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Un amour d’été 

mercredi 19 novembre 2008, par jean-Noël Sciarini

Une petite fenêtre. Comme plantée là. Elle jurait avec les autres fenêtres, si grandes, de cet immeuble qui faisait face à celui dans lequel je vivais mes premiers instants. Une anomalie. Et puis il y avait cette façade orange affreuse, écaillée ; on ne pouvait que détourner le regard, imaginer au loin, d’autres beautés. Cela, c’était sans compter la musique déchirante et sublime qui émergeait à ce moment-là de cette petite fenêtre, quatrième étage ; je suis entré chez vous par la voix de Nina Simone, pour n’en plus jamais ressortir, durant cet été où j’ai emménagé dans le charmant quartier de la Jonction à Genève.

C’était un merveilleux été. Il y avait de la musique partout, en rafale, de terrasse en terrasse, des mélodies plein la bouche, échappées ; et d’autres en sourdine, secrètes et précieuses - nul besoin de Fête imposée, la cité vivait et respirait ainsi, cet été-là, à pleins poumons. Des rencontres à chaque coin de rue, des soleils à se brûler à chaque centimètre carré au bord du lac Léman. Avec mes amis, cet été-là, nous aimions nos vies comme nous ne les avions jamais aimées.
Comme tous les étés.

Souvent, je l’avoue, j’essayais de vous apercevoir au travers de cette petite fenêtre, d’arracher un peu de vous à cette pièce exiguë, que vous sembliez ne jamais devoir quitter. De vous savoir là, à quelques mètres de moi, parfaite inconnue ne pouvant être que belle et captivante à écouter les chansons de Nina Simone, faisait tourner mon imagination à plein régime. Je ne sais pas, c’était une douce et agréable sensation de vous savoir là. Simplement. Cela allait avec l’insouciance de cet été, de terrasse en terrasse, de penser à vous, ainsi, La belle inconnue d’en face.

Tous les soirs, à la fermeture des terrasses, mes amis venaient dans mon nouvel appartement pour prolonger la nuit, c’était devenu un rituel. Pourtant, nous avions d’autres choses bien plus pressantes et importantes à faire, il nous fallait gagner notre vie, trouver du travail, mais nous nous en foutions, attendrions la rentrée des classes ; pourquoi seuls les enfants auraient-ils le droit d’en profiter, de ce bel été ?...
Nous passions des nuits entières à parler et boire, à écouter de la musique et fumer ; nous étions toujours un peu ivres, de tout cela, de l’alcool et du monde à défaire et refaire, avant l’aube, tâche surhumaine dont nous nous acquittions avec vaillance et abnégation. Nous étions des héros. Souvent, je baissais le volume de la chaîne stéréo pour m’assurer qu’elle était toujours là, impériale, s’échappant de votre fenêtre et s’emparant de chaque blanc, chaque inspiration, la voix de Nina Simone. La bande originale de notre vie ; qui jamais ne s’arrêterait, ne s’enrayerait. Vous ne le saviez pas, mais vous comptiez tant déjà.

Parfois même, au milieu de la nuit, nous enfilions nos maillots de bains et allions faire quelques plongeons interdits depuis le pont surplombant l’Arve. Puis nous revenions, bruyant et saouls et fiers, et nous rebuvions quelques verres, esseulés mais heureux.
Très vite, c’est devenu une obsession, pour mes amis et moi, votre visage. Parce que nous ne l’avions jamais vu. Jamais. Malgré la lampe allumée sur la table, nuit et jour. Malgré la proximité de ce charmant quartier. Alors nous vous avons inventé un visage. Vous étiez belle, si belle ! De votre nuque que nous connaissions par cœur puisque vous étiez toujours assise à cette table, le nez plongé dans un livre probablement (je me plaisais à imaginer que vous lisiez de la poésie, Whitman, Musset ou Rilke, que vous essayiez de percer les secrets de la Vie, de l’Amour, aidée par ces grimoires magiques - mes amis, plus prosaïques, vous imaginaient étudiante en droit, obsédée par la réussite, incapable de s’arrêter quelques instants, de lever la tête et de la passer par la fenêtre pour nous saluer), de votre posture, de chaque mouvement imprimé, de vos cheveux aussi, sombres et coupés à la garçonne. De ces seuls minuscules indices, nous vous avons inventé un visage.
Vous êtes la femme que nous avons aimée, cet été-là, mes amis et moi. Vous étiez la seule de cette ville dont nous ne connaissions ni le visage ni le sourire ni le parfum. Vos jambes, forcément sublimes, étourdissantes, nous ne les connaissions pas. Mais vous étiez celle pour qui nous nous serions battus jusqu’à la mort. Sur la foi d’une silhouette immobile et incomplète ; de la voix de Nina Simone.
Un soir, un des mes amis, ivre mort, s’est brutalement levé, a traversé la rue et est venu frapper à votre porte. Surexcités, nous nous sommes postés à la fenêtre afin de n’en pas perdre une miette ; vous voir enfin lever la tête de cette table et aller lui ouvrir, enfin mettre un visage sur cette nuque, sur ces fantasmes, ces discussions sans fin sur votre identité. Vous n’avez pas bougé de votre table, n’avez fait aucun mouvement. Quelques minutes plus tard, notre ami est revenu, penaud. Rien de ce qu’il avait vu ou entendu n’a ôté, même pour un infime instant, le voile de votre secret. Pas de nom sur votre porte, pas de boîte à lettres.
Nous vous avions rêvée, je crois.

Puis une nuit la musique s’est tue. Comme cela, sans crier gare. De votre voix, je n’entendrai jamais qu’un cri. Déchirant notre charmant quartier, nos insouciances. Déchirant nos amitiés.
Nous vous avions rêvé, et c’était bien un rêve, à ce moment-là, cette silhouette levant la main sur vous, et ce cri qui n’aura duré qu’une seconde, étouffé par une main immense, la main d’un ogre ou les griffes d’un démon, et vous, princesse à terre mais vivante, attendant que le héros vienne vous sauver.
Mais se battre jusqu’à la mort, personne n’est jamais venu.

Nous avons arrêté de nous réunir à mon appartement. Nous en avions plus qu’assez de rester là, à discuter pour rien, à fumer et à boire. Il nous fallait changer d’air, les poumons compressés, les meilleures choses ont une fin. Même nos plus beaux étés.
Et puis nous avions tant de choses à faire, cet été-là, mes amis et moi : il y avait du travail à trouver, de l’argent à faire rentrer. Plus le temps de se voir, courir de gauche à droite ; nous n’étions plus de grands gamins insouciants, qui peut vivre correctement sans travail ?

Cette nuit-là, de fraîche, l’eau de l’Arve est devenue glacée ; et le vin, grisant, a définitivement tourné. Le livre de poésie posé sur votre table, éternellement ouvert au chapitre des violences domestiques.

J’ai déménagé quelques semaines plus tard, ce quartier était bien trop petit pour moi. Assez de ces appartements mal cloisonnés, de cette connerie de proximité. J’avais besoin d’espace, de silence.
Nous n’en avons plus reparlé, mes amis et moi, de ce si bel été. Nous avons tant de choses à faire, dans nos vies. Plus le temps de se voir ; et dans la glace, plus l’envie de se regarder.
Notre lâcheté.

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