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Qui t’avait appris tous les noms ? 

traduit de l’arabe (Égypte) par Essia Skhiri

jeudi 10 février 2011, par Mouna El Chimi (Date de rédaction antérieure : 27 novembre 2009).

Voici un texte étrange qui réunit l’Égypte (par l’auteure) et la Tunisie (par la traductrice) en une sombre allégorie autour de la soumission d’une femme à un ignoble geôlier dont il est difficile de ne pas percevoir aujourd’hui, un an et demi après que nous l’avons publié ici, la teneur politique.

Dans le monde, il n’y a point d’imaginaire sans nulle vérité.
Jalal Eddine El Roumi

Il avait fallu que je transporte le bois à la caverne pour commencer à préparer le repas. Il n’y avait aucune raison pour que je le fasse, puisque la solitude détruisait en moi toute envie de me nourrir.
Néanmoins c’était une tâche que je devais accomplir depuis que je pouvais penser par moi-même, et aussi depuis que j’avais compris que j’avais des obligations précises à respecter.
Tout le monde mangeait, mais ils mangeaient sans pour autant avoir un sentiment de faim ou bien de désir. Il se pouvait que la nourriture que j’avais fait cuire ne provoquât aucune envie chez eux. Je ne savais pas. Moi, je n’avais jamais goûté à ce que je préparais, et je n’avais jamais demandé à quiconque son avis ou bien son sentiment envers ce que je lui proposais. Je n’avais jamais conçu ni l’importance de la nourriture, ni ce qui pouvait apaiser ma faim. Je ne m’apercevais ni quand j’avais faim, ni quand je devais manger. Il se pouvait que je mange de ce qu’une femme autre que moi préparait. Elle aussi, il se pouvait qu’elle effectuât ses besognes avec une même indifférence. Je n’avais jamais essayé de poser des questions ni de m’interroger moi-même. J’étais toujours muette, silencieuse. Je préparais la nourriture. J’apportais ce liquide noir – à boire – du puits. J’arrangeais les lieux où nous habitions avec la monotonie des morts. Je les entendais murmurer, et à chaque fois que quelqu’un haussait la voix, le gardien l’emmenait à une autre place qu’on disait pire que là où nous vivions. Ces lieux où nous vivions étaient-ils vraiment vils ? Je ne savais pas. Je ne m’étais jamais donné la peine ni d’y penser ni de m’interroger. Je marchais selon une application bien stricte des règles que le gardien, à qui le chef avait ordonné de nous surveiller, avait tracée. Le gardien était toujours furieux et mécontent, parce que notre surveillance l’empêchait de résider ailleurs, dans des endroits qu’il avait qualifiés, lors d’une grande colère, de beaucoup plus beaux.
Le gardien avait déclaré que tout au long de ma vie, je serai chargée de préparer la nourriture d’un colosse et d’un groupe de personnes de son entourage. Ils étaient son cortège, au-dessous de son rang social. Le chef souffrait toujours d’une perte de mémoire. Il ne différenciait point une femme d’un homme. Et c’est pour cette raison que je ne me mettais pas en colère quand il m’appelait : « Eh ! Toi, celui qui est là-bas ! » Car je n’étais pas un homme, j’étais une femme, une femme mûre. En effet, personne n’avait jamais dit que j’étais femme, néanmoins j’avais senti cela un jour quand le gardien s’était approché de moi et m’avait dit : « Comme tu es magnifique ! » Ce jour-là, j’avais tant souhaité voir mon visage, mon corps, mes cheveux flottant dans le vent assez chaud, et qui nous parvenait des lieux qu’on désignait de mauvais, à ce que je pense. Mais mon impossible désir ne s’était jamais réalisé.
Il fallait que chaque matin, je présente mon rapport au gardien, qu’il présentait à son tour au chef. Ce rapport devait inclure le nombre de ronflements de l’homme que j’étais chargée de servir, le nombre de ses mouvements, et tous les mots qu’il prononçait lors de son éveil et de son sommeil. Je sentais que logiquement, et d’une manière quelconque, j’étais sa surveillante et sa prisonnière confinée en même temps. Mais avec la même logique, notre surveillant, à nous tous, devrait être lui aussi confiné. C’était ce dont j’étais consciente et sûre même. C’était ce que j’avais conclu lors de mes instants de réflexion, peu nombreux, quand je me surprenais en train de penser, ou bien quand le gardien lui-même se rendait compte de mon état de délire, et alors je ne faisais que fuir ses flagellations.
J’entrevoyais les jeunes filles de service, dans des lieux proches de nous. Le gardien m’avait dit que les filles se ressemblaient toutes. J’avais décidé de les regarder dans les yeux, pour me connaître à travers leur visage. Néanmoins, chaque fois que je m’approchais d’elles, je ne me contentais pas de les contempler. Quelque chose me poussait à m’éloigner et à détourner mon regard. Et ainsi, je n’étais jamais consciente de mon aspect extérieur. Malgré tout ça, les paroles du gardien m’avaient séduite et tourmentée. Pourquoi avait-il dit que j’étais gracieuse, si toutes les filles résidant ici et là-bas étaient toutes semblables ?
Cette question n’était pas celle qui me tourmentait. Elle ne demeurait pas la seule à faire que le silence devienne une protection externe, alors que je bouillonnais au fond de moi. D’autres questions grondaient. Des questions qui tantôt flottaient, tantôt sombraient. Mais j’étais continuellement silencieuse, comme tous les autres avec qui j’habitais la ville des murmures. Celui dont la voix se haussait avait disparu. Personne ne savait où il pouvait être parti. Le gardien choisissait précautionneusement le lieu où il le cachait. J’avais tant douté que ce lieu fût le meilleur, mais ce n’étaient que des doutes qui ne pourraient jamais se transformer en certitude. Si l’un de nous en avait été certain, sa voix aurait haussé d’un ton, surtout la voix des femmes que l’on chargeait de toutes les besognes. La vérité était que tous les hommes plongeaient dans le marais bitumineux, dont ils ne sortaient que lorsque l’obscurité se faisait. Mais dans tous les cas, ce n’était qu’une soumission. Je préférais me noyer dans un puits de goudron tout le long du jour, à me gercer les pieds à cause de mes va-et-vient sur les fines épines que le gardien avait parsemées avec tant d’ingéniosité sur mon chemin.
Est-ce qu’il avait fait ainsi avec les autres filles ? Je ne le savais pas, mais je supposais toujours que ce qui se passait pour moi se passait aussi pour toutes les autres, et avec la même sévérité. J’avais essayé de connaître les frontières des lieux. Il y avait une curiosité qui me poussait à savoir. J’avais marché sur les épines sans m’attarder sur la douleur. J’arrivais au bout, qu’on m’avait dit ne pas pouvoir dépasser. J’avais trouvé du feu jaillissant du sol, et se levant vers la voûte de la vision, des flammes ardentes. J’avais marché à côté du feu que j’avais vu cerner la place où nous vivions. Il se pouvait qu’il fût à l’origine de ces vents chauds qui nous giflaient. Je ne savais pas. Je réfléchissais, et je me réprimandais. Le fait de me rappeler les flagellations du fouet sur mon dos m’empêchait de réfléchir. Est-ce que tout le monde savait que nous vivions dans le cœur d’un feu embrasé !!!
Je me réveillai avec la voix d’un autre gardien que je n’avais jamais entendu auparavant. Est-ce que j’étais endormie ? Je ne le savais pas, parce que les lois ne permettaient pas à tous les individus de concevoir quoi que ce soit. Les lois n’avaient jamais permis de plonger dans le sommeil. Peut-être que ce n’étaient que des somnolences. Quand on finissait par distinguer le vrai du faux, on subissait une punition qui pouvait faire perdre cette capacité de discernement. Et c’était justement pour cette raison que je me dissimulais même ce que je finissais par comprendre de la vérité, et qui pourrait me dénoncer au gardien. Je n’avais pas fermé l’œil, ce jour-là. J’avais scruté tout ce qui m’entourait. Voilà un nouveau gardien qui avait les mêmes traits de celui qui l’avait précédé ; néanmoins une certaine docilité sereine accompagnait ses pas. Il m’avait tendu le rapport que je devais suivre, et selon lequel je devrais me comporter. Il m’avait dit que l’autre gardien avait été promu à un grade supérieur, dans une place meilleure que celle où nous vivions, et que lui aussi était promu après qu’on l’avait muté de son ancien poste, si mauvais.
Je m’étais demandé s’il pourrait y avoir des lieux pires que celui-ci. Et aussi comment pourraient être des lieux meilleurs qu’ici ? Néanmoins, son regard plongea vers mon visage, et il me dit d’une voix bien basse, et avec un tout petit sourire, que j’étais d’une beauté et d’une grâce extraordinaires. Il l’avait dit, et s’en était allé, alors que mes regards l’accompagnaient dans son sillage.
Était-il sincère ? Je ne le savais pas. Peu importait, s’il l’était ou non. Ce qui comptait c’était que ses mots m’avaient submergée d’une joie intense, qui se répandait dans mon âme. Pouvais-je vraiment parler de joie ? Je ne savais pas. Il y avait des choses que je connaissais, et qui ressemblaient à des sentiments que j’avais vécus auparavant, et dont le passage ravivait maintenant le souvenir. Il leur donnait un nom.
Le matin, il avait volontairement amené la marmite que je devais transporter. Il avait pris la cuillère, et avait goûté à ce que j’avais préparé (il l’avait tout de suite craché et ses traits se contractèrent). Le soir, il avait caressé mes cheveux, et m’avait dit qu’il souhaitait rester toute une éternité à regarder mon visage. Quelque chose pourrait-il empêcher son vœu, m’étais-je dit. Néanmoins, j’avais très vite enterré ma question au fond, de peur qu’il ne remarquât mon état d’éveil d’âme, qui pourrait aboutir à une punition très sévère. Mais il avait dit :

— Le regard lancé vers les femmes est un crime.

Je lui avais demandé :

— Suis-je une femme ?
Pourquoi lui avais-je posé la question, alors que j’étais sûre d’être femme ?

Il avait répondu :

— La plus gracieuse des femmes !
Le mâle dont je me chargeais de toutes les besognes m’avait reçue avec grande indignation. Il m’avait poussée avec un seau de goudron, et de grandes tâches noires se répandirent sur mon corps. Ma peau brûlait, et une odeur de chair en combustion se répandait, et mes hurlements s’étaient élevés. Mes larmes coulaient, et ma peau tombait de plus en plus. Il avait dit qu’il avait remarqué des choses qui devraient sans aucun doute mettre le chef en fureur.
Il était en train de m’observer, tout à fait comme je le faisais moi aussi avec lui. C’était la première fois qu’il me déclarait cela. Il devenait mon gardien comme j’avais été le sien. Chacun mouchardait les autres, et dénonçait ce qu’ils faisaient. Tout le monde gardien-prisonnier !...
Ce que le mâle m’avait fait n’avait pas fait bouger un de mes cheveux. Les cristaux de sel n’étaient pas tombés de mes yeux comme d’habitude dans de telles situations, et dont je me rappelais soudain le nom : larmes.
Je me souvenais du nom de ces cristaux à cause d’une mésaventure, vécue il y a bien longtemps, en d’autres lieux, et n’ayant aucune ressemblance avec celle que je vivais alors. Je ne me rappelais que peu ses particularités. Je n’étais plus angoissée, ni effrayée, ni furieuse pour d’autres nouvelles raisons. Je m’étais rappelé au même instant le regard du gardien, ses caresses dans mes cheveux, et son insistance sur le fait que j’étais une femme, une femme extrêmement belle.
Lors d’un rendez-vous précis dans un coin déjà choisi, nous nous rencontrions. L’état de l’endroit où nous nous trouvions changeait dès qu’il apparaissait et que son odeur se répandait. Tous les noms de ce qui m’entourait se ravivaient progressivement dans ma mémoire : les nuances de couleurs, les odeurs des corps…
J’avais connu le mâle dont je m’occupais après avoir connu son odeur. J’avais comparé, et j’étais surprise de la différence et du changement de mes sentiments, il m’avait incité à réfléchir. Il m’avait dit qu’il allait me laisser penser. Il n’allait pas le dire au chef. Il n’allait pas me dénoncer aux supérieurs. Chaque fois que je me trouvais à réfléchir lors de son absence, je ne pensais qu’à lui, et cela le réjouissait, et le rendait très heureux. J’avais trouvé le nom de ce qu’il sentait et j’avais découvert sa signification. Le bonheur est un sentiment agréable. Le plaisir, synonyme du bonheur.
Aux ruses des jours, je m’étais trouvée suspendue. Mes pensées devenaient les siennes, mon jour aussi et ma vie lui appartenaient. Il m’avait possédée. Est-ce que j’étais libre ? Non, je ne l’étais plus. J’étais attachée à lui par des chaînes de peur. J’étais liée à lui par des fils de désir. Quelle beauté que de percevoir la signification des mots ! À chaque mot son sens. Une magie dissimulée qui n’émerge que pour ceux qui s’obstinent à percevoir et à ceux qui montent l’échelle des expériences.
Et me voilà grimpant avec lui. Il venait me rencontrer, et j’oubliais le goudron dont mes membres se tâchaient. Tout ce qui m’agaçait disparaissait, et les murmures de ceux qui m’entouraient s’annihilaient alors même quand il s’en allait pour visiter les autres ou bien pour les punir. Je me rappelais ses mots, son regard, et enthousiaste, je m’élançais vers mon travail. Je touchais à mon image à travers mes fantasmes et d’après ce qui se reflétait dans ses prunelles.
Quand il retardait son arrivée lors du rendez-vous habituel, une anxiété m’envahissait. Je marchais en avant, sans que mes yeux ne quittent le chemin par où il arrivait. Le récipient où je transportais le liquide était très lourd, et les brûlures de mes mains me faisaient très mal. Les insultes du mâle dont je m’occupais me faisaient trébucher. Je n’avais pas compris ce que signifiait la douleur, auparavant.
Silencieuse, calme et soumise, j’accomplissais toutes mes tâches. Les éclats de rire de la foule autour de moi devenaient pénibles. Mon chagrin augmentait. Je me trouvais séparée de moi-même, et j’avais hurlé de toutes mes forces. Je m’étais tiré les cheveux. Je m’étais frappé le visage. J’avais perdu la raison pour la première fois. Comme ça, j’avais mérité la punition. Je les avais vus me transporter à un puits de bitume, là où ils m’avaient jetée. Un puits qu’ils avaient d’avance préparé pour me contenir jusqu’au cou.
Néanmoins, ma tête resta par-dessus le goudron pour témoigner des souffrances que mon corps subissait. L’odeur de ma chair brûlée se répandait dans l’espace ! Les éclats de rire des autres avaient battu très fort à mes oreilles. J’étais distraite. Leurs regards et leurs murmures semblaient très loin. Dans le puits de goudron, je n’essayais que de regarder dans la direction d’où ils pourraient venir.
Je n’avais pas conscience du temps que j’étais restée à cet endroit. Je pensais à la raison de son absence. S’était-il passé quelque chose de mal ? J’étais avec lui, reprenant ses mots, devinant ses significations. J’avais connu ce qu’est l’angoisse et l’anxiété. Comme si je marchais sur un chemin de connaissance… Comme s’il m’apprenait tout… Où avait-il disparu ?
Tout le monde s’était tu, et le silence s’était répandu. La nuit tombait et j’avais fermé les yeux. Personne n’était venu pour me faire sortir du puits de goudron. Je pensais que rester dans le puits serait moins pénible que de marcher sur la ronce, mais je n’avais pas vécu la situation pour comparer. Son absence m’avait préoccupée, et je n’avais pas eu le temps de comparer la douleur de cet instant avec toute autre douleur.
Enfin, je l’avais vu arriver. Il m’avait prise par la main et m’avait retirée des grottes de douleurs. Il avait touché mes brûlures qui s’apaisèrent instantanément, et il m’avait demandé :

— Avais-tu très mal ?

— J’étais trop distraite pour sentir tout mal physique.

— Pardonne mon absence. Il y avait quelque chose de très sérieux qui me préoccupait.
Et il avait poursuivi :

— Je n’avais pas ordonné aux autres de te laisser si tu agissais d’une manière inacceptable.

— J’avais seulement peur pour toi… Je n’ai pas senti de douleur, à cause de ma grande angoisse.
Il avait fixé son regard sur moi pour la première fois. Il m’avait prise par la main et m’avait accompagnée jusqu’au chemin où j’avais le droit de marcher. Il n’avait pas voulu aller plus loin, bien qu’il lui fût permis d’aller là où il voulait. Nous avions disparu, loin de tous les yeux, à pas de loup, main dans la main et yeux dans les yeux. Son odeur me submergeait ; et il avait murmuré à voix très basse :

— Je t’aime… Est-ce que tu connais le sens du mot ?

— Oui, c’est maintenant que je le connais.

— Sens-tu quelque chose pour moi ?
Et je lui avais répondu :

— Je t’adore…
Combien de jours avaient passé depuis ? Je ne l’ai jamais su. Mais s’ils sont passés au même rythme qu’avant, il se pourrait qu’ils fussent trois jours. Chaque fois qu’il touchait à une partie de mon corps, elle changeait. Il embellissait tout en moi. Il m’avait conduite vers le bord du lac. Il m’avait montré mon visage pour la première fois. J’avais contemplé mes traits, mes cheveux ondulés, mes lèvres qui devenaient si roses quand il me dérobait un baiser. Il m’avait enlacée à la taille, et ma silhouette s’était de nouveau façonnée. J’étais devenue tout à fait une autre.

Sa voix semblait pour moi une mélodie, une brise agitant tout en douceur les arbres feuillus, un gazouillement d’oiseaux n’ayant jamais connu le chagrin. Avais-je connu tous ces sens auparavant, sans que je ne l’eusse deviné ? Les mots sont significations. Si on connaît les mots, on doit connaître automatiquement leur sens, et il m’avait appris tous les mots, et il m’avait donné cette capacité de discernement. Ne m’avait-il pas arrachée du puits de goudron sans se préoccuper des brûlures de ses mains ?
Il m’avait imposé une condition. Je ne devais jamais lui poser de questions à propos du passage qui nous avait conduits là où nous sommes, ni le nom de ce lieu. Il m’avait imposé de ne plus lui demander à quel point il m’aimait. Avec lui, j’avais oublié tous les moments de souffrances. Je n’avais découvert les souffrances de mes jours précédents qu’après l’avoir connu.
Avant, je ne connaissais pas les mots et leur sens demeurait voilé. Et je n’avais jamais pensé vraiment à comparer. Il n’y avait pas de temps pour faire la différence. Ma vie était devenue pleine de lui après que je l’eusse connu. Avais-je rempli sa vie, moi aussi ? Une question qui ne cessait jamais de m’intriguer.
Oui, j’avais connu la nuit. Quand il s’éclipsait, tout retombait dans l’obscurité. Il venait de bon matin, tenait ma main et m’emmenait là où il y avait de très hauts arbres, des oiseaux chantant. Les arbres étaient garnis des fruits pareils à des lustres lumineux. Dès que je tendais la main pour cueillir un fruit, il tombait droit dans ma main. Sa main se tendait vers mon tour de taille… Il me tirait très fort. Il m’étreignait, et je sentais son odeur. Il m’embrassait à maintes reprises. J’entendais des chants venant de loin. Les voix des filles avaient un effet magique. Je l’avais interrogé sur l’origine de ces voix, et il m’avait entraînée en disant :

— Tu vas les voir. Je vais réaliser tout ce que tu souhaites.

— Est-ce qu’il m’était défendu de les voir ?

— Ta place est ici.
Je m’étais étonnée et je lui avais demandé :

— Mais pour quelle raison ? Je veux rester par ici. Ces lieux sont beaucoup mieux que tout autre endroit. Je désire aussi rester avec toi.

— Ton nom fait partie de ceux qui habitent l’autre lieu. Ce ne sont que des ordres que je dois accomplir. Si je désobéis aux ordres, je serai puni.

— Comment ?

— Il se peut qu’ils m’éloignent de l’endroit où tu vis.

— Est-ce qu’ils t’avaient défendu de me parler ?

— Oui. Je ne suis que ton gardien. Je suis chargé de te surveiller, et de donner un rapport sur tous tes mouvements.

— Et si le patron savait ce que tu fais avec moi.

— Je souhaite que, jamais, il ne le sache.
Les visions se déroulaient devant moi. Je n’avais pas vu ce qui est devant mes yeux seulement, ma raison avait aussi commencé à percevoir et à discerner : les chants des oiseaux, le ciel bleu, et les mélodies des houris. Tous mes rêves s’unissaient avec cet homme. Il avait le plein contrôle, bien que sa fonction là-bas fût peu importante. Je le voyais me fixer de son regard. Est-ce qu’il m’apprenait à réfléchir, ou m’examinait-il à fond ? Devais-je me montrer idiote, faire que mon regard soit sans mouvement et insensible ? Comment devrai-je faire pour que mon regard ne dévoile pas ce qui s’embrasait en moi ? Pourrais-je le duper ? Comment ferai-je pour leurrer ceux qui travaillaient sous sa commande ?
Il m’avait prise par la main, et m’avait emmenée pour nous baigner dans le lac. Je n’étais pas faite très différemment des filles de là-bas. J’avais des cheveux longs et ondulés flottant sur l’eau, des lèvres pulpeuses carminées et une silhouette élancée. Il se pouvait que j’eusse été la plus belle parmi elles toutes. Seules les petites tâches noires que le goudron avait laissées sur ma peau me gênaient un peu, mais j’étais sûre qu’elles allaient très vite disparaître. Nous nous étions retirés dans un coin, à l’ombre d’un arbre aux rameaux baignant dans l’eau du lac. Il m’avait embrassée. Je m’étais laissée aller dans ses bras, puis tout d’un coup, l’anxiété m’avait surprise. Si on découvrait ce que nous faisions, ils l’auraient chassé de ces lieux, et je serais privée de ses brèves visites.
Je l’avais laissé s’en aller loin entre mes cuisses, alors que mes pensées étaient loin d’imaginer ce qui allait se passer si on découvrait nos rencontres. Il avait versé tout son désir au fond de moi, et je m’étais soumise, tout en simulant des soupirs. Oui, j’ai su à ce moment-là que lorsqu’un homme aime une femme, il faut qu’elle soupire.
Il m’avait conduite jusqu’au bord, et tout m’était apparu brumeux, avec un voile de flammes d’un rouge aux pointes bleutées. Dès que j’avais traversé, toutes mes visions s’étaient transformées. Comme si je revenais d’un rêve, un rêve ! Quelle merveille ! J’avais retrouvé ma mémoire, qu’on m’avait dérobée. Et tout le sens des mots et des souvenirs me revenaient.
Je l’avais attendu au petit matin, au moment de son passage habituel. Mon horloge interne connaissait ses rendez-vous. Il n’était pas venu, et l’angoisse m’avait anéantie. Néanmoins, j’étais restée calme, jusqu’à l’heure de son deuxième passage, et il n’était toujours pas passé. Qui allait présenter nos rapports au patron ? Me voilà réfléchissant et violant les lois sans être surveillée. Que s’était-il passé ? S’était-il passé quelque chose de mal ?
L’homme dont je m’occupais m’avait jeté une boule de bitume brûlante. Et je lui avais crié au visage. Je l’avais insulté en lui disant : « Toi ! L’imbécile ! »
Il était étonné et avait murmuré : « Mais qui t’as appris tous ces noms ? » Je ne m’étais pas intéressée à lui et j’avais poursuivi mon chemin. J’avais laissé le seau que je devais remplir pour eux. L’homme avait crié et tous les hommes me jetaient des boules de flammes chaque fois que je m’approchais d’eux.
Je n’avais pas préparé le repas. Une fille qui me ressemblait tant s’était approchée et m’avait dit : « Tu te précipites vers l’abîme. » « Quel abîme ? » j’avais crié. Nous sommes dans le bas-fond de l’abîme. « Réveillez-vous ! » j’avais hurlé.
Un homme m’avait surprise. Il s’était dressé devant moi comme s’il avait jailli de la terre. Il ressemblait vraiment au gardien ; cependant ce n’était pas lui. Son regard semblait différent et il m’avait prévenue de ce que je venais de faire. Il m’avait donné un délai pour retourner à la raison. Mais à quelle raison il voulait-il que je retourne ?
Tu avais regardé de l’autre côté, et le chef avait appris ce qui s’était passé, et c’est pour cela qu’il avait remplacé le gardien par un autre. J’avais hurlé. Je m’étais dirigée au hasard, cherchant le passage que j’avais traversé pour atteindre l’autre côté, là-bas, près du lac, où se tenaient les chants des houris, les fruits pulpeux, la lumière du jour. Chaque fois que j’arrivais à la frontière, les flammes embrasées aux pointes bleuâtres fondaient sur moi pour me brûler.

P.-S.

traduit de l’arabe (Égypte) par Essia Skhiri, romancière, poétesse et traductrice tunisienne.

Première publication le 27 novembre 2009.

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