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René Char, Milarépa et la Voie de la Foudre 

mercredi 16 novembre 2022, par Régis Poulet (Date de rédaction antérieure : 30 mars 2009).

L’image d’un René Char ancrant sa parole en Provence et, par extension, en Grèce, donc en Allemagne – puisqu’elle se considéra comme son héritière philosophique – eut la vie dure. La même liste à peu près invariable de philosophes, de poètes ou de peintres associés à cette aire géographique et culturelle revient avec l’évidence que l’œuvre de Char leur confère. Cependant, si Char n’est pas Michaux, son attrait pour l’Asie et quelques-unes de ses figures est rien moins qu’anecdotique.
S’il nous fallait un premier signe de l’intérêt du poète de L’Isle-sur-Sorgues pour l’Asie, il suffirait de constater que jamais il ne la confondit avec l’Orient. Preuve pour nous qu’il avait su se défier des représentations étroitement occidentales de l’Asie sous la guise de l’Orient. Sa fréquentation de Nietzsche n’y est probablement pas étrangère.
Les traces de son passage dans le ciel mental de l’Asie sont assez peu nombreuses, mais leur rareté ne préjuge pas de leur importance. Deux figures en cristallisent les tendances : Lao-tseu, Milarépa. Le premier est cité pour la première fois en 1948 dans le bandeau de Fureur et mystère ; Char dit de lui qu’il est parvenu « génialement à l’incandescence et à l’inaltéré » [1] et se voit placé parmi les Grands Astreignants [2] auxquels le poète reconnaissait sa dette. Quant au poète bouddhiste tibétain, sa place est à la fois plus discrète et plus éparse : René Char le mentionne en compagnie de son maître : « je songe à Marpa le Traducteur et à l’éminent Milarépa » en évoquant « une tradition subterrestre, accès à une perfection à la fois claustrale et inspirée du chant commun » [3]. Une autre fois, il lui rend hommage en encadrant un de ses poèmes de vers du Tibétain, dans Le convalescent [4]. Marie-Claude Char nous a d’ailleurs confirmé que le « grand livre qu’il admirait était les Cent mille chants de Milarépa » [5].
Les références à l’Asie ne sont donc pas aussi rares que les études sur le poète le laissent croire.

L’intérêt de René Char pour les représentations du monde qui conçoivent des correspondances entre macrocosme et microcosme humain est avéré : l’homme est dans un monde où les choses et les êtres lui parlent parce qu’ils lui ressemblent, parce qu’ils sont tous faits de la même étoffe. L’homme et le monde sont des textes qui s’interpénètrent et le poète est « miroir de l’univers » [6] où un jeu de forces antagonistes donne au Réel sa force, sa forme et sa dynamique.
En recourant à des systèmes scientifique comme la géologie et symbolique comme l’alchimie, René Char parvint à relier les changements cosmiques à leurs significations morales, les modifications de la croûte à leurs causes souterraines. Ainsi dans Partage formel, l’opération poétique est-elle évoquée comme une transformation, une métamorphose qui emprunte à l’alchimie son vocabulaire, à savoir, à titre d’exemple : « le feu... indécomposable » (fr. XII), l’« action dissolvante » (XVII), les « perspectives d’alchimie » (in Mission et révocation). Il en est de même dans Moulin premier où la part humaine et la part matérielle de la matière-émotion échangent leurs images. Ainsi la géologie fournit-elle à Char un modèle de dynamisme tellurique mettant l’accent sur l’incessante mobilité de la nature qui pouvait étayer l’idée que la lutte produit le devenir, d’une part, et une grille parfaitement susceptible d’être adaptée à la connaissance des mouvements de surface et de profondeur de la nature humaine, de même qu’une image adéquate de transformation, de métamorphose (métamorphisme en termes de géologie) des éléments, qui rejoignait l’alchimie, d’autre part. Par là, Char était assurément proche des taoïstes qui développèrent, dès le IIe siècle avant notre ère, cette pratique consistant à accélérer dans le chaudron alchimique les mutations naturelles afin d’y produire des substances très pures susceptibles de conférer l’immortalité – où nous sommes bien enclin à reconnaître pour Char ces poèmes à jeter « à la gueule répugnante de la mort ».
La question qui se pose alors est celle d’une approche ésotérique ou à tout le moins hermétique. Cette question fut parfois au coeur de polémiques stériles. C’est-à-dire qu’elle se place sur un terrain où la parole n’est pas l’instrument des lumières de la raison mais se veut un des véhicules d’une expérience rare et précieuse. Milarépa, en tant que moine, adressait la quintessence de son enseignement bouddhique des tantras à un disciple privilégié, alors que les autres, jugés impréparés, devaient encore faire leur miel d’une parole plus exotérique. Pourtant le bouddhisme indien que les moines traducteurs tels que Marpa (le maître de Milarépa) avaient apporté au Tibet était une doctrine exotérique : « Le Bouddha a indiqué la méthode négative qui fut la doctrine vulgaire ; Mila conseille à son disciple la méthode directe de l’ésotérisme, enseignement positif. » [7]
La particularité de Milarépa est d’avoir dédaigné les écritures bouddhiques en même temps qu’il choisissait les tantras plutôt que les sutras qui « révèlent la parole des Bouddhas et exposent les préceptes exotériques. Les Tantras contiennent les rites et enseignements de la pratique ésotérique. » [8] Plutôt que la spéculation, la pratique méditative. La concision, qui fait partie du caractère tibétain, se retrouve chez Milarépa dont la vie, selon Jacques Bacot, est marquée par un pouvoir évocateur inversement proportionnel à son apparente économie de mots : la densité de faits présents dans sa vie est en homologie inverse avec son style sec : « Employer un grand nombre de mots est inutile » [9] car même à une parole rare se dérobe souvent la lumière recherchée : « J’ai compris, dit-il, que les notions acquises par l’ermite du néant des choses, de leur non-différenciation, de leur appellation vide étaient les préceptes. » [10] L’enseignement que reçoivent les disciples de Milarépa reste énigmatique car « il n’y a pas de doctrine ésotérique, même orale, énonçable en langage vulgaire », il n’y a « que des formules guides pour arriver à la connaissance intuitive dans la médiation ascétique » [11].
Mais Milarépa est avant tout le plus grand des poètes tibétains, et c’est à ce titre aussi que René Char en est proche. Certains de ses recueils sont presque exclusivement composés d’aphorismes, forme dense et concise par excellence : Feuillets d’Hypnos, Rougeur des matinaux ou Contre une maison sèche. D’ailleurs, dans le poème qu’il encadre de deux citations de Milarépa, Char écrit :

« Alentour du poème qui nomme tout silencieusement, on parlerait haut pour ne rien dire dans un langage qui ferait sourire le Temps. » [12]

Cette parole poétique qui semble se suffire à elle-même n’est pas pour autant accessible au tout-venant. L’obscurité du sens est celle de l’hermétisme qui met à l’abri ce qu’il y a de précieux en le protégeant du vulgaire, mais qui rend surtout compte de l’impossibilité de nommer l’essentiel, ce dont Char, contrairement à Milarépa, fait un élément tragique. La raison fondamentale avec laquelle le poète doit compter, doit ‘faire avec’, est que tout poème est obscur par nature : il n’énonce jamais les choses que par détour et souvent à son insu. La nature du langage poétique est de révéler, non pas l’inconscient comme l’ont cru les surréalistes, mais ce qui dans la langue est en deçà et au-delà du lien social. Char appelle cela « l’avant-dire » [13] qui n’a rien à voir avec l’indicible qui est une difficulté à dire, mais qui est le nom du murmure de vérité qui passe à travers la langue : « Ô vérité, infante mécanique, reste terre et murmure » [14]. La vérité est donc mi-dite et ne peut être saisie qu’obscurément, intuitivement, par fragments. La valeur du fragment est donc double : il est d’abord le moyen privilégié par lequel le Réel peut être approché parce qu’il brutalise la langue en la disloquant (image de la poésie saxifrage) ; il est ensuite le mode dont la brièveté permet d’exprimer au mieux la fulgurance de l’accès à la vérité. Il n’y a pas de connaissance « assidue » nous dit-il : « En poésie, il n’y a pas de progrès, il n’y a que des naissances successives » [15]. Et celles-ci se font selon le paradoxe suivant :

« Si nous habitons un éclair, il est le coeur de l’éternel » [16]

Aussi est-ce là, au coeur de cette ‘parole d’orage’, que les deux poètes, le provençal et le tibétain, se rencontrent. Le poète et moine Milarépa appartenait en effet à l’école tantrique du Vajrayâna appelée également Voie du Diamant ou de la Foudre.
Vajra (tib. Dorje)
Le tantrisme, qui est né dans l’extrême-nord de l’Inde, se présente sous les formes dites de la ‘Main droite’ (Ecole des Secrets) où domine le principe masculin, et de la ‘Main gauche’ (Vajrayâna ou Voie du Diamant) où domine le principe féminin. C’est sous influence chinoise que la pensée indienne a progressivement admis l’élément sexuel en son sein. En effet « le salut, l’évasion de la chaîne des renaissances (...) tel est l’enseignement prêché par l’hindouisme classique et le bouddhisme Hinayâna ; mais pour atteindre à ce but, l’une et l’autre religions recommandent de maîtriser le désir charnel, et non pas, la chose est certaine, de se livrer à l’union sexuelle. » [17] Ce n’est donc pas dans le bouddhisme originel Hinayâna (Petit Véhicule) mais dans sa version plus tardive Mahayâna (Grand Véhicule) que le tantrisme prit place. Les pratiques taoïstes d’alchimie sexuelle passèrent de Chine en Inde vers le VIIe siècle où elles furent indianisées dans le tantrisme. A l’époque des T’ang (VIIIe-IXe siècles), la Chine reçut l’influence du bouddhisme tantrique, puis, vers le XIIIe siècle, Chine et Tibet reçurent à nouveau l’influence de la version tantrique de l’alchimie taoïste.
La théorie des tantras et leur pratique visent à « traiter un pouvoir mal dirigé comme un fond d’énergie neutre en soi, dans laquelle il doit être puisé à des fins positives par quelqu’un qui possède l’habileté nécessaire pour la canaliser vers une bonne destination. Ce point de vue est proprement alchimique. » [18] La vie de Milarépa est un chemin vers l’utilisation positive d’un pouvoir ‘magique’ dont il s’était d’abord servi pour se venger (à l’instigation de sa mère) puis assassiner ceux qui avaient attenté à l’honneur de sa famille. Le futur poète et saint tibétain s’engagea donc sur la voie de la Karmamudrâ sous la rude férule de son maître Marpa (qui avait rapporté au Tibet les textes du tantrisme indien au péril de sa vie). La pratique du yoga de Karmamudrâ, où l’énergie sexuelle permet d’atteindre en un court moment la perfection du grand Symbole, est selon Milarépa le moyen le plus rapide et le plus dangereux tout à la fois :

« Je compris que la voie des inclinations sensuelles qui est la voie des Tantras ne pouvait être une voie commune à l’usage de tout le monde. » [19]

Pour les bouddhistes et les taoïstes le but de la continence sexuelle est cependant différent, puisque « les premiers le faisaient par ascétisme, comme une des formes de ce détachement qui doit conduire à la délivrance ; pour les seconds il s’agissait simplement, (...) en conservant son Essence, de vivre longtemps » [20]. A l’instar des taoïstes, Milarépa utilise les « techniques de la descente, du contrôle, de l’inversion et de la dispersion » [21], étapes du yoga de la sublimation sexuelle liées au parcours de ‘thig-le’, force créatrice, semence. Le grand point de la philosophie du Vajrayanâ est que « la Vérité suprême réside à l’intérieur du corps humain, et que par conséquent le corps humain est le meilleur véhicule par lequel on concevra la vérité. Car le corps contient l’étincelle de vie que l’on peut, grâce à un processus de méditation, amener à s’enflammer d’un feu qui détruit la dualité du sexe et identifie par là le pratiquant à la divinité, au point qu’il ne fera plus qu’un avec la puissance suprême de l’univers, le Vide. » [22] Cela repose sur l’éveil de l’énergie féminine par l’étreinte sexuelle avec une partenaire réelle ou imaginaire [23]. Voici le choix et les commentaires de Milarépa :

« Je suis libre de passion en la dame de vacuité,
Son visage charme, il brille de compassion ;
Dans sa perfection, elle irradie d’amour (...)
Elle se pare de la soie des contacts sans dualité (...)
Au moment d’éprouver les quatre plaisirs
Elle possède le collier à la saveur unique.
Sa beauté réalise la vérité originelle.
Voici la compagne du yogi que je suis.
Je ne veux pas de ton union terrestre. » [24]

La parenté alchimique et sexuelle entre les taoïstes et les bouddhistes est certes intéressante, mais le lien avec René Char pourrait sembler ténu, si ce n’est analogique. Il n’en est rien, car l’hermétisme et l’alchimie auxquels de poète de L’Isle-sur-Sorgues a recouru si constamment dans son oeuvre entretiennent un lien organique avec l’Asie. Giuseppe Tucci, Mircea Eliade et Denis de Rougemont l’ont clairement dit :

« La meilleure définition qu’on puisse donner des tantras, c’est qu’ils furent l’expression d’une gnose indienne, lentement élaborée par une maturation spontanée de courants indigènes et ‘sous l’impact de vigoureuses influences de l’extérieur’, au cours d’une période où les hauts et les bas de l’histoire et des relations commerciales rapprochèrent l’Inde des civilisations romaine-hellénistique, iranienne et chinoise. » [25]

« Dans toutes les cultures où l’alchimie est présente, elle est toujours intimement liée à une tradition ésotérique (...) : en Chine avec le taoïsme ; en Inde : le yoga et le tantrisme ; dans l’Egypte hellénistique : la gnose ; (...) en Occident pendant le Moyen-Âge et la renaissance : l’hermétisme, (...) et la Cabale. (...) Alors que l’alchimie alexandrine était ou tendait à être une préchimie, une science, l’autre alchimie occidentale est restée une technique spirituelle en liaison directe et organique avec le tantrisme. » [26]

Quant à Denis de Rougemont, il écrit dans L’Amour et l’Occident que le XIIe siècle européen vit en Langedoc « une des plus extraordinaires confluences spirituelles de l’Histoire » entre « un courant religieux manichéen » venu d’Iran et « apportant sa doctrine ésotérique de la Sophia-Maria et de l’amour de la ‘forme de lumière’ » et « une rhétorique hautement raffinée » qui remonte de « l’Irak des soufis platonisants et manichéisants » pour donner naissance au « grand modèle occidental de l’amour-passion » [27]. Le même, dans sa ‘Vue d’ensemble du phénomène courtois’, rappelle longuement les techniques de la ‘chasteté’ des pratiquants du tantrisme avant de conclure que l’amour courtois peut traduire les réalités précises « d’une certaine discipline érotico-mystique dont l’Inde, la Chine et le Proche-Orient surent les recettes. (...) L’amour courtois est né au XIIe siècle, en pleine révolution de la psyché occidentale. Il a surgi du même mouvement qui fit remonter au demi-jour de la conscience et de l’expression lyrique de l’âme, le Principe féminin de la çakti, le culte de la Femme, de la Mère, de la Vierge. » [28].
Ainsi, non seulement le recours à l’alchimie unit Milarépa et Char, mais leur culte personnel de la Femme en fait des ‘alliés substantiels’. Que Char fût un des modernes poètes de ce Languedoc (au sens large) des troubadours directement influencés par l’Asie mineure, qu’il mît ses pas dans ceux de Pétrarque et qu’il chantât la résurgence de la Fontaine de Vaucluse – cela suffirait à faire de lui un chantre de la féminité. Mais son ‘amour fou’ pour la féminité s’abouche à un désir qui n’oublie pas son origine corporelle. Souvent dans son œuvre René Char parle de la semence, à l’instar des taoïstes et des tantristes :

« Noble semence, guerre et faveur de mon prochain,
devant la sourde aurore je te garde avec mon guignon,
attendant ce jour prévu de haute pluie, de limon vert,
qui viendra pour les brûlants, et pour les obstinés. » [29]

Si Eric Marty y voit l’attente du ‘Pardès’, le Paradis des gnostiques prêchant la continence [30], comment ne pas y voir aussi la marque de cette gnose indienne qu’est le tantrisme ? Que la semence soit retenue ou pas, Char l’associe à l’éclair, il l’envisage sous l’angle de la « magie formelle » et de « l’alchimie du désir » mettant en œuvre les « puissances magiques et subversives du désir » [31].
L’imagerie alchimique n’est jamais aussi présente chez lui que lorsqu’il est question de l’éros car la rencontre de la femme se fait sur le mode hermétique, comme dans « La manne de Lola Abba ». Le modèle alchimique permet d’une part de rendre compte de la jouissance féminine :

« Le phénix du sel s’est déployé sur elle
Elle a joui. » [32]

Il permet d’autre part de révéler ce que la sexualité, dans la lignée sadienne que suit Char, peut avoir de monstrueux et de dangereux. La transmutation alchimique de l’éros implique souvent des expériences limites que Char évoque, et que Milarépa revendique.
L’androgynie spirituelle est un autre élément alchimique présent dans la poésie de Char : « l’angoisse nomme la femme qui brodera le chiffre du labyrinthe », écrit-il dans Moulin premier [33] ; il ajoutera plus tard :

« L’angoisse, squelette et cœur, cité et forêt, ordure et magie, intègre désert, illusoirement vaincue, victorieuse, muette, maîtresse de la parole, femme de tout homme, ensemble, et Homme. » [34]

L’angoisse, angustia, c’est aussi cet étroit espace [35] où se produit le Réel, cet espace interstitiel où la voix du poète utilise la métaphore comme un pont jeté sur l’abîme. La déesse que cherche Char, l’équivalent de la dakini de Milarépa, est la Poésie. La nature androgynique du poète est ici soulignée en des termes identiques à ceux du Vajrayâna bouddhique :

« Le poète est la genèse d’un être qui projette et d’un être qui retient. A l’amant il emprunte le vide, à la bien aimée, la lumière. Ce couple formel, cette double sentinelle lui donnent pathétiquement sa voix. » [36]

Résolument gnostique ou plus simplement alchimique, l’accouplement met en oeuvre une dynamique qui exhausse l’incomplet créateur au statut de poète :

« l’image mâle poursuit sans se lasser l’image femelle, ou inversement. Quand elles réussissent à s’atteindre, c’est là-bas la mort du créateur et la naissance du poète. » [37]

La Voix poétique de Char est, par une heureuse homophonie, la Voie de la foudre qu’emprunte aussi Milarépa et qui consiste en l’union du vide et de la lumière (la variante ‘Voie du diamant’ est même présente chez Char dans « Le climat de chasse »). Il ne faudrait cependant pas croire que cette thématique de l’union entre principes mâle et femelle soit allégorique, abstraite ou platonisante. Le désir comme ouverture à la présence du ‘il y a’ est mode d’accès à l’être en ce qu’il supprime la distinction sujet / objet. C’est bien ce que Milarépa atteignit : « J’ai rompu les entraves du cycle sujet-objet » [38].
« La foudre libère l’orage et lui permet de satisfaire nos plaisirs et nos soifs. Foudre sensuelle ! » [39] écrit pour sa part Char. Cet accès à la présence ne saurait avoir une autre durée que la fugacité du plaisir s’il n’est pas procédé à une sublimation de l’énergie sexuelle qui permette d’atteindre une permanence rêvée. En dépit des « ressemblances évidentes entre libido et Sâkti en son sens d’énergie créatrice universelle » [40], la sublimation alchimique n’est pas la sublimation psychanalytique. Il s’agit d’un usage de la parole, du Verbe disait Char, qui donne accès à un empyrée que Milarépa appellerait nirvâna, mais que l’un et l’autre poète atteignent par la rétention séminale (la non procréation) et sémantique (l’hermétisme). Voilà pourquoi le célèbre aphorisme de René Char qui suit est la preuve de ce qu’il pratiquait une gnose pour laquelle

« Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. » [41]

En définitive, la parenté de Char et Milarépa est tout autant poétique que mystique. Les dieux de Char, comme l’a recueilli Paul Veyne, sont « des paroles, rien que des paroles ; (...) mais des paroles qui ont un sens » [42]. Il s’agit pour lui de vaincre la mort en accomplissant « la transhumance du Verbe » [43]. Lapidaires,

« les poèmes sont des bouts d’existence incorruptibles que nous lançons à la gueule répugnante de la mort, mais assez haut pour que, ricochant sur elle, ils tombent dans le monde nominateur de l’unité. » [44]

A charge pour le poète de dépasser pour un instant sa condition éphémère et composite et d’avoir « l’audace d’être un instant soi-même la forme accomplie du poème » [45]... Toujours est-il qu’un tel viatique est amoureux : le temps de la jouissance est celui de la présence extatique où la distinction objet / sujet s’éteint pour laisser place à la plénitude. L’extase poétique est analogue à l’extase mystique :

« J’ai vécu aujourd’hui la minute du pouvoir et de l’invulnérabilité absolus. J’étais une ruche qui s’envolait aux sources de l’altitude avec tout son miel et toutes ses abeilles. » [46]

Cette sensation d’une multiplicité souveraine est parfois, chez Char, accompagnée par une extension des limites de l’être dans des proportions gigantesques. Cette expérience, commune chez les mystiques et que les indianistes appellent ‘macranthropie’, est ainsi évoquée par René Char :

« ‘Mon corps était plus immense que la terre et je n’en connaissais qu’une toute petite parcelle. J’accueille des promesses de félicité si innombrables, du fond de mon âme, que je te supplie de garder pour nous seuls ton nom.’ » [47]

Espace et temps, ces deux catégories par lesquelles, selon Kant, nous percevons le monde, n’ont pas d’objectivité. Les théories relativistes du début du XXe siècle ont fait entrer dans le champ épistémologique ce que Fritjof Capra [48] considère comme une intuition en Asie. Et ce sont des expériences dites mystiques qui le font bien comprendre. Les Cent mille chants de Milarépa mais aussi l’Oeuvre poétique de René Char y trouvent leurs acmés. La liberté, tel est le but que les deux poètes se sont assigné :

« Cette forteresse épanchant la liberté par toutes ses poternes, cette fourche de vapeur qui tient dans l’air un corps d’une envergure prométhéenne que la foudre illumine et évite, c’est le poème, aux caprices exorbitants, qui dans l’instant nous obtient puis s’efface. » [49]

Mais cette liberté n’est pas première : « Il n’y avait qu’une demi-liberté. Tel était l’octroi extrême. (...) La liberté se trouve dans le coeur de celui qui n’a cessé de la vouloir, de la rêver, l’a obtenue contre le crime. » [50] Seule l’extase de l’amour permet que « l’éclair me dure », amour corporel, amour de la Poésie qui « volera ma mort » [51]. A l’instar de Milarépa dont la plupart des poèmes « sont gardés, dit-on, par les Dakinis dans leur royaume, (...) par les dieux des sphères célestes et terrestres », d’autres encore « par les Naga, les divinités du sous-sol » [52], René Char écrivit : « Ce qui me console, lorsque je serai mort, c’est que je serai là – disloqué, hideux – pour me voir poème » [53] et : « Dans la nuit se tiennent nos apprentissages en état de servir à d’autres, après nous. » [54] Transmission d’une parole recueil d’expériences secrètes pour demeurer (« Ô survie encore, toujours meilleure ! » [55]), alors que le temps n’est pas l’écrin de l’éternité :

« Si nous habitons un éclair, il est le coeur de l’éternel. »

P.-S.

Portrait de René Char par Victor Brauner (1934) et, en survol, de Milarépa.

Dans le texte : vajra (foudre) et portrait de Samantabhadra, nom moins connu de Nāropa, le yogi bengali dont Marpa, le maître de Milarépa, transmit les enseignements au Tibet.

Notes

[1René Char, in Recherche de la base et du sommet, Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1983, p. 653. Sauf précision contraire, les citations de René Char renvoient à cette édition.

[2Page d’ « Ascendants pour l’an 1964 » in Grands Astreignants, p. 712.

[3« En ce chant-là » in II, Un jour entier sans controverse, Fenêtres dormantes et portes sur le toit, p. 589.

[4in Loin de nos cendres, p. 815.

[5Marie-Claude Char, lettre à l’auteur, en date du 21 février 1993.

[6Feuillets d’Hypnos, fr. 156, p. 213.

[7Milarépa : ses méfaits, ses épreuves, son illumination, traduction et préface de Jacques Bacot, Fayard, 1971, p. 258.

[8Milarépa, Les cent mille chants, tome I, trad. Marie-José Lamothe, Fayard, 1986, p. 36.

[9Milarépa, Les cent mille chants, op. cit., p. 35.

[10Milarépa : ses méfaits..., p. 132.

[11Ibid., p. 29.

[12René Char, « Le convalescent » in Loin de nos cendres, op. cit., p. 815.

[13« Uniment » in Sept saisis par l’hiver, Chants de la balandrane, p. 533.

[14Feuillets d’Hypnos, fr. 204, p. 224.

[15« Description d’un carnet gris », p. 1220.

[16« A la santé du serpent », p. 266.

[17Robert Van Gulik, La vie sexuelle dans la Chine ancienne, Gallimard, 1971, p. 429.

[18Jacques Bacot, in Milarépa : ses méfaits...,op. cit., p. 9.

[19in Milarépa : ses méfaits..., p. 198.

[20Henri Maspéro, Le taoïsme et les religions chinoises, Gallimard, 1971, p. 574.

[21Milarépa, Les cent mille chants, op. cit., tome II, 1989, p. 186.

[22Robert Van Gulik, op. cit., p.419.

[23Selon le Vajrayanâ, le dualisme sexuel du corps humain réside en deux réseaux nerveux courant le long de la moelle épinière.

[24Milarépa, Les cent mille chants, op. cit., tome I, p. 217.

[25Giuseppe Tucci, Tibetan Painted Scrolls, vol. I, Rome, 1949, p. 210. Cité par Van Gulik, p. 433.

[26Mircea Eliade, Alchimie asiatique ; le mythe de l’alchimie, Méandres, L’Herne, 1978 & 1990, pp. 93 et 67.

[27Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Plon, 1972, pp.134-5.

[28Ibid., pp. 153-4.

[29« Pour un Prométhée saxifrage » in La Parole en archipel, p. 400.

[30Eric Marty, René Char, Le Seuil, 1990, p. 221.

[31Respectivement in « L’épi de cristal égrène dans les herbes sa moisson transparente » (Seuls demeurent, Fureur et mystère) et Partage formel, I, p. 141 & 155.

[32« Dent prompte » in Dehors la nuit est gouvernée, p. 118.

[33Fragment XLIV, p. 73.

[34Fragment 235 des Feuillets d’Hypnos, p. 232.

[35« intervalle, passage, état intermédiaire », tel est aussi le sens de bar-do en tibétain.

[36Fragment XLV de Seuls demeurent, p. 166.

[37Fragment XXXVIII de Moulin premier, p. 72.

[38Milarépa, Les cent mille chants, tome I, p. 37.

[39René Char, « Aromates chasseurs » in Aromates chasseurs, p. 512.

[40Robert Van Gulik, op. cit., p. 427, note 1.

[41Fragment XXX de Seuls demeurent, p. 162.

[42Recueilli par Paul Veyne in René Char en ses poèmes, Gallimard, Nrf, 1990, p. 452.

[43René Char, Argument de L’avant monde in Seuls demeurent, op. cit., p. 129.

[44« Le rempart de brindilles », op. cit., p. 359.

[45Fragment IV de Moulin premier, op. cit., p. 62.

[46Fragment 203 des Feuillets d’Hypnos, op. cit., p. 223.

[47Fragment 236, ibid., p. 232.

[48Physicien quantique, notamment auteur du Tao de la Physique (1975).

[49Fragment LII de Seuls demeurent, op. cit., p. 168.

[50« Les apparitions dédaignées » in le Nu perdu, op. cit., p. 467.

[51in La bibliothèque est en feu, op. cit., p. 378 (deux fois).

[52Marie-José Lamothe in Milarépa, Oeuvres complètes – La vie – Les cent mille chants, Paris, Fayard, 2006, p. 206.

[53René Char, « Les compagnons dans le jardin » in La bibliothèque est en feu, op. cit., p. 383.

[54Sur une nuit sans ornement, op. cit., p. 382.

[55« Les compagnons dans le jardin », op. cit., p. 383.

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