider à sortir plus vite ! – Elle rit – Eh ! Arrête ! Je blague, bien sûr. C’est une plaisanterie. La vieille dame était là. Elle a entendu et elle est partie. Je crois qu’elle ne reviendra plus. Y a-t-il encore quelque chose à manger ?

MAGDA : Va dans la cuisine. Mange tout le plat. J’en referai. Serge, connais-tu cette vieille dame ?

SERGE : Je l’ai vue dans le magasin. Elle semble un peu folle, mais elle ne l’est pas. Elle cherchait quelque chose, un parfum qui sente le géranium, la guimauve. Blanche. Elle disait que le visage d’Ange était blanc comme les petites feuilles de la guimauve. Elle trouvait Ange pâle, un peu fanée. Elle cherchait un parfum qui sente comme la terre chaude après la pluie, qui sente le géranium, et elle n’en trouvait pas. Elle ne voulait pas du géranium cultivé, elle voulait du géranium forestier. Du rouge.

MAGDA : Je sais de quoi elle parlait. Elle parlait de la montagne après la pluie. Son souvenir lui rappelait l’amour et aujourd’hui elle a vu Ange avec son ventre, entendu ces deux-la dans la cabine et elle a compris que, jamais plus, elle ne connaîtrait l’amour. Elle ne reviendra plus, Serge. C’est la fin. C’est fini ! Mais pour moi j’ai encore du temps, n’est-ce pas ? Je suis encore soyeuse et mon parfum est encore fort, n’est-ce pas, Serge ? Je veux le ventre d’Ange. Je le veux tout de suite !

Obi laisse tomber l’assiette !

OBI : As-tu perdu la tête ! Vous êtes folles ! Et toutes les deux ! Depuis que dans Ange est entrée cette chose, plus rien n’est comme avant. Serge, est-ce que tu me feras un grand bébé blanc ? — Il rit — Je veux tout de suite !

La lumière s’éteint. Petite pause musicale. La même pièce neuf mois plus tôt. Serge, Obi et Angélina. Angélina a les yeux bandés et est en sous-vêtements.

OBI : Et qu’est-ce que tu crois que nous faisons ? Tu es vêtue de ce petit morceau de soie, qui me fait peur. Il m’effraie. Il me glace le sang. Comme si je voyais ma mère, la cigarette aux lèvres, crier : « Obi-i-i, Jean est parti ! Apporte-moi une tasse de café, mon petit. » Avec ses seins opulents qui débordent. Je ne peux pas te donner ça, te donner ce que tu veux, chérie ! Je ne peux pas !

ANGELINA : Je sais que je suis comme asséchée. Que je suis blanche. C’est pourquoi tu ne me veux pas. Je suis blanche avec ces taches de rousseur. Certainement je te fais peur. Est-ce que tu n’aimes pas mes seins ? Ils ne sont pas opulents, je sais. Mais tu peux en faire couler des rivières de lait. Pourquoi tu ne me veux pas ? Je suis laide et toi tu es un grand noir. Il n’y a que toi qui puisse me donner ce fruit, parce que, au-dedans, tu es doux comme un lys. Je veux ton lys dans moi. Et pourquoi m’as-tu amenée ici ? Serge me fait peur. Mes yeux sont bandés. Je sais que s’ils ne l’étaient pas, je les fermerais quand même, afin que tu rentres la vie en moi. Jusqu’à présent je ne pouvais pas tomber enceinte. Je t’aime, Obi. Où es-tu ?

Serge rentre, en robe de chambre. Il l’effleure. Lentement baisse les bretelles de satin. Lui embrasse l’épaule.

SERGE : Je suis ici, chérie ! Je veux que tu penses que quand tu t’ouvriras à Obi, lui et moi, nous devenions la femme que tu es… Sa graine dans toi t’envahira par vagues, et elle poussera là, parce que tu auras été celle qui l’aura fait jaillir de son cœur.

ANGELINA : Serge ! Obi ! – Elle tourne la tête, hésitante, suit la voix d’Obi, avec inquiétude. – Obi !!!

OBI : Je suis là, Ange ! Je suis là ! Je suis avec toi ! Nous sommes avec toi ! Et je suis horrifié de ce dont je vais être la cause ! En Afrique, quand une femme comme toi perd la tête, parce que son ventre est vide, on fait comme cela. N’aie pas peur, chérie, tu veux cette vie par-dessus tout, n’est-ce pas ? Il faut que tu sois courageuse, Ange. Tu es courageuse, n’est-ce pas ? Serge m’a promis de m’aider. Il va s’allonger à côté de toi, ma petite. Je vais m’allonger à côté de toi. Et toi tu ne verras pas comment nous sèmerons le fruit, pour te rendre mère, comme tu veux l’être. Le père, c’est toi qui l’as choisi. L’enfant aura un père, chérie, je suis le choisi. Il n’a pas encore de maman. Aide-le à la rencontrer. Serge, aide-nous ! Embrasse-moi, Serge. Autrement, comment se lever au-dessus de cette terre blanche, qui a tellement faim qu’elle en tue tout ce qui tombe en elle ! Détends-toi, Ange ! Nous t’aimons ! Serge et moi, nous t’aimons !

La lumière s’éteint. Musique, des bruits d’amour. Moment d’émotion, rempli d’imagination.
Pause, pour que les artistes puissent revenir avec les costumes précédents. Dans l’obscurité, on entend la voix d’Angélina.

ANGELINA : Fais-le maintenant, Obi… Serge ! Je vous aime !

La lumière revient. Angélina revient encore avec une assiette. Elle s’assied, les jambes ouvertes. Obi rit. On est revenu à la scène précédente.

ANGELINA : Que veux-tu, Magda ? J’ai trouvé quelque chose dans le sirop de sucre. Il fond. Dans mes veines coule un délice confit et je suis heureuse. Pourquoi tu n’ouvres pas un restaurant, Magda ? Les gens iront chez toi et ils grossiront. Le monde va devenir gros et heureux. Les gourmands sont plus aptes à faire l’amour que les maigres. Chez toi, ils feront l’amour et les enfants. Grands. Comme ce bébé noir qui est en moi. On va le nommer, ton restaurant, « chez Magda on mange à s’en éclater la panse ». Le manger et le sexe à fond ! Enfin, qu’est-ce que tu voulais, Magda ?

On entend le rire de Léa, qui arrive et s’assied près de Serge. Il la prend dans ses bras. Caresse son ventre. Elle s’en va après un certain temps, comme elle est apparue et avant de sortir elle pose sa tête contre le ventre d’Angélina.

MAGDA : Je pensais obtenir de Serge un ventre comme le tien, mais comme Obi ne s’intéresse qu’à Serge, je ne peux pas. Il veut mon Serge !

Obi bondit, en colère.

Obi : Je l’aime comme je t’aime toi, chérie ! Tu es folle, si tu es jalouse ?

MAGDA : C’est une blague, eh ! Tu ne peux pas t’habituer à moi. Tu as toujours peur de la moindre des choses, et quand je te parle de ce cheval, que nous avons mangé, cela te laisse indifférent. L’Afrique en toi est vivante. Mon Dieu ! Toute la maison puait la viande de cheval et mon frère répétait comme un fou : « Mange, princesse, mange pour que tes seins poussent comme ceux de maman ! Mange, chienne ! Mange ! Les hommes vont te dévorer des yeux ». Et après il m’a frappé ici. – Elle montre son sein amputé — C’est sûrement pour cela que s’est développé là, quelque chose de ferme et de dégoûtant comme un asticot, qui a mangé ma petite féminité ma fierté, mon sein. Embrasse-moi, Serge. Je ne voulais pas manger de ce maudit cheval. C’est comme si j’avais ramassé en moi tous les coups de fouet, que, avant cela, mon frère m’avait donnés. Le cheval. Nous avons tout mangé, jusqu’au dernier morceau de chair saignante ! Et pourtant, nous n’étions ni affamés, ni pauvres ! – Elle pleure.

SERGE : Arrête, Magda ! Arrête ! Lui, il n’est pas là, ton frère ! Il n’est pas là ! Est-ce qu’on lui dit, eh Obi ? Est-ce qu’on lui dit, Ange ? Dis-lui comment on sème la vie. Donne-lui l’envie de le désirer. Tu as voulu être remplie de vie, n’est-ce pas ? Choisis le père. On te trouvera aussi un semeur ! Je sais, chérie ! C’est moi le père. Seulement, calme-toi un peu.

Il l’embrasse.

MAGDA : J’espère que tu ne parles pas de cela, que tu t’oublies un jour dans le vagin de quelqu’une et « hop » ! Le monde est plein de vagins qui attendent d’être trompés et puis abandonnés. Et après naît l’enfant avec le visage brûlé par l’eau bouillante. Il a dit « ma mère était une pute. Elle me détestait parce que, si elle m’avait aimé, elle m’aurait tué. Parce que si elle m’avait aimé, elle ne m’aurait pas eu, et je ne serais pas tombé dans le seau. Son nid aurait été vide, jusqu’à ce que quelqu’un le remplisse d’amour ! Pute. Toutes étaient des putes. Sauf l’institutrice que j’aimais. Elle me disait que j’étais un monstre et qu’il ne fallait pas écouter les femmes, et combien mes yeux étaient beaux. Il m’a fallu apprendre à vivre comme un monstre ». L’amour est monstrueux, Serge, mon amour ! Tu aimes le monstre en moi qui te vénère mais qui, un jour, t’étranglera pour ne pas te perdre. Tu seras mort, mais tu seras à moi. Mon Dieu, Serge ! Pardonne-moi ! Tu es mon sauveur mais tu ne me baises pas ! Est-ce que tu me baiseras, chéri ? Aujourd’hui ! Maintenant. Ici. Pendant que Ange est allongée, les jambes écartées, pour que le fruit sorte. Je t’aime, chérie !

ANGELINA : — Elle l’embrasse tendrement – Silence ! Arrête de sangloter. Tu vas faire peur à mon bébé, il est sur le chemin et il faut qu’il te voie souriante. Et je vais te dire mon secret, Magda. Il n’y a rien à dire. Il est rentré en moi avec l’amour, n’est-ce pas, Serge ? Avec l’amour. Demande à Léa. N’était-elle pas près de toi tout à l’heure ? Il me semble que je l’ai vue. C’est sûrement à cause des hormones ou du gâteau de Magda, mais je jure que je l’ai vue.

Rentre Bernard, en uniforme de policier. Il tient un pistolet ! Il est furieux, en rage.

MAGDA : — Surprise et effrayée – Vous n’avez pas fermé à clé ! Vous n’avez pas fermé à clé ! Tu n’as pas fermé à clé, Ange ! Le bébé a bu ton cerveau, Ange ! Tu n’as pas fermé ! – A Bernard — Qu’est-ce que tu fais là ?

SERGE : Calme-toi, ma petite. Cette personne veut simplement voir si tu vas bien. Seulement ça, n’est-ce pas Bernard ! C’est Bernard. Tu es Bernard ?

BERNARD : Ne crie pas de me calmer ! Tu vois mon pétard ? Il est grand et il crache le feu. Est-ce que tu veux sentir sa force ? Es-tu fort ? C’est toi qui lui as embrouillé le cerveau ? Tu l’as amenée ici et après il aurait fallu que je la regarde tous les soirs, quand elle se déshabille, comment elle se couche dans le noir, et comment elle écoute ma respiration.

Obi s’approche par derrière, mais Bernard se retourne.

BERNARD : Calme-toi, le nègre ! Je sais tout sur toi. Je t’ai vu dans le magasin. C’est dommage que tu sois si grand. Tu marches comme une ballerine. Efféminé, maniéré. Et maintenant tu te comportes comme un homme. Je vais lui exploser le cerveau, à cette chienne des Balkans, je vais lui faire un grand trou rouge là où tout est déjà coupé, la balle rentrera plus facilement. Rien ne l’arrêtera, chienne ! Pute ! Ordure !

SERGE : Jalousie ! Magda, regarde son visage, comme il est haineux. Ne sois plus jamais jalouse, ma chérie ! Jamais ! Cela te ronge. Ta très belle force intérieure, tes pensées comme des papillons, ton souffle comme une fleur qui s’ouvre pour que son pollen puisse se coller à moi. Celui qui se sera une fois niché dans tes reins, ne pourra pas l’oublier ! Je te dis que tu es unique ! Comment se fait-il que tu ne le saches pas ? Tu as voulu entendre cela, n’est-ce pas ? Ici et devant lui ! Bernard, ne touche pas à cette femme !

BERNARD : La jalousie ? Mais je la déteste, un tel pauvre reste de femme, une telle guenille qui me trouve dégoûtant. Tu sais, mon petit monsieur ? Dans ta belle et agréable porcherie, où tu as enterré ton passé, est-ce que tu sais ce que c’est que d’être rejeté ? Tu dois le savoir. – Vers Magda – Ne le regarde pas, ton monsieur perfection ! Une quelqu’une lui a montré comment voler. Léa. Tu me parles souvent du vol, n’est-ce pas ? Eh ! Elle a volé du toit de l’église. De plus, elle était enceinte ce qui l’a aidé à arriver par terre plus vite. Devine qui était le père ?

Léa apparaît et embrasse Serge.

SERGE : Je sais, Bernard, je sais ce qu’est être rejeté. Est-ce que je n’ai pas moi-même détourné le regard de mon propre visage ? Et c’est cela que veut dire être rejeté ! Léa ? Tu as fouillé dans mon dossier. Elle avait des ailes, je l’ai attachée sur la terre. Elle est tombée à cause de moi. Tout simplement tombée. Elle a voulu essayer ses ailes. L’enfant qu’elle portait était léger comme la graine du coquelicot. Ce n’est pas à cause de lui qu’elle est tombée.

ANGELINA : Je sais Serge. Arrête ! J’étais tellement désireuse d’enfant que j’avais séché ma source féconde et j’avais détourné mon visage de moi-même ! C’est cela, être rejetée.

OBI : Je sais, Ange ! J’avais cassé ma lance par peur, parce que maman ne savait pas m’aimer. Et elle savait ce que ça veut dire d’être rejetée. Tous, nous le savons.

BERNARD : Quel est ce choeur, ce complot ? Eh ! Etes-vous fous ? Sales pervers. Vous êtes un cercle échangiste, peut-être ? Sûrement vous vous faites baiser par ce nègre ! Vous me donnez envie de gerber ! Vous n’avez pas entendu, eh ? Votre gourou a tué cette femme !

MAGDA : C’est mon affaire, Serge. Laissez-le-moi. Vaurien ! Tu cherches la justice ou seulement tu veux me faire un trou ici ? – Elle montre son sein – Tu veux effacer la sangsue de ma poitrine. Allez, du courage ! Fais attention de ne pas trembler et de tirer juste, parce que si tu ne me tues pas sur le coup, après avoir fermé cette porte, par laquelle tu es entré comme un voleur, je veux entendre le coup de feu qui te libèrera et voir le dessin de ta cervelle, que tu n’as pas, sur le mur. Qu’est-ce que tu sais du courage de pouvoir sauter ou de partir avec deux valises pour nulle part, de la détresse qui s’embrasse comme un amant ! Dis-lui, Obi, dis-le lui à celui-ci qui a le pétard ! Il faut que tu grimpes sur mes montagnes, pour que tu brûles dans l’enfer de l’Afrique, sans crème de protection facteur 50. Il faut que tu manges du cheval, comme moi, que tu tombes de la coupole de l’église et après cela, tu pourras faire le fier, misérable !

BERNARD : Vas-y ! Vas-y, la fière. Raconte-moi encore ce qui s’est passé avec le cheval, que vous avez dévoré là-bas dans tes montagnes. Tu avais faim et c’est pour cela que tu t’es traînée jusqu’ici ? Avec quoi il te nourrit cet idiot ? Avec du saucisson de cheval ? Tu crois peut-être qu’il est Jésus et que tu es Madeleine ? Et celui-ci, le nègre, sûrement qu’il t’écarte sur son grand dragon noir ! Est-ce qu’il crache le feu ? Est-ce que son lait est blanc ? Tu me donnes envie de vomir ! Pute !

MAGDA : Mon Dieu, pardonne-lui car il est sourd, il ne comprend rien. Tu l’as fait stupide. Sûrement pour que je puisse mieux apprécier le don d’entendre !

Angélina se met devant lui, les jambes écartées. Son ventre semble énorme.

ANGELINA : Ici, tu t’arrêtes ! Tais-toi, malheureux ! Tu as des jumeaux, n’est-ce pas ? Et tu leur dis que tu les aimes. Comment, au juste, tu les aimes, lâche ! Tu as craché dans l’enveloppe de velours de ta femme ! Mathilde, n’est-ce pas ? Elle n’a même pas senti que tu étais dedans. Est-ce qu’elle soupirait de plaisir ? Est-ce qu’elle disait « je veux que tes enfants poussent dans moi, chéri » ! Ou a-t-elle pleuré et t’a-t-elle dit qu’elle était enceinte, et tu lui auras demandé : Et maintenant, qu’est-ce qu’on va faire ? » Et puis elle a perdu sa lumière ! Et quand ta femme a écarté les jambes pour ouvrir le chemin aux jumeaux, quand elle a perdu ses seins, qui sont devenues des mamelles fanées, tu t’es enfui, tu t’es caché. Et tu en as voulu une, merveilleuse et fragile comme Magda. Seulement elle s’est retrouvée diminuée. Elle n’avait plus qu’un seul sein, n’est-ce pas ? Et à toi, à tes fesses gourmandes, tu en voulais deux, qui bougent comme des porcelets dans un sac, et être en bave, n’est-ce pas, misérable ! Arrête ! Sinon, il faut que tu passes sur ce ventre. Et ne traite pas ce prince d’Afrique de nègre ! Si je t’entends encore le dire, je te ferai mourir dans des souffrances atroces ! L’Afrique a des recettes pour cela. Ordure !

OBI : Mon Dieu, Ange ! Tu es un ange et je veux te faire l’amour ! Maintenant ! Rentrer dans ton gros ventre, m’y promener, y étendre ma force dans toute sa longueur et que tu accouches dans la béatitude. Que ton orgasme expulse la vie en dehors et mette ton fruit sur la meilleure orbite.

BERNARD : Eh ! Vous ! Etes-vous fous ? Pourquoi parlez-vous comme dans un théâtre ? Et cette vache enceinte qui a pissé partout. Elle a raté votre spectacle. Elle va chier partout et toutes vos simagrées vont éclater comme des bulles de savon. Mon envie est passée de te transformer en viande hachée, Magda, en foie haché. Demeurés ! Et oui ! Je veux qu’il y en ait deux et des grands. Tes nénés ! Tu peux dire ce que tu veux, même que tu es une amazone.

Magda lui donne une gifle, mais Bernard ricane !

ANGELINA : Je vais accoucher ! Je vais accoucher, malheureux idiot ! Même dans le sang et dans la merde, je vais accoucher. Est-ce que tu peux le faire aussi, toi ? Appelle l’hôpital, ou la patrouille de police la plus proche, pour donner une bonne raison à ton irruption stupide !

MAGDA : — Vers Obi – Va vite dans la cuisine. De l’eau chaude et des serviettes. Et toi, allonge-toi, et respire à fond ! Serge, mon amour, viens et regarde ce tunnel, regarde la vie en face.

Bernard à ce moment-là, parle au téléphone.

BERNARD : Bon, embouteillage ! – Vers tous – Avec quelle nouvelle je commence, avec la mauvaise ou avec la plus mauvaise ? Personne ne viendra avant des heures. Il y a un accident de voiture. La route est bloquée. Et moi je dois accoucher le bébé. A priori, je devrais savoir comment faire, mais la plus mauvaise des nouvelles, c’est que je ne le sais pas. Je ne l’ai jamais fait. Seulement avec une poupée.

MAGDA : Toi, tu as même appris à faire l’amour avec une poupée. Il me semble que tu ne t’es jamais séparé des poupées. Viens ici, misérable, et regarde où tu mets ton affaire et ce qui advient ensuite.

Bernard regarde et s’évanouit. Angélina gémit et crie.

ANGELINA : Laisse-le, cette merde, je pense que cela va lui suffire pour le reste de sa vie. Il ne va même plus penser aux deux porcelets dans le sac. Tu as du travail, ma petite. Ce n’est pas par hasard que tu as mangé du cheval. Dans tes montagnes, tu as vu comment on accouche. Dieu connaît son affaire. Fais pour moi comme pour une vache ou une brebis. Bon, d’accord, je suis une brebis. Cela va être plus facile pour sortir l’agneau de moi. Il est grand et noir. Mais tu l’as fait, n’est-ce pas ? Serge, viens-là. Parle-moi. Tu sais comment me parler. Parle-moi comme avant, quand mon ovaire était asséché. Mon Dieu, ça fait mal. Que ça me fait mal. Allez, encore. Que ça me fait mal.

Obi rentre et fait tomber la cuvette d’eau.

OBI : Je vais en rapporter. Il y en a beaucoup. Tu vas bien, Ange ? Ne me dis pas que, maintenant, tu me détestes, comme dans les films.

Léa s’assoie près de Serge, qui tient la main d’Angelina. Magda est devant ses jambes écartées et lui caresse le ventre.

SERGE : Ange, Léa est ici et me supplie de te dire quelque chose.

ANGELINA : Mais elle est ici depuis le début. Je te l’ai dit. Salut, Léa. Cette chose doit sortir de mon ventre. Ton Serge m’a aidé à la faire rentrer dedans, tu le sais, n’est-ce pas ? Tu devais être heureuse de faire l’amour dans l’église devant les yeux de Dieu. Voilà que j’entends les cloches. Ca fait ma-a-a-a-a-l.

On entend les cloches de l’église.

SERGE : Détends-toi, Ange, et pose ta tête dans le giron de Léa. Elle croit que comme ça, le bébé qui est en toi, sera aussi à elle, sinon elle ne voudra pas partir. Elle veut l’enfant que je ne lui ai pas donné. Elle est fatiguée. Elle a dû attendre longtemps.

Bernard a recouvré ses esprits et essaie à nouveau de parler au téléphone.

BERNARD : Ben oui, elle accouche. Une brebis accouche. Elle veut être une brebis parce qu’une vache c’est trop gros. Qu’est-ce que tu veux que je t’explique, ici il y a des tarées qui vont accoucher. Tout le monde ensemble. Et il y en a une qui n’est pas là. Et elle doit accoucher aussi. En fait, c’est un vrai cirque. Je me demande pourquoi je me suis fourré dans ce guêpier ? Demain, il faudra que j’écrive un rapport. J’aurais dû demander à quelqu’un de venir déchirer les billets à l’entrée. Un vrai cirque, je t’ai dit ! Et la mienne joue le rôle principal !

Obi rentre avec une nouvelle cuvette.

MAGDA : Mets les serviettes chaudes au-dessous et les ciseaux. Les-ci-seaux ! T’es sourd ? Les ciseaux, bonhomme. Il faudra que tu coupes le cordon ombilical ! Tu vas le faire. S’il le faut, tu le feras avec tes dents, comme en Afrique. D’accord, d’abord, va vomir, pour le moment on n’a pas besoin de toi.

SERGE : Tu es belle, Ange, avec ton gros ventre, avec tes aréoles noires aux seins, avec ta folie de nous faire devenir pères ! Léa m’a raconté pour Sarah et Hagar. L’enfant de l’esclave qui a accouché dans le giron de sa maîtresse stérile. C’est une histoire de la bible. C’est de l’amour, même si tout le monde croit que c’est une affaire de pouvoir. Tu vas accoucher dans le giron de Léa parce que j’ai fait l’amour avec vous, vous avez été remplie par moi jusqu’au fond. Et vous n’allez pas vous fâcher pour savoir qui est la préférée. Il ne le faut pas. Léa veut simplement s’en aller.

MAGDA : Moins fort, mon chéri ! Tu la gênes. Léa, pousse-toi un peu. Tu seras la première à tenir le bébé. Je sais que tu as longuement attendu cela. Tu veux qu’elle soit une Léa. Mais c’est un grand garçon noir, Léa. Noir et grand comme celui qui a les ciseaux, qui n’ose pas rentrer dans la pièce. On pourrait l’appeler Léon, ça lui irait. Est-ce que tu veux qu’on l’appelle Léon ? Il sera le roi avec ce nom, Léon, et aimé. On lui dira qu’il est le bienvenu. Bienvenue, Léon !

ANGELINA : Mon Dieu, il sort ! Il sort ! Es-tu prête, Magda ?

MAGDA : Vas-y, respire lentement ! Je vois sa tête. Vas-y !

Bernard vomit dans la cuvette qu’Obi a fait tomber. On entend les pleurs du bébé.

SERGE : Le voici, Léa. Ton bébé. Notre bébé. Regarde-le, Ange ! Tu es merveilleuse !

MAGDA : Serge, c’est une Léa. Le bébé est une fille, blanche. Félicitations, papa !

ANGELINA : Elle est belle, n’est-ce pas, comme une lionne. Elle sera Léa. Mon Dieu ! Ca part ! Il sort ! Mon Dieu ! Je vais accoucher !

BERNARD : — Du coin – Cela, on l’a déjà entendu ! Dis-nous autre chose ! Et sache que jusqu’à demain matin, tu seras toute seule ici. Personne ne va venir de l’hôpital. Pour cela, vas-y doucement ! Tu as déjà accouché, n’est-pas ?

ANGELINA : En fait, toi tu es un vrai idiot. Comment veux-tu qu’il arrive ? Spiderman ? Il y a encore un bébé en moi. – Très contente – Et jamais je ne serai seule !

MAGDA : Tu es pleine de vie, Ange ! Tu es comme la reine des abeilles. Accouche, ma petite ! Accouche si tu veux, toute la nuit ! Remplis la maison d’enfants ! Pousse ! Donne-lui ta force. Ton prince d’ébène cherche la lumière. Vas-y. Il sort ! Il sort. Il est noir, et grand. Il a aussi une lance avec laquelle il piquera avec amour !

Léa se lève, embrasse Angélina sur le front, et ensuite, longuement, embrasse Serge. Elle part. Dans ses mains elle porte un bébé emmailloté. Elle croise Obi qui revient.

OBI : Je suis le papa d’une Léa et d’un Léon. Au revoir, Léa ! Repose-toi bien !

Le bébé pousse son premier cri. Tout le monde entoure Angélina. Magda se lève et se dirige vers Serge.

MAGDA : Tu jetteras ta graine en moi, Serge ? Tu rempliras mon puits, mon chéri. Je veux sentir ton seau tomber dans mon puits.

OBI et ANGELINA : Vas-y Serge, nous on va t’aider !

On sonne à la porte et rentre la Nouvelle. Enceinte, avec deux valises.

LA NOUVELLE : C’était ouvert. Je cherche Serge. J’arrive de l’aéroport et je crois que vais accoucher !

TOUS : — Ils rient, et tous ensemble – Tu es venue là où il faut, ma chérie ! C’est le bon endroit !

On entend le rire de Léa, les pleurs d’un enfant, le gazouillement d’un enfant, les cloches de l’église, la musique. Le rideau tombe.

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