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Sur Mes treize oncles de Vladislav Otrochenko 

lundi 11 mars 2013, par Françoise Genevray

Comme Vassili Golovanov et Andreï Baldine, Vladislav Otrochenko, né en 1959 à Novotcherkask (Russie méridionale), fait partie des quinquagénaires russes introduits depuis peu sur la scène littéraire française [1]. Leurs points communs ? Des fictions qui ne cherchent pas le roman, des essais creusant la part fictionnelle de l’expérience. Et aussi le choix de lieux alternatifs de vie et de création (Otrochenko a passé plusieurs années en Italie, Baldine est rédacteur de la revue Carnet de route), avec un intérêt marqué pour « l’usage du monde » cher à N. Bouvier, approche sensible et réfléchie de l’espace géographique ou culturel, des frontières terrestres ou mentales.

Mes treize oncles met en scène les treize fils adultes de la discrète Annouchka et du cosaque Malakh, devenu impotent et sénile. Porphyre l’apiculteur, Iossia le pompiste, Serafim le penseur, Izmaïl le faible d’esprit, Alexandre, Piotr, Anastase, Nikita, Pavel, Nester, Moki, Semion (soit le treizième nous échappe, soit l’auteur l’a escamoté), « tous pareillement larges, avec des mentons pareillement lourds et des sourcils pareillement joints », gravitent autour de l’immense demeure du patriarche désormais relégué dans un cagibi où il se couvre de poussière, et d’où on ne l’extrait que pour de mémorables séances de photographie. « Saga familiale », comme disent les critiques ? Non, car le récit, d’ailleurs bref, ne doit rien aux structures ni au thèmes romanesques d’une saga classiquement tissée d’amours, d’ambitions et de conflits domestiques plus ou moins liés à un moment de l’Histoire. Ici, pas d’initiation sentimentale, d’obstacles à surmonter, de batailles à livrer, de destinées à forger. Les jeux sont faits, les acteurs sont passés du drame à l’imagerie épique ou à la légende, chacun avec ce grain d’extravagance que le narrateur rehausse à plaisir. Non moins que les réalités du XXème siècle débutant, présentes au travers de multiples renvois à la geste guerrière (« la grande bataille des nations »), c’est la nature des « steppes sarmates » qui baigne le tableau, une nature bucolique rappelant Théocrite ou Virgile, somptueuse, odorante et solaire, inscrite dans un temps mythologique sans début ni fin.

Cela ne ressemble à rien de connu, sauf à faire tenir ensemble plusieurs noms auxquels on pense au fil de la lecture. S. Rushdie, pour le merveilleux (miracles et signes) entourant la naissance de l’oncle Semion comme celle du héros des Enfants de Minuit. M. Proust et C. Simon pour l’obsession du temps ou pour des phrases compliquées de volutes et d’emboîtements syntaxiques. Claude Simon encore quand la mémoire du narrateur, trouée, lacunaire, prend appui sur des photos pour se compléter. Et Gogol bien sûr, celui de Tarass Boulba pour le milieu cosaque, des nouvelles ukrainiennes pour certaine forme de gaîté car, sans être exactement drôle, Mes treize oncles s’avère constamment souriant. L’originalité réside moins dans le pittoresque de cette fratrie haute en couleurs que dans l’écriture d’Otrochenko, qui aime déconcerter, avec ces boucles et ces écarts qui font dévier le propos vers des horizons inattendus. Ceci ne rend que plus méritoire et convaincant le résultat obtenu par la traductrice, Anne-Marie Tatsis-Botton [2]. Telle période riche d’incises et de subordonnées a beau parfois sinuer longtemps — Otrochenko s’amusant, par exemple, à semer son lecteur dans une histoire de couloirs (p. 117-118) —, elle finit par retrouver son assise, tombe bien, comme on dit d’un vêtement bien coupé, et sonne juste, marquée tout au long du livre d’une tonalité homogène qui relève d’un travail de recréation en français. Aucun flottement pour le lecteur, qui jamais ne s’inquiète, sauf curiosité spéciale et quasi professionnelle, de ce qu’a pu écrire l’auteur, tant l’impression s’impose de lire un texte original, tenant sa cohérence de sa langue.

Mégalomane et mythomane (notamment au sujet du Grec Antipatros, son géniteur illégitime), orateur à l’éloquence fleurie et théâtrale, l’oncle Sémion incarne la griserie du verbe, d’une parole inventive, source de contes et de légendes invérifiables, qui s’oppose au caractère arrêté et censément indiscutable du cliché photographique. Le sous-titre Légendes pour un album de photographies revêt alors un double sens : les réflexions sur le portrait photographique mettent en abyme la poétique du récit, joyeux désordre savamment arrangé par le style. La photo lutte contre la durée implacable ; elle veut capturer l’instant agile, « se faire le bastion d’une ravissante immobilité dans l’océan des images inconstantes et du temps fuyant » (p. 61), figer sur le papier un « présent lumineux, inépuisable et impavide, insoumis à l’inconstance absurdement éternelle qu’on appelle le temps » (p. 77). Mais il lui arrive de capter sans faire exprès l’inattendu, l’incident fortuit et futile, et d’immortaliser à travers « ce tableau pensé dans les moindres détails le surgissement de poses irréfléchies, de mouvements inconscients, de mimiques inutiles » (p. 57). Bref, la photo comme l’écrivain fait volontiers désordre, mêlant aux images de la réalité solide, avec « leur fixité insolente et leur netteté simpliste », le « monde capricieux des visions fuyantes » (p. 84) et qui le resteront pour le lecteur, séduit par le charme du conteur, le brio de sa plume et l’oreille subtile de la traductrice.


Œuvre traduite du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Verdier, coll. « Slovo », 2012.

Notes

[1Un recueil d’essais d’Otrochenko est en préparation chez Verdier. Seul texte publié en français avant Mes treize oncles : « L’écrivain russe et l’espace », suivi de « L’espace intérieur », Meet, n° 14, « Bruxelles/Moscou ».

[2Prix Russophonie 2012 pour Souvenirs du futur de Sigismund Krzyzanowski, Verdier, coll. « Slovo », 2010.

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