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Ville blanche 

lundi 9 mai 2011, par Emmanuel Steiner

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sorti d’un tunnel à la voûte arrondie, il longe un panneau sur lequel est inscrit pneus toutes marques, puis arrive devant un immeuble d’une vingtaine d’étages, au pied duquel se trouve une station-service, ainsi qu’une enceinte où ne subsistent plus que les murs porteurs, disposés en triangle, d’un ancien édifice, à proximité d’un échafaudage permettant d’accéder à des affiches publicitaires

il s’arrête sous une grue d’une trentaine de mètres de hauteur, dont la cabine à la vitre teintée le surplombe face à la perspective de la ville : entre trois immeubles se dessine un premier bâtiment, sur sa gauche, aux fenêtres donnant sur un espace empli de gravats, devant lui se dresse un deuxième bâtiment, à la toiture défoncée, à côté duquel sont entassées des ferrailles rouillées, sur sa droite, un baraquement gris, ainsi que des palissades derrière lesquelles se trouve un chantier avec des engins de terrassement, constituant une trouée au milieu des fondations en béton armé

il suit la grille qui marque l’entrée du chantier, puis le dernier pan de mur dressé dans le vide, avec des parpaings servant à boucher les fenêtres, ainsi que les arceaux qui les maintiennent afin qu’elles ne s’effondrent pas, façade derrière laquelle il n’y a plus rien et qui sera probablement bientôt détruite, près d’une benne où sont tagués un lapin vert et divers graffitis we, atelier de confection, infrastructure, l’âge d’or du chômage, charpentes

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il franchit l’angle d’un bâtiment incendié, avec là encore des parpaings cimentés aux fenêtres, puis longe un magasin portant les inscriptions textiles, bijoux, grand mariage, alors que se profile, sur sa droite, une rue étroite aux trois hôtels successifs, au bout de laquelle apparaît le ciel blanc

il s’arrête un instant, méditatif, comme absorbé par cette vaste étendue, puis continue de marcher l’esprit peu à peu happé par la ville, sentant à mesure qu’il s’y enfonce que quelque chose en lui se détache, une étrange impression de malaise, peut-être, il suit l’enfilade des rues sans réfléchir à un trajet précis, n’ayant d’autre projet que de se laisser porter par ses pas

il arrive face à un nouvel immeuble délabré, dont les fenêtres des deuxième et troisième étages ont les vitres cassées, au rez-de-chaussée se trouve une boutique, au numéro 12, avec un store à moitié baissé derrière lequel sont entassées diverses étoffes bariolées, à côté d’un bazar à la devanture bleue allô monde, alimentation, coupons au mètre, sahara, tissus orientaux, prêt-à-porter, où s’accumulent également de nombreux textiles

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il traverse un pont au-dessus d’une voie ferrée, dont les feux de signalisation et les rails s’étendent à perte de vue des deux côtés de l’échangeur, puis continue de s’enfoncer dans la ville blanche

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il suit un mur en briques et aperçoit, sur le trottoir d’en face, un bâtiment devant lequel sont assis deux types avec leurs affaires posées sur des palettes recouvertes de draps oranges, ils ont également installé une table basse avec des canettes de bière, des cageots, un fauteuil sans pieds ni roulettes, des matelas, sacs de couchage et plantes vertes, ainsi que du linge sur une bouche d’aération

il est tenté, l’espace d’un instant, d’aller s’asseoir avec eux sous le mur où est inscrit défense d’afficher, il y a plusieurs places libres près de grands sacs en plastique jaunes, mais il ne s’arrête pas, longe une grille avec des panneaux de sens interdits, mise en fourrière et travaux, puis passe devant l’entrée d’un parking souterrain, avant d’arriver à proximité de la gare de l’est

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il prend l’escalator qui permet d’accéder dans le hall, s’engage dans un couloir où les écrans indiquent les heures de départ et d’arrivée, les panneaux bleus les numéros des quais 8, 9, 10, et les rouges les trains internationaux, il y a également des bornes de compostage, de grandes affiches publicitaires, ainsi que des distributeurs de biscuits et boissons

il monte les marches qui mènent à la voie 15, où le ciel blanc surgit tout à coup face à lui, suit les fauteuils sur le quai absolument désert, les chariots pour transporter les bagages, le train hanovre, hambourg, 1ère, 2ème classe qui démarre très lentement, il hésite un instant à monter mais le regarde finalement partir, les panneaux de circulation, les rails, la grande arcade métallique au fond du paysage, les feux rouges qui disparaissent progressivement dans le tunnel, il continue de marcher sur le quai, puis revient vers le centre de la gare

il traverse le hall bondé au milieu des voyageurs qui le frôlent avec leurs valises, pris par le mouvement des départs en week-end, il réussit péniblement à s’extraire de la masse bruyante, et rejoint la rue où le ciel blanc le surplombe

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il cherche désespérément un endroit calme, il se sent neutralisé sous la vaste étendue du ciel, quelque chose lui échappe, il n’est plus vraiment lui-même mais n’est pas devenu un autre pour autant, comme aspiré par la ville blanche

les évènements extérieurs glissent sur lui, à moins que ce ne soit lui qui glisse à l’extérieur des évènements, il ne saurait le dire précisément, la seule chose dont il soit sûr, c’est d’un certain nivellement des valeurs

il s’arrête dans la rue et essaie à toute force de se rappeler où il habite, mais ne s’en souvient pas, il n’est pas certain d’avoir un appartement, ni même d’avoir jamais eu un nom, encore que cette dernière hypothèse lui semble peu vraisemblable

il regarde le nom des stations de métro qui ne lui disent rien, il ne se rappelle pas de celle qui est la plus proche de chez lui, il s’assoit sur un banc et cherche dans ses poches, mais n’y trouve ni clés ni pièce d’identité, il ne sait même pas s’il doit aller travailler quelque part
il n’a aucune idée de qui il pourrait aller voir, étant donné qu’il ne se souvient pas de qui il connaît, d’autant plus qu’il ne peut pas rentrer chez lui, il s’adosse à un mur puis se laisse glisser au sol, le ciel est blanc, la ville est blanche, il n’a plus la force de se relever, il tire son paquet de cigarettes de sa poche, s’en allume une dont il inspire profondément la fumée, et réalise qu’il n’a rien d’autre à faire que rester là à attendre

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