La Revue des Ressources
Accueil > Création > Nouvelles > Un dimanche à la mer

Un dimanche à la mer 

mardi 16 octobre 2012, par Raymond Penblanc

Elle avait passé une nuit éprouvante, ne trouvant le sommeil que peu avant l’aube, et encore, pour des rêves poisseux qui lui avait laissé une vague nausée et imprimé les plis de l’oreiller sur la joue. Bien que la porte-fenêtre du séjour fût restée ouverte durant toute la nuit, la température de l’appartement n’avait guère baissé depuis la veille. S’étant levée avec le jour, comme à son habitude, elle avait pu se rendre compte qu’il faisait près de 25 degrés au thermomètre de la cuisine. Elle suait déjà, épuisée par avance à l’idée de devoir passer cette journée de dimanche derrière les stores et les contrevents baissés, étendue à même le sol sur un drap de bain qu’elle serait forcée de plonger dans la baignoire toutes les demi heures pour pouvoir tenir le coup. Elle aurait pu en profiter pour ne pas s’habiller. Mais, outre qu’elle se trouvait trop maigre, elle avait chaque fois l’impression que quelqu’un la guettait derrière la porte. Et ce quelqu’un ne pouvait être que Philippe, Philippe plutôt qu’Antoine. D’ailleurs elle occupait son lit depuis plusieurs mois, depuis qu’il était parti lui aussi, la laissant seule. Cependant elle avait tort de dire cela. Philippe ne l’avait laissée seule que parce qu’Antoine était parti le premier. Mais à la différence de Philippe, dont elle avait décidé de squatter la chambre, Antoine n’avait rien emporté, pas même un sac de voyage, pas même une trousse de toilette avec une brosse à dents. D’abord elle avait tout laissé en plan, sans toucher à rien. On n’aménage pas le désert. Puis cette chambre, qui avait été la leur, elle avait à son tour décidé de l’abandonner. Elle n’avait eu d’autre ressource que d’investir le canapé du séjour, ne se permettant de l’ouvrir qu’après que Philippe était parti se coucher. Elle se refusait à le déloger, préférant traîner en sa compagnie devant la télévision, avalant sans discernement n’importe quelle ineptie jusqu’à des heures très avancées, Philippe ne lui laissant guère le choix, ce qu’elle ne discutait même pas. Elle ignorait s’il lui donnait raison, à elle plutôt qu’à son père, le sujet n’ayant jamais été abordé entre eux. Elle savait simplement qu’il attendait son heure pour lui fausser compagnie à son tour, le temps qu’avec Annie ils aient mûri leur projet d’emménagement commun.

Elle avait cru comprendre que c’était chose faite quand elle l’avait vu entasser quelques affaires dans un sac à dos, lui abandonnant le reste avec cette désinvolture typiquement masculine. Les hommes lui étaient devenus une énigme depuis un certain temps. Cette façon qu’ils avaient de partir, de se déplanter sans effort apparent, sans rien emporter, la rendait amère. Elle les jugeait sévèrement. Puis très vite, c’était elle qu’elle s’était mise à juger avec sévérité. Elle n’avait pas su s’adapter. Elle avait vieilli sans rien comprendre, et c’était précisément ce qu’ils avaient voulu quitter. On ne se contentait pas de la laisser, on rompait avec ce qu’elle était censée représenter, et qu’elle ressentait avec encore plus d’acuité en ces temps de canicule : un univers malsain et oppressant, devenu irrespirable. Ce qu’ils ignoraient, c’est qu’elle avait fini par se détacher d’elle-même, au point d’éprouver de plus en plus souvent le sentiment de flotter loin d’elle et de se considérer avec aussi peu d’indulgence, voire avec la même indifférence qu’un mur, une table ou une chaise vide.

Elle ne paraissait pas en souffrir. Le temps qui passe était devenu comme du sable entre ses doigts. Elle ne guettait le retour ni de l’un ni de l’autre. Philippe lui avait promis qu’à l’occasion, seul bien sûr, et l’espace d’une soirée, il viendrait lui rendre une petite visite. Ensemble ils regarderaient un film à la télé, ou alors ils descendraient en voir un plus récent dans le multi salles du quartier, avec détour par la pizzeria si elle ne se sentait pas la force de lui faire à manger. Elle ne connaissait pas Annie, s’était contentée de l’entrapercevoir une fois ou deux, ne savait pas exactement quel métier elle exerçait, ni ce que Philippe lui trouvait, ce qu’elle-même lui trouvait, et ne se posait donc pas la question de savoir s’ils étaient bien assortis, si tous les deux ensemble lui plairaient, si leur couple durerait et s’ils feraient bientôt un enfant. Elle se disait qu’il était dans l’ordre des choses qu’un jour ou l’autre, tel un de ces orage secs et imprévisibles, pris d’une brusque lubie, l’un ou l’autre prenne la porte et s’en aille, avec juste ses vêtements du jour et son désir de ne plus revenir. Elle avait renoncé à garder des traces du passage de ses deux hommes dans l’appartement du huitième. Pour Antoine, c’était il y avait si longtemps. Non seulement elle ne mettait plus les pieds dans ce qui avait été leur chambre, mais elle ne faisait plus le ménage et avait cessé d’aérer. Elle avait laissé les armoires et le lit intacts, avait négligé de trier leurs affaires communes dans les tiroirs de la commode, et de vider sa table de chevet, où on aurait pu encore retrouver deux ou trois paquets de mouchoirs en papier, un réveil qui avait continué d’indiquer l’heure, et quelques boutons de pyjamas dont il craquait régulièrement l’encolure à vouloir toujours s’habiller à toute vitesse au pied du lit, pour s’esquiver ensuite comme un voleur. Pour Philippe c’était différent. D’abord parce qu’il s’agissait de sa chambre d’enfant, et qu’elle ne s’y était jamais sentie chez elle, mais aussi parce que son fils gardait toujours tout et le stockait pêle-mêle où il restait encore de la place. Là aussi elle avait souhaité ne toucher à rien, se contentant de repousser ce qui encombrait, se ménageant une île déserte entourée d’un cordon rocheux. Mais avec cette chaleur qui ne désemparait pas, son île avait cessé de lui apparaître comme un havre de paix, entourée d’une mer apaisante, une mer dont elle aurait aimé pouvoir profiter comme de la vraie, où elle se serait immergée jusqu’à la taille en décrivant de grands mouvements circulaires avec ses bras pour faire semblant de nager.

Et voilà que l’idée venait de germer dans son crâne surchauffé. Pourquoi ne pas profiter de ce dimanche ensoleillé pour aller à la mer ? Elle emporterait quelques affaires, un livre, n’importe lequel, elle s’achèterait une ou deux revues distrayantes qu’elle feuilletterait d’un doigt négligent, couchée sur le sable doré de la grande plage, celle qui dessinait un immense arc de cercle sur fond de pins maritimes. Suivre les évolutions des gens autour d’elle avait toujours été l’une de ses occupations favorites. Elle n’avait même plus besoin de se lever. Il lui suffisait de changer de position sur le drap de bain pour varier son champ de vision et éprouver le sentiment d’avoir accompli un tour du monde, tant les physionomies des uns et des autres, tant les corps, avec cette façon de s’introduire librement dans son périmètre visuel, avec cette façon aussi de réagir diversement aux rayons du soleil selon les lois de la génétique lui semblaient constituer, par leur nombre comme par leurs particularités anatomiques, une sorte de concentré idéal de la population humaine.

Elle se leva donc et s’habilla de cette robe légère et fleurie qu’elle avait inaugurée depuis le milieu de la semaine. Elle aurait aimé que Philippe la découvre ainsi, il aurait été fier d’elle, qu’il avait tendance à trouver plutôt vieillie et négligée depuis quelque temps. Il le lui reprochait encore avant de partir. Elle se contentait de le regarder en souriant. Enfiler d’abord son maillot de bain, puis sa robe par-dessus, ce serait mieux. Comme ce serait mieux aussi de le garder sur elle, encore mouillé et frais, lorsqu’elle rentrerait. Elle prendrait quelques pêches et deux ou trois tomates dans le frigidaire, deux ou trois tranches de pain de mie, ainsi qu’une bouteille d’eau minérale. Quoique. Ne risquait-elle pas de chauffer durant le trajet ? Elle se choisirait une place à l’avant du bus, où l’ouverture et la fermeture répétées des portes contribueraient à maintenir un petit courant d’air frais. Le bruit de l’ascenseur stoppa mystérieusement l’écoulement de la sueur devant ses yeux, et elle put se regarder dans le miroir. Elle se trouva changée. En tout cas elle se reconnaissait mal. Philippe serait sûrement passé devant elle, peut-être même à travers elle sans la voir. Et quant à Antoine, il avait dû oublier à quoi elle avait pu ressembler. Elle-même n’arrivait plus à lui attribuer d’autres traits que ceux qui l’avaient passablement séduite à une époque où n’importe quel homme aurait pu le faire. La chaleur revint dès qu’elle eut rejoint la rue et le trottoir chauffé à blanc. Cependant les voitures lui parurent bizarrement silencieuses. Peu nombreuses également, comme si chaque automobiliste avait eu à cœur de ne pas transformer la rue en fournaise, ce dont elle se félicita.

Elle marcha un peu, puis, encouragée par cette bonne disposition naturelle, entreprit de continuer jusqu’au prochain arrêt de bus. Elle compta mentalement le nombre de stations jusqu’à la mer, mais se perdit dans ses calculs. Heureusement elle n’aurait pas à changer en cours de route. Ce qu’il y avait de plus pénible dans le changement de bus, c’était d’avoir à quitter sa place, de perdre celle qu’elle avait eu toutes les peines du monde à se dégotter à l’avant, après avoir parfois attendu de longues minutes qu’elle se libère, pour une problématique place assise au milieu, ou encore tout au fond, surélevée certes, mais où elle n’aurait pas aimé se retrouver parmi ces jeunes à casquettes, qui parleraient et sentiraient fort en écoutant, très fort aussi, leurs musiques de sauvages. Oui, mieux valait marcher quelques minutes de plus. Son maillot la serrait un peu, mais elle s’y ferait, et avec cette petite robe légère elle avait l’impression de ne rien porter par-dessus. Seule la sueur continuait à lui couler sur le front et devant les yeux, la forçant à s’arrêter de temps en temps pour s’éponger avec sa main, puis avec un pan de sa serviette de bain. C’est ainsi qu’elle dut s’asseoir sur un banc, où elle demeura un long moment immobile, essayant de percevoir la palpitation de la ville autour d’elle. Elle commençait à regretter de ne pas avoir pris le bus à sa station habituelle. Continuer à pied lui paraissait soudain au-dessus de ses forces. Outre qu’elle risquait de s’égarer. Elle ne se souvenait plus très bien. L’image de la corniche lui revenait assez nettement, avec les groupes de flâneurs le long de la Promenade, entre lesquels se glissaient des bandes d’enfants juchés sur leurs planches à roulettes. Mais après ? Y avait-il encore des escaliers pour descendre jusqu’à la plage ? Et les pins maritimes ? Ne les avait-elle pas trouvés plutôt clairsemés la dernière fois, comme si on leur avait fait subir une cure d’amincissement qu’elle voulait croire salutaire, car à leur place on allait pouvoir installer beaucoup plus de voitures et de cars, réglant ainsi en grande partie le problème du stationnement le long du bord de mer ? Non qu’elle s’en offusquât. Il fallait bien régler ces problèmes-là, et il lui souvenait qu’Antoine, avec d’autres, travaillait à les résoudre. Elle regrettait simplement cette longue ceinture d’arbres presque centenaires qu’on voyait encore sur beaucoup de cartes postales, dont certaines en noir et blanc. Le noir et blanc revenait aujourd’hui à la mode, pour son plus grand bonheur, et elle avait eu l’occasion, il n’y avait pas si longtemps, d’assister au vernissage d’une exposition de photographies, dont l’artiste s’était admirablement servi des effets de contrastes entre le noir et le blanc, sans oublier la gamme des gris, pour exprimer la beauté de certains corps de femmes, comme celle de débris végétaux de toutes natures échoués le long de rivages marins. Elle tanguait un peu, et dut à nouveau s’asseoir pour se reposer quelques minutes. Pourquoi son bus n’arrivait-il pas ? Il en était toujours ainsi les dimanches, en particulier les dimanches d’été, du moins dans son quartier. Elle aurait été mieux inspirée de passer par le centre, plutôt que s’aventurer comme elle le faisait, un peu au juger, compte tenu de son sens très approximatif de l’orientation. Antoine pourtant passait toujours par là, et Philippe également, qui avait tendance à imiter son père, à emprunter les mêmes itinéraires en tout cas. Entre hommes, forcément. Pur phénomène de mimétisme, qu’elle jugeait plutôt sain et de toute façon inévitable. Malgré la chaleur, elle n’avait encore osé toucher au contenu de son sac de plage, renonçant à croquer une pêche autant qu’à boire une gorgée d’eau, et se félicita de ne pas avoir emporté de jambon, ni de chips. C’était Philippe qui la forçait à multiplier ce genre d’achats, dont il raffolait, se nourrissant exclusivement de jambon, de chips et de coca, sans oublier ce qu’il n’avouait pas. Heureusement, il n’avait jamais fumé, elle l’aurait difficilement admis. Pas comme Antoine, dont les cigarettes brunes ou blondes empuantissaient l’atmosphère, et qui s’était mis à déprimer et à se montrer nerveux lorsqu’elle l’avait forcé (pas forcé, incité) à arrêter de se suicider. Résultat, Antoine était parti, peut-être pour rejoindre une fumeuse, ou une fumerie, voire une plantation de tabac. Elle sourit à l’évocation de cette idée, Antoine aux bras d’un régiment de fumeuses, travaillant comme un nègre dans une plantation de tabac, à Cuba ou ailleurs.

Elle essaya de se relever, mais retomba aussitôt. Le soleil l’accablait. A Cuba aussi il devait faire chaud, et même très chaud. Pourquoi les hommes qui la quittaient s’arrangeaient-ils pour partir si loin ? Antoine, et aujourd’hui Philippe. Philippe n’était jamais revenu. Il vivait désormais avec cette fille qu’elle ne connaissait même pas. L’avait-elle déjà vue au moins ? Non sans doute, elle devait sûrement confondre avec une autre. Elle espéra qu’il ne vivait pas à ses crochets en tout cas, qu’il travaillait et payait une partie du loyer, qu’il faisait lui-même les courses, qu’il aidait à la confection des repas, qu’il ne se contentait pas de partager son lit et d’assaillir son corps comme un chien fou. Les hommes se comportaient toujours ainsi. Mais pas Philippe. Elle ne l’avait pas élevé comme ça. Elle ne l’avait pas élevé d’ailleurs, il avait poussé tout seul. Perplexe, elle l’avait vu grandir comme si elle n’y avait été pour rien. Sa croissance, rapide certes, l’avait prise de cours, époustouflée. La veille il était encore petit, le lendemain il avait grandi du double, portait une barbe de huit jours dont les poils durs grattaient sous les doigts. Philippe avait rejoint le camp des hommes, la laissant seule. Que ferait-il de ses jouets d’enfant ? Il lui avait ri au nez quand elle avait évoqué devant lui le sort de toutes ces autos, de tous ces engins motorisés qui s’entassaient autour du lit, dressant une barrière qu’il lui fallait enjamber chaque soir pour rejoindre son île, puis à nouveau chaque matin au risque de se casser une jambe ou un bras. Il avait ri à l’évocation d’un accident aussi minable. Alors que si elle se noyait à la plage, en présence d’une foule de baigneurs et d’estivants partagés entre l’impuissance et la curiosité, elle aurait les honneurs des journaux et tout le monde l’apprendrait. Naturellement elle ne ferait jamais ça. Pour Philippe. Apprendre par les journaux, apprendre par la police, qui vient chez vous, frappe à votre porte, s’invite au salon, apprendre de la bouche d’un inconnu que votre mère s’est noyée, qu’elle a été renversée par un bus, qu’elle s’est fait agresser au détour d’une rue, ou qu’elle s’est laissée tomber d’une hauteur de huit étages et qu’elle est morte sur le coup, sans que vous ayez eu la possibilité de l’entendre proférer ses dernières paroles et de lui glisser vous-même un dernier adieu, devait causer des traumatismes dont il était difficile de se relever. Il fallait être une mauvaise mère pour réserver un sort aussi cruel à ses enfants. Dans l’incapacité de tenir sur ses jambes, elle avait fini par se coucher en travers du banc, sous un soleil qui lui parut soudain terriblement pesant et vieux. Quel âge déjà ? Quinze milliards d’années ? Et il lui en restait encore combien, à l’humanité, de ce soleil-là ? Quelques milliards d’années, si les hommes ne commettaient pas de grosses bêtises avant, quelques milliards d’années dont une infime quantité, non mesurable, passa sur elle, découpée en tranches encore plus infimes, encore moins mesurables. Elle balbutiait des paroles inintelligibles lorsqu’elle fut admise à l’hôpital, que les infirmières, après les ambulanciers (selon qui le soleil avait dû lui taper sur la tête) tentèrent à leur tour de comprendre et d’interpréter. On ne savait ni son nom, ni d’où elle venait, ni où elle allait, ni où elle demeurait. Elle parlait d’une plage de sable doré, où elle aurait déjà dû se trouver à cette heure, et on avait renoncé à chercher car il n’y avait pas de plage dans les environs, pas de fleuve non plus ni de rivière, les berges du canal n’avaient jamais été aménagées, la ville était distante de la mer de près de deux cents kilomètres et pour cette raison dotée de deux grandes piscines dont aucune n’était bordée d’une plage et encore moins ceinturée de pins maritimes. Mais certains devaient sûrement y songer.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter