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The Doors. Fillmore East° New York’ 22 mars 1968’’ 

Larsens VI

lundi 20 juillet 2015, par Grégory Hosteins

Vue d’Osterberg

« Il y avait cette clameur qui ne cessait pas, qui s’engouffrait, qui s’insinuait entre nous ;
elle tachait la peau des fauteuils cette clameur épaisse, indiscrète, obstinée − brouillard invisible et sonore qui forçait chacun à pousser sa voix ;
il y en avait qui s’approchaient, qui se serraient, se prenaient au cou et ne s’entendaient toujours pas,
sinon par éclats de rires, coups de coude ou d’genou, cris hirsutes de joie

il y avait donc cette gravité, dans l’air, qui rendait les bouches grotesques et aphones ou quasi
− surtout si on voulait faire passer un message au voisin −
on sentait la lourde et vibrante atmosphère qui circulait dans la salle
elle remplissait vos poumons, elle appuyait sur vos côtes, elle pesait sur le moindre geste intenté sans savoir
(certains ne supportaient pas ce changement de climat : ils s’agitaient sur leur chaise en essayant de reprendre leur souffle, pensant qu’il avait été le leur quelques heures avant d’être là
ils ne faisaient que brasser un peu plus le vent que l’on respirait tous maintenant dans la salle
un vent chargé de larmes et de sueur,
qui accélérait, coupait, raccordait, dérivait, le circuit anonyme de nos faits et gestes anodins,
un air qui promettait de nous laisser l’un et l’autre sans voix

il y eut un moment où le faux jour électrique maladif du Fillmore disjoncta tout à fait,
ce moment était largement attendu,
ce ne fut pourtant pas la chute d’un grand voile insensible sur chaque centimètre carré de la salle
− nuit qui tombe après une longue journée de travail −
non ! le Fillmore East s’absorba simplement dans sa poche de nuit,
ses dimensions devinrent incertaines
on sentait l’infini se dérouler devant soi
et d’autant plus quand des briquets s’allumaient en de proches endroits, regroupaient alors leurs insignifiantes lueurs et formaient une constellation, éphémère,
dans le ciel surchargé d’ornements de New York ;
on sentait aussi l’espace et le temps se contracter contre soi :
les trois mille et quelques places vendues en une heure n’en faisaient plus qu’une seule,
moins qu’une à vrai dire
tant s’accentuait ce resserrement du cœur, ce dessèchement du souffle, cette sensible perte de vie qui nous jetait un peu plus chaque seconde au sein chaud d’une plus large assistance
foule bruyante devenue muette à l’instant
auditoire circonspect de lui-même, inquiet de son propre mutisme,
oubliant lentement Paradis et Enfer des époques théâtrales, plateau projecteurs des nouvelles icônes, lointains souvenirs lumineux
sommeillant auprès des cinq ou six lampes de service, entrée et sortie, qui veillaient encore dans le noir ;
il y eut un message diffusé dans un coin de la salle, une voix nasillarde qui n’appartenait à personne, l’accent d’un tonitruant haut-parleur :
elle annonça les Portes [(coupées) de la perception] venues tout droit de Los Angeles en Californie

une lumière passée au tamis d’un vitrail jaillit devant nous,
indiquant le jour et l’endroit de la scène :
là où devaient se porter, avant tout, nos regards ;
là où ils devaient s’arrêter : à cet écran coloré de formes mouvantes,
vision rigoureusement kaléidoscopique du monde

devant cet écran il y avait ce bossu au costume rayé qui courait d’une seule main sur le clavier de son orgue tout en battant la mesure d’un long soulier blanc
on ne savait si l’orgue avait quitté son buffet ou si une messe inconnue et peut-être profane avait débuté sous nos yeux dans une invisible chapelle,
l’entêtement du clavier électrique semblait n’avoir pas de bornes dans l’enceinte,
tournoyant et tournoyant sans jamais s’enfoncer pour de bon dans le creux des oreilles,
ses ondulations forcenées promettaient de ne jamais s’arrêter de la nuit,
l’organiste arc-bouté sur son instrument était emporté dans un tel mouvement de ferveur qu’il ne laissait paraître aucun signe visible d’épuisement potentiel
c’était le début d’une épreuve de force
et cela dura, dura, dura, tant que les autres musiciens déjà présents sur la scène n’eurent pas trouvé leur place dans cette chapelle ardente dévouée au rock et au roll

derrière l’organiste, il y avait une batterie montée sur une courte estrade,
un homme, toison noire, ensemble écarlate, y tenait ses baguettes dans une main
− on le voyait secouer la tête frénétiquement, se lier à des puissances dont on ne savait rien pour le moment −
sans doute méditait-il, peut-être qu’il s’éveillait,
il plongeait à coup sûr dans les cascades d’un rythme dont il ne donnerait qu’à peine quelques temps − quelques marques − pendant les cinq heures qui suivraient le début du concert, un art de faire sonner le silence sans le faire résonner pour autant,
un silence plein de sons mis en pièces, la réverbération du silence des reliques dissimulées au fond des chapelles

un frêle guitariste se trouvait aussi à la gauche du batteur,
procédant machinalement aux derniers réglages − jamais assez fins − d’un de ses deux instruments,
une Gibson SG Special rouge bordeaux et une autre Gibson Les Paul Black Beauty :
sa décontraction nonchalante et sinistre contrastait avec la fièvre ramassée de l’organiste balançant toujours ses ondes qu’on aurait dit diaboliques

entre ces trois-là, aux pieds qui tapaient tous la mesure, un quatrième rôdait, patientait, attendait,
bottines-pantalon de cuir-chemise bordeaux et long caban noir, il arpentait la scène dans on ne sait quel dessein,
il mettait parfois un pied devant l’autre, s’appliquant à marcher sur une corde raide dont lui seul avait la vision − l’extrémité et le vide −
il semblait suspendu à un événement dont l’arrivée n’était pas encore bien certaine, où et quand, exactement, allait-il se produire ?
les bras du batteur s’abattirent enfin, une des guitares grinça, l’homme au cuir poussa un hurlement de douleur, le cri d’une bête blessée qui revenait à la vie d’une ancienne douleur,
quelque chose avait commencé,
quelque chose que je ne sais toujours pas nommer à ce jour

jamais ne s’effaçait cette absence, ce retrait en plein milieu de la scène,
ces deux arcades creusées, trous percés juste au-dessus du micro :
le regard vide de celui qu’on appelait le chanteur
− de là où j’étais, au fond de l’enfer, refusant de m’asseoir (de prendre part à l’office) il était difficile de savoir s’il ouvrait les yeux et voyait même quelque chose
mais à sa façon de s’accrocher au micro, de s’agripper à son élan vertical,
on sentait un abandon de tout le corps à ce seul appui et repère sur la scène,
l’assurance d’être relié aux autres, musiciens, spectateurs, au moment où il risquait de se perdre au détour d’un poème ou d’un cri, au sommet d’un grand saut dans l’ailleurs : qui regarder, que regarder, devant plus de trois mille spectateurs ?
ses amis en train de jouer et, tournant le dos à la foule, devenir leur premier spectateur

il avait cette façon de coller sa bouche au micro,
dissimulant entre ses deux mains la source de son chant :
ses yeux qu’il tenait fermés, même ouverts, communiquaient en un sens avec cette bouche aveugle,
il avait un œil dans la gorge qui se guidait aux bruits de la foule que son cri déclenchait dans le monde
un œil de cyclone dans la tourmente d’un homme

il y eut cet instant où la messe endiablée se changea brutalement en cérémonie militaire,
Jim alluma une cigarette qui devait être la dernière,
le synthé basse Fender ralentissait la cadence,
des tambours appelaient le soldat à se rendre au point de rassemblement,
des guitares chargées se préparaient à tirer des six cordes,
le chanteur condamné donna lui-même les ordres à son peloton d’exécution :
un feu de batterie glaça la sang de la salle
l’officier-soldat-chanteur tomba raide mort fredonnant encore et toujours son non-désir de tuer
(la musique n’organisait pas son propre silence, ne mettait pas en scène un refus extérieur, elle mettait à mort son chanteur pour laisser la voix d’un soldat inconnu résonner au-delà de la scène),
mais ce n’était pas ce soir-là, j’y repense, le groupe s’était retiré momentanément de la scène
pour laisser passer à l’écran le film d’Unknow Soldier, leur dernier titre interdit en radio

Jim s’envola plusieurs fois dans les airs, au début de Back Door Man, l’amant découvert qui s’enfuit par la porte de derrière,
pour la fin de l’impro de Light My Fire, cigarette au poing, prêt à partir en fumée
il s’écroula autant de fois sur le sol en se contorsionnant au gré des mouvements de cordes et des coups de caisse claire, marionnette agitée, consternée, par les seuls bras de la musique,
il frotta son entrejambe contre le pied du micro, aguichant aussi bien filles que garçons, d’une splendide érection
il prit le pied du micro qu’il percuta violemment sur le sol
il invectivait la foule, tantôt plaisamment, tantôt de méchante humeur

on vit des visages se tordre, se percer, se plisser durant toute la durée du concert ;
tous appartenaient à la même personne (qui devait savoir moins que d’autres qui elle était) :
celle dont les cris trahissaient qu’il n’y avait que masques sculptés sur nos crânes
− fines peaux de terre, de chair, de lumière
dont les orifices s’ouvraient et hurlaient −
chaque ombre sur ce visage était une bouche expirante ;
chaque ride le chemin d’une entaille, le rappel d’une blessure :
on entendit Réveillez-vous ! sortir brutalement du haut d’un nez retroussé
on entendit un Ce n’est vraiment pas une façon de se comporter dans un concert de rock’n’roll ! qui irradiait d’une face pleine et brusquement découverte entre des nuées de cheveux,
on entendit en frémissant le Fermez-la ! qui nous fit jacter au hasard, pour personne et pour rien
on l’entendit supplier plusieurs fois le régisseur lumières pour qu’il coupe les projecteurs pour The End
on a pu surprendre un Tu voudrais danser ?! Mais personne ne peut rien pour toi ! qui s’étouffait dans un rire
la salle se divisa au son Les flics ont peut-être les fusils, mais c’est nous qui avons le pouvoir !
mais elle acclama bruyamment et debout le fameux On veut le monde entier et on le veut : maintenant ! de When The Music’s Over.
— Et quelle a été votre sensation après le concert ?
— Je ne sentais plus rien, je ne voulais qu’une seule chose, monter un groupe pour monter sur scène. »

P.-S.

On trouvera sur le site des Doors l’ensemble de leurs dates de concert.
Celui du Fillmore est documenté de quelques photos.
Pour chaque date, chaque spectateur anonyme est invité à donner son témoignage, à dire j’y étais, I Was There. Nous avons choisi un autre point de vue, celui qui fut ouvert le 20 octobre 1967, lors d’un concert donné à l’université d’Ann Arbor, près de Detroit. Jimmy Osterberg, alias Iggy Pop, était là mais celui-ci ne se contenta pas d’un I Was There, son regard disait beaucoup, disait I’ll be here one day.

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