La Revue des Ressources

Spa. 

(D’après Villa Pax de Hermann Hesse.)

jeudi 1er février 2018, par Roland Pradalier

Le bel hôtel décrépit du centre de cure de Guelle, est entouré d’une parc en pente douce qui aide au recentrement, maints marcheurs y ont opérés un pas vers la guérison. Mais c’est l’épuisement qui me fit aboutir dans ce cloître qui possède une réputation secrète de bouches à oreilles, pour les naufragés. A mi-chemin entre l’institut hospitalier, le centre de remise en forme et la chambre d’hôte, Guelle accueille ceux qui sans être véritablement malades, se dirigent à tâtons dans l’existence, souhaitent se régénérer et ont besoin de secours.

Ici, on soigne des handicaps légers, les états de crise, les fatigues mentales et les désillusions par des bains de mer, le dialogue psychanalytique et la sérénité. Le projet médical global suit les grandes lignes de la psychologie conservatrice qui cherche à panser l’individu en lui lavant le coeur, quitte à le décolorer, puis qu’il opère sa reconstruction, qu’il se refonde sur le blanc chèrement acquis du calme intérieur, et que par petites touches disciplinées fidèle à son moi profond, il réinvente son portrait brisé suivant un cheminement spirituel de coloration.

Le personnel est compétent, agréable, essentiellement composé d’infirmières expérimentées, souriantes et sérieuses, qui ont le charme maternant des femmes qui se dévouent au bien-être. Sous leur surveillance bienveillante, un ordre discret règne, les patients sont laissés libres, aucune discipline n’est imposée que le port des chaussons sur la terrasse. Il y a beaucoup de silence autour d’elles, et c’est sans mot qu’elles domptent, juste par leur pas réguliers ceux qui voudraient faire du bruit. D’ailleurs, parmi les clients du Spa, la plupart désirent se faire oublier, ils sont venus par volonté de recul, ils se reconnaissent en décrochage, et puisqu’ils paient cher leurs affections négatives par des symptômes et par des dépenses en vraie monnaie, ils ont soucis de respecter les protocoles de soins. C’est une condition objective pour leur travail futur, que les hôtes réussissent par le gazouillement de bavardages infinis avec les médecins à découvrir de nouveaux désirs, en remplacement de ceux excessifs qui les ont conduit au déchirement.

Le standing de l’hôtel est également responsable de cette qualité de bonne éducation généralisée qui fleurit dans les corridors. On veut éviter les scandales. Parmi les patients, on note des célébrités ou des personnes ayant d’importantes responsabilités dans la hiérarchie sociale, venues oublier qui elles sont.

Les chambres sont spacieuses, confortables, sur la table de nuit, un vase transparent contient des jonquilles qui perdent leurs pétales, avec la délicate attention de faner en déposant des oboles. Il arrive que je les ramasse et contemple leur souplesse nervurée avant de les froisser au-dessus de la poubelle.

Le soir, les chambres sont fermées à dix heures pour éviter les débordements nocturnes. La nuit, ceux qui sont venus se sevrer ressentent l’appel de la lune, leurs désirs s’énervent d’être restreints et leurs ruminations rebondissent sur les murs d’une pièce qui fait écho à leurs pensées sombres.

Il est interdit de fumer, l’alcool est à peine toléré. Un pensionnaire peut demander un verre par jour et on lui servira un vin blanc avec un plat de légumes qu’il savourera comme une récompense, en redécouvrant le simple plaisir de mordre dans une carotte au beurre, qui après son jour d’effort se trouve enrichie de l’idée saine qui lui ajoute presque du goût, qu’elle fait perdre du poids, qu’elle aide à devenir ce père de famille qu’il s’était promis, et à avancer sur les barreaux d’échelle qui conduisent à l’apaisement.

La cuisine est excellente, bien que modeste. Assis devant la verrière, après une vie citadine qui l’a meurtri, c’est généralement pour le client un moment très apprécié, que ce repas pris face aux crêtes de montagne. Bien qu’à l’opposé, la beauté du paysage parfois puisse provoquer des rechutes, la plupart des patients s’améliorent lentement et se détendent en se nourrissant de produits frais, cuisinés à la minute et communient avec le spectacle immobile d’un glacier cerné d’étoiles.

L’établissement possède une trentaine de chambres identiques. J’ai vérifié. En poussant une porte à l’improviste, j’ai aperçu une femme couchée qui lisait un album de photographies, et regardait les images avec une délectation si vive de chaque détail qu’elle ne tournait plus les pages. Dans les autres chambres, je n’ai rien vu de remarquable que l’ordinaire de draps pliés et la même chaise répétée, appuyée contre une fenêtre.

Les pensionnaires passent s’ils le désirent les fins de journée dans la salle commune et se fréquentent suivant leurs affinités. Il n’est pas aisé de rompre la glace et d’entrer en communication car dans l’atmosphère feutrée où nous sommes maintenus, le moindre éclat de vitalité semble déranger, pourtant à force de se croiser on s’amadoue et parfois, un prétexte futile aidant, mû par des attirances électives, parce qu’un visage inspire, qu’un comportement diffère, parce qu’un début d’érotisme s’est glissé, quelqu’un tente un rapprochement.

D’après les thérapeutes, l’observation de la douleur vécue par d’autres réconforte, rassure, et dans cet établissement où être mal portant est la norme, on parvient plus aisément à s’accepter en s’apercevant que de nombreux malades possèdent une dignité, une résistance et une grandeur qui semble inconnues aux gens en forme.

Seul peut-être Anton, un homme aux cheveux gris et au regard intense tranche par ses attitudes provocantes sur le calme paisible qui est l’ordinaire des comportements. A l’observer dans son transat, je lui prêterai volontiers des pensées profondes, mais c’est l’exact contraire, le temps passé ici l’a rendu matérialiste et concret, il use de chaque mot avec parcimonie et en lui ajoutant un étrange poids de vérité crue. Je l’ai aperçu souvent qui parlait seul entre ses lèvres et il a fait également le vœu de ne jamais converser avec certaines personnes, et si elles viennent à lui, de les ignorer tout à fait.

Souvent, il marche à grands pas dans le corridor, sans avoir retiré ses souliers et les infirmières accourent pour le gronder, qu’il risque de salir le carrelage qui a été aspergé, et que le bruit de ses semelles dérange par sa puissance irrésistible de marche militaire vers la défaite. Il est soigné pour des exaltations soudaines, et des problèmes de perte de contrôle qui le font souffrir et l’ont empêché malgré son charme de vivre en communauté avec une femme plus de quelques mois. Il reçoit pourtant la visite d’une compagne qui s’installe à ses côtés et lui tient la main, tandis qu’il semble dormir.

De nombreux malades sont aussi accueillis pour troubles sexuels (comme on dit trouble à l’ordre public) et espèrent guérir de leur addiction ou être soignés de leurs pannes ou précocités. On répare les phallus en difficulté par un travail psychologique qui doit restaurer le totem masculin de l’homme à sa plénitude érectile. Certains patients sont devenus inadaptés par sentimentalisme, leur faible coquille idéale s’est brisée face aux premiers rejets, d’autres encore se sentent broyés par la solitude, la mélancolie ou le divorce.

L’eau du lac semble guérir les patients, elle a un effet bénéfique sur les poumons qui se rechargent en oxygène, et ils sortent du bain unis par un lien profond mais temporaire avec la nature aquatique qui berce et répare.

L’eau a des vertus curatives sur la peau, le grain est raffermi, l’épiderme rendu moelleux et tendu, comme par d’invisibles caresses. Et les médecins relâchent un homme/une femme remodelée, à la fois plus tendre et plus résistant(e) après l’avoir pétri dans les piscines.

Des textes anciens prétendent qu’Adam fut chassé du paradis pour les fautes qu’il commettait, mais c’est faux, le paradis existe ici-bas, avec un médecin et de l’eau gazeuse, on peut atteindre la température idéale de fonctionnement optimal et avec le sourire découvrir une noisette perdue dans le vert de l’herbe, plus appétissante qu’un repas

La cloche sonna tandis que je m’étais penché pour attraper la noisette convoitée, je la fourrais dans ma poche comme un galeriste qui a trouvé une œuvre.

A table, je fus placé à côté d’une femme que je ne connaissais pas mais avec qui, selon le centre, j’avais des raisons d’être proche, puisque nous avions des salaires proches et des accointances communes. Pour définir les plans de table, le centre de cure utilisait un algorithme peu différent de celui d’un site de rencontre. Et je dois l’avouer, puisque nous étions tous fatigués et en demande, que ça fonctionnait pour un soir, avant que nous ne donnions une note à la compagnie et que grâce à ce barème, les docteurs décident ou pas de nous changer de partenaire.

Leur prévenance était décidemment sans faille, en rompant l’isolement des malades, l’équipe médicale espérait que nous nous aiderions par une thérapie de groupe basée sur la reprise de contact et la parole.

Ce soir-là, j’eus une allemande qui vivait en Norvège pour vis-à-vis.

Disons-le tout de suite, elle ne parlait pas français et notre discussion en anglais approximatif, bien qu’elle fut soutenue par un cérémoniel impeccable de silences attentifs et de respects approbateurs, fut relativement ennuyeuse. Mais il y avait une certaine qualité dans cet ennui. Ce n’était pas n’importe quel forme d’ennui. C’était un bel ennui et j’allais me coucher en me disant que j’avais passé une excellente soirée et qu’il fallait que je censure l’animal qui bondissait contre mon cœur capricieux.

La nuit fut bonne. Je le sus aux étoiles que je vis à quatre heures et que je regardai longtemps avec lucidité dans le calme glacial de la chambre où je m’étais réveillé. Leur lueur me rassurait, dans le noir, je réfléchissais mieux, je prenais de l’altitude sur mon corps de malade allongé, elles veillaient. C’était magnifique et je m’en fichais et j’avais la possibilité de m’en foutre et c’était grandiose que j’ai la liberté de me désintéresser de la beauté. Et qu’elle demeure.

Je retrouve la forme, il y a des jours de bonheur qui passent sans que je m’en aperçoive, et on a commencé de me donner un merveilleux traitement qui influence mes humeurs. Ma compagne m’a écrit une très belle lettre indulgente sur mes incapacités, qu’elle pardonne. C’est un événement important, qu’elle comprenne mes défaillances, sa lettre m’a rendu à l’élévation qui est le but de la cure et m’a raffermi dans ma quête, je suis parti en marche lente dériver dans le parc, en direction du bassin et alors que j’étais prêt à disparaître à moi-même, baigné dans le vent qui soufflait autour de moi, je me suis senti rappelé.

Pourtant, j’hésite toujours à faire le choix de retourner dans le monde extérieur. Il me faudrait encore plusieurs mois pour ne plus ressentir d’effort à demeurer calme et à suivre sans forcer la voie progressive qui conduit à la rémission, et à l’inverse je ressens un intense besoin de m’échapper, de retourner à la vie bruyante, presque par un rejet de la douceur, et de me jeter dans n’importe quel lieu où des passions s’entrechoquent.

Le soir, je rêve de pousser la grille et de me rendre en ville, de me plonger dans le brame mécanique des klaxons, de me balader dans des rues pauvres, surpeuplées, en souffrant d’un étrange mal de pays. Et je ressens un intime déchirement d’être coupé de cette vie sauvage, et revient mon désir des anciennes marges qui furent mon territoire naturel. Je ne suis pas encore sevré de vouloir recommencer les erreurs qui m’ont emmené ici.

Si bien que le 17 décembre, j’ai rompu les liens et me suis sauvé par la grille, attiré par les phares d’automobiles. Et j’ai erré en somnambule, dans les rues du nord de la ville, les plus sales, renonçant à la clairvoyance.

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