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Soirée d’hiver avec jeune fille 

lundi 4 septembre 2006, par D. James Eldon

Conduisant à travers la ville par une nuit glaciale de février, vous vous arrêtez à un feu rouge, juste avant d’entrer dans la Central Park Drive. Au coin de 59ème rue, il y a une femme qui attend dans un grand manteau de fourrure. Elle paraît jeune, une vingtaine d’années environ. Vous remarquez combien ses cheveux sont longs et soyeux quand elle traverse la lumière de la rue.

Vous remarquez à présent les trois autres jeunes femmes qui attendent le long de la 6ème Avenue, vêtues elles-aussi de luxueux manteaux d’hiver.

- Elles travaillent, pensez-vous. Des putes.

La fille aux beaux cheveux s’avance vers votre voiture, vous remarquez qu’elle a de belles jambes. Vous les apercevez à travers la fente du manteau qui s’ouvre un peu à chaque pas, tandis qu’elle approche de sa démarche un peu chaloupée. Vous baissez la vitre quand elle arrive à votre hauteur. L’air glacé s’engouffre par la fenêtre et se mêle à la chaleur du chauffage. Il gèle. Elle se penche vers vous, et vous pouvez sentir le musc profond qui se dégage de sa chevelure.

- Tu cherches une copine ? demande-t-elle.

Vous pensez jouer à l’idiot pendant un instant, puis vous demandez :

- C’est combien ?

- Cent pour moi, cinquante pour la chambre.

L’argent n’est pas un problème, vous êtes plutôt tranquille de ce côté-là depuis un certain temps. Pour vous, ce n’est pas les finances, c’est la solitude. Vous ne supportez pas d’être seul. Vous comptez marchander de toutes façons, car pour vous c’est toujours une transaction commerciale et rien d’autre.

- Allez, monte. On va discuter.

Elle obtempère. Elle vous dit de tourner à gauche, et de remonter la 59ème rue. L’hôtel se trouve dans la 58ème.

- Tu n’as qu’à tourner au coin du pâté de maison.

Vous vérifiez la circulation des deux côtés et conduisez droit dans Central Park, ce qui la rend nerveuse.

- Où tu vas ?

- C’est cent dollars de l’heure, non ?

- Ouais, c’est ça.

- C’est mon fric, alors détends-toi.

Pour la calmer, vous lui montrez un rouleau de billets de cent. Elle se cale sur son siège. Vous remarquez que son nez est rouge de froid, et vous augmentez le chauffage, tandis qu’elle se délasse un peu dans son manteau de fourrure. Vous n’avez pas envie de parler, ce qui la met à nouveau mal à l’aise, bien que d’un autre côté elle soit bien contente de ne pas avoir à écouter vos petites histoires. Elle vous demande ce que vous faites dans la vie.

- Je vends des placements.

- Comme des endroits pour construire des baraques, et tout ça ?

- Non, comme des bons du trésor, et tout ça.
Elle n’aime qu’on se moque d’elle. Elle fouille dans son sac. Cela vous rend nerveux, elle va peut-être sortir une arme, et vous lui saisissez le poignet en lui demandant ce qu’elle est en train de faire.

- Je cherche mes clopes.

- Tu ne peux pas fumer dans ma voiture.
Vous lâchez son poignet. Elle dit que vous lui faites peur. Vous vous excusez. Vous lui dites que vous faites cet effet-là sur tous les gens qui vous rencontrent pour la première fois, et que vous ne comprenez pas pourquoi.

- Bon, on s’y met, ou quoi ? finit-elle par demander.

- OK, mais pas dans un hôtel minable.

- Où donc, alors ?

- Allons au Marriott. On va se prendre une suite, et s’amuser un peu, d’accord ?

- Bon, bon, dit-elle. Bon, bon.

A l’hôtel, vous prenez une suite, et commandez deux bouteilles de champagne. Elle vous dit qu’elle veut être payée d’avance. Vous comptez dix billets de cent, et vous les posez sur la table devant elle.

- Ça fait dix heures.

Elle ramasse les billets, et les met dans son sac. Vous la regardez plus attentivement dans cette lumière qui éclaire mieux que celle de la rue, et vous remarquez qu’elle a l’air plus vieille que vous ne le pensiez. Vous vous demandez si l’épaisse couche de maquillage qui recouvre son visage lui sert à ne pas avoir trop froid. Ou bien, tout simplement, à masquer les séquelles de son métier. Elle est encore mignonne, mais c’est une beauté déjà fanée, plus aussi fraîche qu’elle avait du l’être avant. Vous notez aussi que ses jambes ne sont pas aussi jolies que vous l’aviez cru. Ce sont les collants qui maintiennent ses cuisses un peu trop charnues, et ses talons hauts qui galbent ses jambes. En la regardant avec encore plus d’attention, vous remarquez un ou deux bleus, probablement causés par un client brutal, ou par son mac. D’une manière générale, son corps vous apparaît moins bien que vous ne l’aviez espéré, sa chair est un peu bouffie, autour des yeux surtout - à cause de l’alcool, sans aucun doute.
Alors que les illusions se dissolvent lentement dans cette lumière crue, vous vous sentez pris de pitié pour elle. Peut-être vous rendez-vous compte que vous ne devez pas avoir l’air si terrible que ça, vous non plus, sous la lampe de cette chambre d’hôtel.
Vous baissez la lumière.

Vous lui demandez si elle a faim. Elle répond que non. Vous lui demandez depuis combien de temps elle fait ce travail.
- Tu ne peux pas me demander ça. Tu n’as pas le droit de me demander ça.

Il est impossible de savoir, par le ton de sa voix, si elle le fait depuis trop longtemps, ou pas assez.
Elle demande :

- Tu es marié ?

- Non.

- Divorcé ?

- Non.

- T’as une copine ?

- Non plus.

- T’es tout seul, alors, hein ?

Elle dit ça avec un petit sourire entendu.
- Ne me pose pas de questions là-dessus, lui répondez-vous, en souriant vous aussi.
Vous sortez vos cigarettes, et vous lui en proposez une.
- Je croyais que tu ne fumais pas ?

- Je n’ai pas dit ça. J’ai dit que tu ne pouvais pas fumer dans ma voiture. Je déteste l’odeur de la fumée de cigarette dans ma voiture.

Elle prend la cigarette.

Vous l’allumez tandis que le groom frappe à la porte. Vous allez ouvrir la porte, en desserrant votre cravate. Le groom est beaucoup trop poli pour une heure pareille, et vous lui donnez un bon pourboire avant qu’il ne s’en aille.

Une heure plus tard, les bouteilles de champagne presque vidées, elle vous demande pourquoi vous ne l’avez pas encore touchée. Vous êtes soûl, vous êtes tous les deux soûls, et vous ne vous préoccupez plus de maintenir vos défenses. Vous commencez à lui raconter l’histoire de votre vie. Brusquement, vous vous arrêtez.

Vous dites :

- Je me hais.

- Comme tout le monde.

- Non, la plupart des gens m’aiment bien.

- Non, je veux dire -la plupart des gens se détestent, non ?

- Ça n’a aucune importance, de toutes façons.

- C’est toi qui a commencé...

- Et toi, tu m’aimes bien ?

- Je ne te connais pas.

- Merde, quoi, regarde-moi ! Est-ce que tu m’aimes bien ? Est-ce que tu aimes quelque chose en moi ?

- Tu es du boulot pour moi. Personne n’aime son boulot.

- Moi, je t’aime bien.

- Tu parles. Tu as envie de me sauter. Ne mélange pas aimer et baiser, ça complique tout.

- Ça n’a aucune importance, de toutes façons.

- Oh, la ferme !

Vous glissez lentement du canapé sur le tapis, en tendant la main pour attraper ce qui reste du champagne. Vous vous servez un demi-verre, et vous lui donnez le reste. Assis par terre, vous sirotez votre alcool.

Au bout d’un moment, vous lui dites :

- Bon, écoute-moi - t’es une pute, je suis une pute, nous sommes tous des putes. Il n’y a que le fric qui compte. On se chie dessus la plupart du temps, mais c’est pas grave en fin de compte, du moment qu’on a du fric.

Elle ne sait pas quoi répondre. Elle n’aime pas qu’on la traite de pute, mais vous lui faites un peu peur, alors elle se tait. Finalement, elle se lève et vous dit :

- Il vaut peut-être mieux que je je m’en aille ?

- Non, s’il te plaît, non ! Excuse-moi. Ne t’en vas pas tout de suite.

Après un long silence, vous levez les yeux vers elle et vous lui dites :

- Je me sens tellement seul.

Vous lui demandez de vous raconter sa vie. Elle dit qu’elle n’aime pas parler de choses personnelles. Vous lui rétorquez qu’elle n’a qu’à inventer.

- Mens-moi et dis-moi que c’est la vérité, ou bien fais l’inverse

- Je m’en fous. Je veux seulement que tu me parles.

Elle vous dit qu’elle n’est pas heureuse.

- Je vais commander une autre bouteille de champagne. On va être complètement soûls, et on va oublier qui on est, OK ?

Elle s’assoit. Vous commandez le champagne. Au téléphone, le réceptionniste vous dit qu’ils n’ont pas le droit de servir d’alcool à cette heure dans les chambres. Vous mentez et vous lui dites que c’est votre nuit de noce. Il se confond en excuses, et vous envoie deux bouteilles.

- La deuxième est offerte par la maison, M. Jameson. Félicitations.

Elle se met à rire quand vous raccrochez. Vous riez vous aussi, et elle dit :

- Et c’est moi la pute !

Vous riez tellement fort que vous tombez par terre. Vous vous endormez pendant un moment, et elle songe a prendre tout votre argent et à décamper. Sans savoir vraiment pourquoi, elle reste, et elle ouvre la porte quand le groom frappe. Elle lui donne même cinq dollars de pourboire sur son propre argent.

Elle vous réveille avec un baiser et vous appelle chéri. Elle vous demande si vous voulez aller au lit.

- Non. Je veux que tu me parles.

Elle veux bien, à condition que vous vous installiez sur le canapé. Vous obéissez. Vous vous allongez sur le canapé, la tête sur ses genoux. Vous buvez un peu de champagne, et elle vous raconte qu’elle vient de l’Arkansas, et que sa petite fille y habite toujours.

- Elle vit avec ma mère. Je l’ai eue quand j’avais seize ans. Ma mère pense que je bosse ici, à New York, comme mannequin. Je leur envoie de l’argent chaque mois, et de temps en temps je vais les voir.

Elle commence à pleurer. Vous lui dites que vous êtes désolé, pour elle et pour sa petite fille. Vous lui dites que vous n’imaginez pas ce que ça doit être de vivre comme ça.

- Garde ta pitié. J’en veux pas, de ta pitié.
Vous lui dites que vous voulez l’aider. Elle pourrait travailler pour vous. Elle ne vous devrait rien en échange.

- Nous avons des bureaux à San Francisco. Tu pourrais amener ta petite fille. Tu n’aurais pas à me revoir.
- Non, répond-elle. J’te crois pas.

Vous êtes trop fatigué pour insister. Vous vous endormez, la tête sur ses genoux. Il est trop tard pour elle pour retourner dans la rue. Elle enlève ses chaussures et vous laisse le canapé. Elle va sur le lit et pleure jusqu’à ce qu’elle s’endorme.

Vous vous réveillez juste avant l’aube, avec un mal de crâne familier. En regardant autour de vous, vous apercevez son sac sur la table. Elle dort toujours dans la chambre. Vous ouvrez son sac, et après avoir vidé l’argent, les préservatifs, le maquillage et les cigarettes, vous la trouvez. C’est une petite photo d’une fillette d’une dizaine d’années, dans une robe de coton rose, avec un ruban de la même couleur dans les cheveux.

Un instant vous pensez à la réveiller, mais vous changez d’avis. Vous lui écrivez un mot, à la place. Vous lui dites que vous avez réglé une journée de plus pour la suite. A côté du papier, vous laissez votre carte, et vous ajoutez au crayon que si elle change d’avis à propos de votre offre, elle peut toujours vous appeler. Vous lui dites que sa petite fille est adorable, et que vous avez ajouté trois cents dollars pour qu’elle puisse aller la voir.

Vous partez.

De nouveau dans votre voiture, vous vous dirigez vers le nord de la ville tandis que le soleil pointe à l’horizon. Arrivé chez vous, vous sentez la solitude vous envahir à nouveau comme un virus, une fièvre qui rend tout votre corps douloureux. Vous avez envie de lui téléphoner à l’hôtel, mais vous ne le faites pas. Vous décrochez le téléphone, et réservez un vol pour Las Vegas. En raccrochant, vous vous demandez si Monica est son véritable prénom.

Vous prenez une douche, puis vous partez pour l’aéroport. Vous vous demandez brusquement si vous détestez vraiment votre vie tant que ça. Vous décidez de changer votre vol pour Las Vegas en un vol pour San Diego. Il est peut-être temps de retourner chez vous. En y repensant, vous vous rendez compte que cela fait cinq ans que vous n’avez pas vu vos parents.

P.-S.

Traduction de l’anglais (américain) par Sébastien Doubinsky.

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