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Une histoire de revenant (1834) 

lundi 27 février 2006, par Jules Janin (1804-1874)

Nous étions réunis l’autre jour quelques amis français et étrangers qui ne nous étions jamais vus, et qui cependant nous connaissions depuis longtemps : poètes, écrivains, hommes riches, tous gens qui se conviennent au premier abord et qui se comprennent tout de suite à la première poignée de main. Comme personne n’était venu là pour se mettre en scène, on ne parla de rien, c’est-à-dire qu’on parla de toutes choses : poésie, politique, amour même ; si bien qu’à force de déraisonner, et les imaginations se chauffant à mesure que le champagne se frappait de glace, on en vint à parler de revenants.

Un des nôtres, un Anglais, homme tout froid au dehors, un de ces heureux du monde qui savent boire sans être jamais ivres, et manger sans jamais engraisser ; du reste, implacable goguenard, en un mot, dangereux comme un Anglais qui a lu Voltaire ; celui-là donc, nous entendant parler de revenants, nous déclara avec un grand sang-froid qu’il avait connu un homme qui était l’ami d’un autre homme qui avait vu un revenant. « Toute la ville de Londres s’en souvient encore, ajoutait notre Anglais, et, aussi vrai que nous sommes d’honnêtes gens, j’ai foi en cette histoire dont le héros est bien connu ». Vous sentez que tout de suite l’on s’écria :
« L’histoire, dites-nous l’histoire », et lui ne demanda pas mieux que de nous conter l’histoire que voici :

« Nous connaissions tous lord Littleton. C’était un honnête et noble gentilhomme, riche, heureux, sachant commander à ses passions ; il avait passé la première jeunesse et il était arrivé à cette belle trentième année où la passion raisonne, où l’amour hésite, où le coeur ne bat plus qu’à certaines heures dans le jour ; lord Littleton était un esprit fort, en un mot ; le malheur est qu’il voulut être trop fort, ce qui lui fit commettre une fort méchante action. Il avait conservé de sa vingt-cinquième année une maîtresse jeune et belle et passionnée, et qui l’aimait comme s’il n’avait pas eu trente ans.

Pauvre femme ! elle n’avait pas songé à la révolution qui s’opère chez un homme quand ses premiers vingt ans se surchargent et redoublent de dix autres années ! Elle en était restée à la première déclaration de son amant. Paroles de feu, rudes étreintes, admirables serments, baisers de flamme ! elle en était là encore, et elle, pauvre femme, elle n’avait pas changé un seul battement de son coeur, pas une seule pulsation de son pouls. Vous jugez donc de son effroi et de sa douleur quand le lord lui dit un matin qu’il ne voulait plus l’aimer, et que, par conséquent, il ne l’aimait plus, et qu’elle eût à se pourvoir ailleurs, - et mille autres raisons admirables tirées des convenances sociales. - En l’entendant parler ainsi, elle comprit très bien qu’il avait raison, qu’il parlait comme il devait parler, qu’il ne l’aimait plus du tout, et qu’il n’y avait qu’une réponse à lui faire. Elle sortit sans pleurer ; elle ferma la porte, et le lord, qui lisait un roman français, reprit son livre à la page où il l’avait laissé, au moment attendrissant où le héros embrasse le cadavre de sa maîtresse.

Mais que voulez-vous ? nous sommes tous mortels ! C’était un roman en quatre volumes que lisait lord Littleton ; ce qui vous reporte cinq ou six ans d’ici : car la France n’en était pas encore au roman in-octavo, cette grande conquête de la littérature moderne.

Quand donc il eut fini son troisième volume, il s’habilla, il sortit, il alla dîner au cercle ; le soir venu, il fit sa partie de whist, il gagna ; rentré chez lui, il se déshabilla, il se mit au lit, puis, comme il avait encore à lire son quatrième volume, il ne voulut pas s’endormir avant d’avoir fini cette très lamentable histoire ; sa lecture le mena jusqu’à minuit, heure ordinaire de son sommeil.

Il allait éteindre ses bougies et s’endormir, quand tout à coup, dans le grand fauteuil de cuir rouge, à la même place et dans ce même fauteuil où s’asseyait Fanny (la maîtresse congédiée), il vit Fanny ou plutôt son ombre. Blanche et pâle, échevelée et triste, sa tête était appuyée sur ses mains, son regard était solennel.

Évidemment elle attendait que lord Liddleton eût fini sa lecture avant de lui parler.

Lord Liddleton, revoyant ainsi Fanny, pensa tout à coup qu’elle était morte ! (Et, en effet, elle s’était jetée le soir même dans la Tamise, par un épais brouillard, de sept à neuf heures ; son corps n’était pas encore retrouvé).

« Mylord, lui dit Fanny, bonne nuit, Mylord, me voilà morte, tuée par vous. Vous êtes libre : profitez-en, Mylord ! Et dans huit jours, à pareille heure, minuit pour minuit et vendredi pour vendredi, vous serez des nôtres ! »

Cela dit, elle se leva (c’était bien sa taille élégante et souple comme le jonc, mais plus svelte encore, grand Dieu !) et elle sortit. Elle n’eut pas un regard même pour la glace de la cheminée. Je vous dis qu’elle était morte.

Lord Littleton ne fut pas fâché de faire d’abord un peu d’héroïsme. C’est là une occupation si douce, faire de l’héroïsme, qu’on veut s’en faire à soi-même et pour soi tout seul, quand on ne peut pas en faire pour les autres. Le lord s’arrangea donc de son mieux pour dormir, et, bien qu’il n’eût pas fermé l’oeil de la nuit, il se persuada qu’il dormait.

Ainsi il atteignit le jour, toujours en se répétant à lui-même les paroles du fantôme : Bonne nuit, Mylord !

Le même jour, mylord était à déjeuner lorsqu’on lui rapporta le cadavre de Fanny, si défiguré, hélas ! et si violet et si contracté par la mort et si horriblement petit, étroit, mort, difforme, que son amant ne l’aurait pas reconnu, si Fanny n’avait pas pris la précaution de venir lui annoncer, la nuit précédente, qu’elle était morte :
Tuée par vous, Mylord !

Lord Littleton fit enterrer Fanny, il la suivit au tombeau ; on disait sur son chemin :
Voilà l’homme pour qui elle s’est tuée !

Quant à elle, qui s’était tuée, elle n’avait pas un mot de souvenir. Elle fut donc jetée dans son asile de terre et recouverte de terre, le fossoyeur foula du pied cette terre, il y mit un cyprès, et rien ne manqua au tombeau de Fanny.

Ce convoi prit tout un jour à lord Littleton.

Un jour et une nuit, car encore cette nuit-là il ne pouvait pas dormir, et il se dit en lui-même qu’en effet il était triste de cette mort, et que c’était le moins qu’il devait aux mânes de Fanny : Passer une nuit sans dormir !

Le second jour, lord Littleton se leva de bonne heure ; il se mit à table, il monta à cheval, il se fatigua tant qu’il put, et le soir il fut très étonné d’être encore si alerte et si dispos que, s’il avait osé, il aurait envoyé chercher ses amis pour jouer avec eux toute la nuit. Mais ne portait-il pas le deuil de Fanny ?

Le troisième jour, Littleton se rappela involontairement les autres paroles de la morte :

Dans huit jours, - heure pour heure, - vendredi pour vendredi.

Il ordonna qu’on enlevât le fauteuil rouge ; ce fauteuil lui rappelait trop cette pauvre Fanny.

Et ainsi de jour en jour la terreur fit de si effrayants progrès qu’on put lire au sixième jour sur son visage blanchi par la peur. Ce sixième jour, lord Littleton avait l’oeil hagard, la voix creuse ; il était haletant ! Il avait si peur qu’il avouait sa peur.

Sa mère et ses amis l’interrogeaient vainement, il ne répondait que par monosyllabes. A la fin, cependant, quand vint le soir de l’avant-dernier jour, il avoua toutes ses terreurs.

« Demain, dit-il, demain vendredi, à minuit ! Elle l’a dit : c’est fait de moi ! » Et ses dents claquaient l’une contre l’autre ! C’était affreux !

Sa mère et ses amis eurent en vain recours à ces paroles encourageantes et consolatrices que trouvent dans leur coeur tous ceux qui vous aiment ; rien n’y fit : il était comme un homme condamné au dernier supplice.

Il était sombre, inquiet, immobile, il tressaillait toutes les fois qu’il entendait sonner les heures. Il prêtait une oreille attentive comme s’il eût entendu quelqu’un venir. Ses amis, le voyant dans ce triste abattement, voulurent au moins abréger et tromper ses souffrances. Ils eurent soin qu’on avançât d’une demi-heure toutes les pendules, toutes les montres ; on prévint même le watchman qui crie les heures. La nuit avançait ; lord Littleton, sur son lit, demanda à son valet de chambre :

« Quelle heure est-il ?
- Minuit, Votre Seigneurie, dit le valet de chambre.
- Tu te trompes, John, dit le lord. Voyons la pendule ».

La pendule disait minuit !
« Et ma montre ? »

La montre du lord disait minuit !

On criait dans la rue : « Minuit ! »

Alors il se leva, il se sentit marcher, il se sentit vivre ; il venait, il allait, il était léger, il était brave, il était le jeune et beau Littleton d’autrefois ; il avait faim, il avait soif, il avait sommeil ».

Ici notre narrateur s’arrêta pour reprendre haleine. Quand il eut repris haleine, il but un verre de vin de Champagne.

Quand il eut bu, il prit un fruit sur une assiette, et il allait manger ce fruit, quand nous lui criâmes tous :
« Et lord Littleton ? lord Littleton ?
- Lord Littleton ! nous dit l’Anglais, il se porte aussi bien que vous et moi, Messieurs ; l’heure a passé sans emporter Sa Seigneurie ; à l’heure qu’il est, il mange, il boit, il dort, il monte à cheval, il est heureux à tous les jeux, il n’a pas une seule maîtresse, et je vous conseille d’en faire autant ».

On trouva généralement que cette histoire de lord Littleton n’avait pas de sens commun, et je suis de l’avis général.

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