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Une femme à deux têtes (1829) 

jeudi 23 juin 2005, par Jules Janin (1804-1874)

Ritta et Christina n’existent plus !

Christina-Ritta a cessé de vivre, cette âme unique s’est envolée, ce double coeur a cessé de battre, et déjà M. Geoffroy Saint-Hilaire a procédé à l’autopsie de l’étrange phénomène ; cette charmante création, ces deux jeunes enfants en un seul corps, a été soumise au scalpel de l’opérateur : le scalpel aujourd’hui répond à toutes les questions au-delà du monde habituel, il tranche sans pitié le noeud qui attache le possible à l’impossible, le fini à l’infini, cette âme unique à ce double corps. Il semble que lorsqu’on a dit : « Voilà un monstre ! » on n’ait plus rien à dire ; grave malheur, en vérité, car, avec cette manière de résoudre un problème par une opération physique, il n’y a plus de problème dans le monde moral, il n’y a plus rien, pas même de paradoxe, de ces longs paradoxes si favorables à la pensée : toute l’histoire de ces deux enfants se réduit donc à ce peu de mots : Ritta-Christina est morte ; elle avait deux coeurs, un seul poumon. Un épanchement de sang a provoqué la maladie bleue, que voulez-vous savoir de plus ? Le monstre est renfermé dans un bocal d’amphithéâtre, et vous pourrez le voir trois fois par semaine entre les crânes de Papavoine et de Castaing !

On n’a pu rien nous dire de plus satisfaisant à ce sujet. Ce pauvre enfant, qui nous arrive de si loin, que le préfet de police proscrit à son entrée dans la ville, qui meurt faute d’un médecin ou d’un apothicaire, deux choses si vulgaires parmi nous, et qu’on prive de cercueil par une fiction, en supposant qu’il est mort à l’hôpital, cet enfant n’est pas étudié avec plus de soin qu’un veau à deux têtes ou quelque mouton à six pieds un jour de foire.

Plus de question au delà du corps ; Ritta-Christina est venue trop tard. Comme l’intérêt est changé ! combien ce phénomène eût été plus puissant sous le père Malebranche ! que c’eût été pour le sublime rêveur un admirable spectacle ! Deux jeunes filles, deux têtes d’enfant, deux sensations diverses ! Ici de la joie, là de la douleur, des larmes et un sourire plus distincts que le sourire mouillé d’Homère ; deux passions, deux volontés, deux désirs, un seul corps ! O père Malebranche ! que tout cela aurait bien valu pour vous la pomme de Newton. Je vois d’ici son inquiétude ! « Y a-t-il donc là deux âmes, là deux pensées, là deux créatures immortelles ? Ou bien n’y a-t-il de chaque côté qu’une partie du souffle divin qui fait l’homme ? - Cherchez, mon père ! » Et voilà Malebranche déchaîné, qui se livre à ses extases platoniciennes, colorées à la manière antique ; puis, quand il a jugé, la Sorbonne plus lente, qui se remue, qui examine, qui disserte ; toute la philosophie est en émoi ; Ritta-Christina occupe la ville et la cour, Port-Royal et Saint-Sulpice, l’hôtel Rambouillet et l’Académie ; c’est un mouvement très supérieur au mouvement excité par la dent d’or de Fontenelle, mouvement respectable toujours, parce qu’il prouve deux choses rares chez les peuples qui s’en vont, de la croyance et du travail.

D’un siècle de foi rendons-nous dans un siècle incrédule, de Malebranche allons à Diderot, deux imaginations et deux styles si étonnés de leur ressemblance. Vienne Ritta-Christina. Christina au XVIIIe siècle ; vous verrez le scepticisme du XVIIIe siècle s’inquiéter autant de Ritta et Christina que la foi du siècle d’Arnaud et de Pascal. L’école de Voltaire est triomphante à l’aspect de ce monstre inespéré. - Voyez, une âme suffit à deux corps, la pensée et la volonté, qu’on croyait indivisibles, se divisent, l’âme n’est plus une, il n’y a plus d’unité, et par conséquent plus d’immortalité pour l’âme ; il n’y a pas d’âme. Pour ce siècle d’incrédulité religieuse, Ritta et Christina jouent le même rôle que les anguilles de farine du jésuite Needham ; Ritta et Christina occupent autant et à plus juste titre les penseurs de l’époque que les miracles de Pâris ou les mandements de M. de Beaumont, toute l’Encyclopédie se répand au dehors ; à ce propos, Ferney s’ébranle, le salon d’Holbach se soulève ; vers, prose, moquerie, dissertation sérieuse, roman pour faire suite à Candide, rien n’y manque ; voilà ce qui s’appelle de l’intérêt et de la passion, voilà du zèle, voilà encore du prosélytisme, voilà ce que nous n’avons plus de nos jours ; pour ma part, j’aime encore mieux cette façon d’agir et de voir du XVIIIe siècle que la froide opération du scalpel ; j’aime mieux voir disséquer une âme que disséquer un corps ; mais, si je préfère Diderot à M. Geoffroy Saint-Hilaire, je mets le père Malebranche bien au-dessus de l’Encyclopédie. J’aime qu’on rêve quand il y a tant de choses ! Quand il y va d’un monde moral, scalpel ou éclat de rire sont deux contresens à faire peur. Si vous ne pouvez pas expliquer le phénomène qui vous occupe, du moins gardez-vous de le calomnier, de l’anéantir ; étudiez-le simplement et sans ostentation, ne fût-ce que pour vous tout seul. Si la réalité vous fait peur, si vous reculez devant le monstre, oubliez-le, ne pensez qu’à la partie au delà du monstre, persuadez-vous, s’il le faut, que cette âme en deux corps n’est qu’une vision, mais ne vous attaquez pas au corps pour trouver l’âme, suivez votre vision comme Hamlet suit son fantôme, avec les yeux de son esprit.

Car vraiment, à propos d’un phénomène si étrange, quand les combinaisons immuables de la nature se trouvent fortuitement dérangées, il s’agit bien d’un squelette sans mouvement et sans chair ! Vous courez après un homme moral, et vous arrivez en présence d’un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue. Un crâne desséché, des membres rabougris, des nerfs retirés, des phalanges, des os, des excoriations hideuses, voilà tout ce que le scalpel vous donnera. Vous avez la main légère, j’y consens, votre instrument est rudement affilé, le sujet sur lequel vous opérez est aussi ferme que s’il sortait tout sanglant de Clamart, en un mot, c’est le plus beau cadavre de monstre que se puisse voir ; opérez cependant, et tout se perd au premier coup, vous gâtez ce beau cadavre, vous mettez ce monstre au niveau des hommes ordinaires, et quand tout est fini, vous vous êtes donné bien du mal pour n’arriver qu’à une ombre de cadavre, à une représentation osseuse d’une nature extraordinaire ; vous n’avez en dernier résultat qu’une apparence de monstre, un monstre fait au trait, un Callot à l’eau-forte, rien de plus. Vous êtes moins avancé que Malebranche : Malebranche, au moins, a fait un beau rêve ; moins avancé même que Diderot : Diderot, il est vrai, est arrivé comme vous au néant, mais, avant d’atteindre ce but, il a passé par de ravissantes extases. En résumé, pour Malebranche, pour Diderot, pour M. Geoffroy Saint-Hilaire, Ritta et Christina est un être perdu.

C’est que les uns et les autres ont procédé d’une manière incomplète. Le philosophe a bien saisi au passage le souffle qui animait ce corps, ce quelque chose qui se tenait au-dessous de la monstruosité ; il a bien assisté à l’unique battement de ce double coeur, il a bien vu tout le côté moral de cet étrange produit d’un père et d’une mère faits à l’image de Dieu ; mais il s’est arrêté au moment où il avait besoin d’un corps pour agir ; il s’est persuadé que la métaphysique n’était appelée qu’à travailler sur l’âme pure ; l’opérateur, au contraire, n’a voulu agir que sur le corps ; scalpel ou logique, c’est donc toujours le même résultat incomplet, c’est une sensation ou une opinion isolées qui devraient être réunies.

En procédant ainsi, il serait impossible d’arriver à une réponse précise. Il faut, pour comprendre Ritta et Christina, réunir l’âme et le corps ; pour cela, il existe un moyen infaillible, une réponse certaine, si toutefois une réponse est possible : c’est le roman.

Le roman seul va réunir ces deux extrêmes. O le beau et noble sujet ! Faites que le philosophe et l’amateur de monstres soient d’accord, Ritta et Christina vont revivre de plus belle. Le romancier s’arrête tout étonné devant une variation inconnue de l’homme moral ; que de découvertes il se promet à l’aspect de cet être à deux vies ! Ce ne sera peut-être plus la même âme, la même douleur, le même amour, la même passion ! Il y a peut-être dans ces deux têtes réunies un sens qui nous manque, une manière de sentir que nous allons apprendre. Déjà notre écrivain se fait, en pensée, le Christophe Colomb d’un nouveau monde moral ! Que la voile s’enfle, qu’il parte seul pour cette lointaine Amérique, qu’il nous porte à des passions inconnues, son héros lui est donné, Ritta-Christina ; le roman psychologique compte un chef-d’oeuvre de plus.

Il ne s’agit que de bien poser la scène. Le roman commence. Faites que Ritta et Christina ne soient pas deux enfants de pauvres laboureurs, la misère gâte tout ce qu’elle touche. Voilà nos deux enfants, Ritta et Christina, qui naissent ensemble, grandissent ensemble, s’épanouissent ensemble au souffle de leur dix-septième printemps ; deux jolies têtes : l’une est brune, l’autre est blonde, c’est le jour et la nuit ; Christina est plus forte que Ritta ; c’est elle qui protège sa soeur, elle qui veille sur Ritta, qui la regarde dormir, et qui se dit : « Comme elle est frêle ! » Arrive l’amour, et, comme dans le Songe d’une nuit d’été, le joyeux Puck fait des siennes, il mêle tout, il confond tout ; Christina et Ritta doivent jouer dans le roman le même rôle qu’Hermia et Titania, dans la pièce fantastique de Shakespeare.

Laissez faire le romancier, il saura bien à qui donner le beau rôle, il saura tellement dédoubler cette âme de femme qu’il trouvera encore de quoi mettre de l’intérêt des deux parts. Vous verrez même que, sans le vouloir, il rencontrera quelque Werther à passion concentrée et timide, qui n’osera pas parler d’amour à Christina parce que Ritta est là, invinciblement là, qui l’écoute. Il aime la sérieuse Christina, il lui parle sérieusement d’amour, et à ses propos Ritta éclate de rire ; la folâtre Ritta se mêle sans pitié à cette passion, en jeune fille qui comprend son droit, car il n’y a qu’un seul coeur pour deux femmes : deux femmes et un seul amant, deux femmes et une seule vie ! Ici serait la catastrophe du roman, le quatrième livre de ce poème ; Ritta, la folâtre Ritta, languit et se meurt, son jeune front se décolore penché sur le sein de sa soeur, tout se perd, même le sourire. Cependant Christina se rassure, Christina ne sent rien encore, sa santé est toujours forte, elle interroge son pouls à elle, et elle juge que sa soeur n’a pas de fièvre ; elle met la main sur sa moitié de coeur, et aux battements de ce coeur elle juge que sa soeur ne peut pas mourir ; Christina veille pour Ritta, elle se nourrit pour Ritta ; elle soutient de ses bras cette soeur défaillante, elle se sert de la vie pour elle ; c’est une lutte énergique entre la force et la faiblesse, la maladie et la santé, la défaillance et le courage ; une lutte inouïe comme dans un combat épique, quand un guerrier est frappé à mort.

Ritta expire, là finit le drame ; Christina expire aussi : l’une et l’autre sont mortes en même temps ; ces deux moitiés d’âme se sont réunies ; grâce au roman, nous sommes arrivés à une terreur nouvelle, à une émotion inconnue... A la fin, nous avons compris à quoi les monstres étaient bons à l’artiste. On a fait des chefs-d’oeuvre plus difficiles : la comédie politique des Nuées d’Aristophane et le René de M. de Chateaubriand. René est une âme autrement compliquée, autrement difficile à saisir que ces deux âmes ou ces deux moitiés d’âme qui ont un nom sur la terre, Ritta et Christina, et que leur père nous a apportées comme une curiosité sans but. Le romancier se tire de tout quand il opère sur une âme avec une âme ; ainsi fait, le roman est supérieur de beaucoup à la dissertation la plus lumineuse, à la dissertation la mieux faite. Vous verrez cependant que notre époque laissera échapper ce beau sujet de Ritta et Christina ; ce sera comme si Shakespeare avait refusé de peindre Ariel et Caliban.

Je ne serais pas même étonné qu’on ne s’écriât à l’impossible, ceux mêmes qui savent tout ce qui se passe dans les romans modernes. Ici, de l’esprit vieux comme l’empire ; là, des observations de moeurs de caserne et d’antichambre ; plus bas, des aventures que l’abbé Prévost n’eût pas avouées dans un mauvais rêve, partout des coups de tonnerre, des effets et des catastrophes hideuses, de sorte que, pour nous tirer de cette inquiétante léthargie, jamais ne fut mieux trouvé que Ritta et Christina. Nous nous sommes intéréssés à des êtres plus impossibles au roman. Un nègre, par exemple, un de ces hommes traqués par des chiens espagnols et vendus à l’encan : une pauvre négresse aux cheveux crêpés, aux grosses lèvres, à l’oeil rond, en un mot quelque chose de très inférieur à nos deux jolies filles blanches et roses, à nos deux charmantes jumelles. Regardez cependant : une duchesse parisienne, une grande dame de cour, avec un style de femme, s’est chargé d’Ourika ; elle a pris en pitié cette pauvre créature ignorée, méconnue, ce phénomène de l’état social, et Ourika fait verser autant de larmes que Virginie, Atala, pardon si j’ajoute encore autant de larmes que Manon Lescaut ! Ourika meurt comme Ritta et Christina, incomplète et malheureuse comme elles ; nature ou monstre, histoire ou roman, le résultat est le même ; grâce à mon livre, il vous sera démontré que la monstruosité n’existe pas pour le monde moral, que ce ne peut être une science à part, Virginie, Atala, Manon, Clarisse, Adolphe, Werther !

Ne dirait-on pas, en effet, autant de monstres comme Ritta-Christina, autant de moitiés d’une belle âme qui s’envole, parce qu’il leur tarde de se réunir à cette moitié inconnue qui leur manque et à laquelle est attachée tout leur bonheur ! Et non seulement Ourika, non seulement René, non seulement le Dernier Abencérage, vagabond pèlerin dans le palais de ses pères, non seulement tout l’extraordinaire du monde moral, mais encore tous les désordres du monde physique, se sont montrés à nous sous la forme du roman. Le Lépreux nous est venu avec sa face rongée de lèpre, et nous avons pleuré ; le Vampire, et nous avons eu peur ; l’Hydrophobe s’est produit sur la scène, et sans la censure nous avions un drame de plus. Dernièrement encore n’avons-nous pas lu un livre aussi plein de merveilleux qu’un Traité du petit Albert, livre singulier dans lequel, après avoir parcouru dans tous les sens le discrimen obscurum de la statue d’Hermaphrodite, l’auteur conclut par cette phrase étrange : Mes frères, transportez le corps de ce pêcheur au couvent des soeurs de la Miséricorde ! Tout est fait. C’est justement parce que tout est fait que Ritta et Christina est un beau sujet à proposer aux gens de l’art, aux philosophes de l’être et du non-être ; il y a tout un abîme à combler entre Ritta et Christina, tout un monde poétique à découvrir, il ne s’agit que d’y songer.

Aujourd’hui surtout que les prodiges se multiplient d’une manière inouïe, que les monstres ne se comptent plus, et qu’on pourrait en peupler une terre vaste comme l’Atlantide ; naguère nous avons vu sur le théâtre, où Jocko fut un acteur dramatique à l’égal de Talma, un éléphant rival de Mlle Taglioni danser la danse du schall, et se faire applaudir beaucoup plus longtemps que l’Othello français ; à peine l’éléphant est-il parti qu’un nain se rencontre pour le remplacer ; une créature raisonnable de trois pieds, qui est à elle-même son propre cornac, réalisation inespérée des nains de Walter Scott. Ritta et Christina ne sont plus, et déjà deux jeunes Siamois arrivent pour nous consoler ; gémeaux plus unis que les frères d’Hélène, robustes garçons de dix-huit ans de la plus élégante monstruosité. De sorte que notre roman se complique d’une façon inespérée ; de sorte que nous avons un pendant tout trouvé à notre double héroïne. Jetez sur le même théâtre ou dans le même livre ces deux frères, ces deux soeurs ; serrez votre fable, méditez-la ; dites-vous bien que vos héros ont existé et qu’ils existent ; mélangez avec art ces passions réunies invinciblement et si opposées entre elles, votre fable fera merveille, vous verrez.

C’est ainsi seulement qu’il y a quelque chose de possible encore une fois, ainsi seulement le nouveau devient probable ; toutes les combinaisons étant épuisées, la monstruosité nous reste. L’Apollon du Belvédère descend de son piédestal ; désormais M. Geoffroy Saint-Hilaire devient le grand prêtre du nouveau monde poétique, probablement le dernier dieu de cet Olympe soumis à tant de révolutions.

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