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A la source du manifeste 

mardi 2 décembre 2008, par Laurent Margantin

Que la question du manifeste en art, et surtout de son absence, soit posée en un temps où la disparition de l’ engagement politique dans les pays dits démocratiques (ou « occidentaux ») est constatée voire célébrée ne surprend guère, si l’ on ramène cette question à son origine, qui est justement celle de la symbiose idéale entre écriture poétique et parole révolutionnaire. Le manifeste surgit là, dans cet espace historique et politique de la fin du dix-huitième siècle, et dans un cercle d’ hommes meurtris de ne pas voir la Révolution avoir lieu dans leur propre pays, l’ Allemagne. À l’ absence de soulèvement populaire répond une parole d’ intensité rare et mêlant toutes les approches. À la disparition du manifeste correspond un questionnement sur sa possibilité à venir, quand plus rien ne paraît possible hors de ce qui est déjà, qu’ il s’agirait de réitérer indéfiniment. Début et fin du manifeste romantique ?

Le surgissement inaugural se produit dans les années 1796-97. De manière significative, le Je du manifeste est tout de suite un Nous. Car s’ il est d’abord question de « l’être libre », dont la naissance liée à la conscience de soi permet celle de « tout un monde », le Je initial se mue très vite en un « esprit créateur comme l’ est ou devrait l’ être le nôtre ».

Ce document qui semble bien être le premier manifeste moderne, et dont la nature est à la fois philosophique et poétique, consiste en deux feuillets qui ont été baptisés par leur découvreur « Le plus ancien programme de l’ idéalisme allemand ». En un geste inaugural, il est l’ œuvre d’ une voix plurielle, qui est à la fois celle de Hölderlin, Hegel et Schelling, les trois condisciples du Stift à Tübingen. Je dis bien « voix plurielle », car même s’il fut écrit par un seul, le fait que la graphie soit celle de Hegel (qui, selon une hypothèse parmi de nombreuses autres, aurait retranscrit un texte de Schelling) et le ton lyrique nous entraîne déjà dans le mélange initial propre au manifeste moderne : mélange des voix, des styles, mais aussi des disciplines, des modes de pensée et d’ écriture. Parole mêlée et diverse du romantisme qui, au vingtième siècle, fut aussi celle de différents mouvements de création et de pensée, lesquels furent « lancés » par un texte commun et programmatique.

Que la parole anonyme du peuple et celle de l’ individu, ici en l’occurrence indistinct, cœxistent dans ce « programme », cela se vérifie à chaque ligne. Plus qu’ une coexistence, c’ est une articulation profonde, même si elle est naturellement problématique, parce qu’ elle inaugure une fusion totale idéale et à venir.
La liberté collective ne peut être rendue possible que par un acte philosophique initial réalisé par l’ individu affirmant son autonomie : « La première idée est naturellement la représentation de moi-même comme d’un être absolument libre. Avec l’ être libre, conscient de soi, apparaît en même temps tout un monde - à partir du néant - la seule véritable et pensable création à partir du néant (...) ». Cette liberté de la conscience est celle du Moi de Fichte affirmant : « Est un homme celui qui peut me dire : Je suis » .

Cette affirmation du Moi est qualifiée de « première idée ». Terme qui a son importance, car il permet de caractériser le manifeste romantique plus en profondeur. Le système invoqué par l’ auteur du « Programme » est fondé sur une idée au sens kantien du terme. Pour Kant, une idée est une représentation dont se sert la raison pour fonder une action pratique. On peut la qualifier de « finalité », d’« objectif » (Zweck) permettant l’ agir d’ un seul être ou de toute une communauté. C’ est en quelque sorte un plan, une esquisse que l’ on dessine en vue de sa réalisation. L’être se posant comme libre par un acte de sa conscience invente en même temps sa liberté qui surgit du néant. Mais tandis que sur le plan d’ une action naturelle une chose ou un être a une cause qui le précède, ce qui est créé à partir d’une finalité a sa cause devant soi, non pas dans le présent de manière concrète, mais dans un avenir plus ou moins proche .

Cette idée de la liberté sur laquelle repose tout le manifeste est associée à une conception organique de la société. L’État-machine est sévèrement condamné, au nom justement de la liberté humaine : « L’idée de l’humanité au premier plan - je veux montrer qu’il n’y a pas d’ idée de l’ Etat, car l’ Etat est quelque chose de mécanique, pas plus qu’il n’ y une idée de la machine. Seul ce qui est objet de la liberté s’ appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l’État ! - Car tout État est obliger de traiter les hommes libres comme un rouage mécanique : et c’ est ce qu’il ne doit pas ; il faut donc qu’il arrête ». En quoi cette critique de l’État et une conception organique de la société nouvelle sont-elles subordonnées à l’ affirmation de la liberté ? À vrai dire la critique de l’État-machine n’ est pas nouvelle. Elle se trouve déjà chez Rousseau et Herder. Mais ici, c’ est bien l’État en général qui est dénoncé, l’État bourgeois issu de la Révolution française, et plus seulement l’ État absolutiste. Les premiers penseurs romantiques et idéalistes - et plus tard Marx - voient dans l’État une forme d’ organisation sociale privilégiant le mécanisme des devoirs du sujet soumis à des lois, quand auparavant l’assujettissement s’ inscrivait dans un rapport au monarque. La liberté individuelle et collective est ici piétinée, une mécanique du pouvoir s’ est dévoilée au moment de la Terreur qui n’ est pas une perversion de la Révolution mais sa réalisation comme soumission d’ un sujet à une Loi qui le dépasse. Ainsi l’État moderne fonctionne par une série d’ actions légales s’enchaînant les unes les autres dans tous les domaines de la vie, sans que l’idée de la liberté légitime à aucun moment la vie individuelle et collective. L’homme de l’État moderne est un homme assujetti à une administration et un gouvernement, et ceux-ci ont pour rôle de maintenir la société dans un bon fonctionnement en vue d’ objectifs éducatifs, économiques ou géopolitiques qui ne sont jamais légitimés par une idée supérieure sur laquelle la communauté se serait accordée suite à l’ interaction de ses membres. Dans ce monde de l’État moderne, le manifeste surgit pour dire la possibilité d’ une vie supérieure, fondée sur l’ idée de liberté.

C’ est à cet endroit du « Programme » qu’ est énoncée une plus grande Idée, qui ne serait « encore jamais venue à l’ esprit de personne, celle d’ une « nouvelle mythologie », seule susceptible de rapprocher et de réconcilier « les hommes éclairés et ceux qui ne le sont pas ». Celle-ci est qualifiée de « mythologie de la raison » et présentée ainsi : « Tant que nous n’ avons pas rendu les Idées esthétiques, c’est-à-dire mythologiques, les Idées n’ ont aucun intérêt pour le peuple ; et inversement tant que cette mythologie n’ est pas rationnelle, elle est un objet de honte pour le philosophe. C’ est ainsi que les hommes éclairés et ceux qui ne le sont pas doivent se tendre la main, la mythologie doit devenir philosophique et le peuple rationnel, et la philosophie doit devenir mythologique afin de rendre les philosophes sensibles. Alors règnera l’ unité éternelle parmi nous. Jamais plus le regard méprisant, jamais plus le tremblement aveugle du peuple devant ses sages et devant ses prêtres. Alors seulement nous attend la formation égale de toutes les forces, celles du particulier comme celles de tous les individus. Aucune force ne sera plus réprimée, la liberté et l’ égalité universelle des esprits règneront ! - Un esprit supérieur envoyé du ciel doit fonder cette nouvelle religion parmi nous, elle sera la dernière et la plus grande œuvre de l’ humanité ».

Dans ces lignes qui concluent le « Programme » se joue au fond ce qui nourrira deux siècles durant l’ existence de tout manifeste authentique en ce qu’ il s’ affirme comme jonction de l’ art et de la politique, comme accord de l’ individu éclairé - hier le philosophe ou le poète, aujourd’ hui ou hier déjà l’ intellectuel de gauche - et du peuple en quête de communauté fondée sur les idéaux de « liberté et d’ égalité universelle des esprits ». Une idée qui soit à la fois rationnelle et sensible, une raison commune en un temps de prétendue liberté individuelle, de morcellement généralisé des goûts et des choix de vie. Un horizon impossible : avec lui s’ ouvrirait le manifeste, dont l’ existence s’ étendrait sur deux siècles pour venir s’ effondrer en notre présent.

Qu’ une communauté humaine unie et libre soit possible, et que cette union et cette liberté puissent être réalisées grâce à l’ art, la science et la philosophie, rassemblés en une « mythologie de la raison », voilà ce que proclame et annonce le manifeste romantique. Ce nouveau mythe s’ exprimerait dans l’ œuvre d’ art, présentation d’ une autoactivité du sujet, telle que Manfred Frank la perçoit : « L’ œuvre d’ art est une création de la liberté : seules des libertés peuvent créer des œuvres d’ art ; ce qui est créé par la liberté est présentation directe de l’ idée d’ autoactivité (Sebsttätigkeit) - et donc d’ une finalité de la raison. Dans cette mesure l’ œuvre d’ art est pratique. En même temps elle est aussi théorique, puisqu’ elle expose l’ idée de la bonté - de la liberté absolue (...) » . Cette affirmation de l’ art comme « éducatrice de l’ humanité », de la poésie comme « religion sensible » se trouve au cœur du « Programme » et du romantisme allemand. Seule la poésie présente la liberté sur un plan pratique et théorique.

A la source du manifeste, romantique ou idéaliste en l’ occurrence, on trouve donc l’ idée de liberté associée à celle de beauté. Le manifeste doit son existence à cet éloge initial de l’ art, seul capable d’ éduquer le genre humain. Il n’ a de validité politique et historique que par ce recours à l’ acte le plus isolé qui soit, l’ acte de création, lequel se voit attribué une dimension révolutionnaire en ce qu’ il est l’ exemple même de la liberté humaine.

Le manifeste prendra par la suite des formes diverses, associant art et politique, ou exclusivement politique. On retrouve chez Marx l’ appel à supprimer l’ Etat bourgeois. Dans le dadaïsme, le culte de la liberté est exacerbé à un point jamais égalé depuis. Mais c’ est bien le geste initial du romantisme qui structure en profondeur le manifeste dans la mesure où celui-ci corrèle étroitement la question politique et celle de l’ art. Plus philosophique, il ne se départ pas d’ un débat sur la fonction de la poésie, au point d’ aller jusqu’ à affirmer une « désuturation » de la philosophie et de la poésie (Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie).
Le manifeste est-il encore possible dans une société moderne qui a défini de manière quasi mécanique et administrative les limites de ses libertés, et qui ignore ce que pourrait être la liberté au-delà de celles-ci ? Pour qu’ il le soit, il s’ agirait « seulement » qu’ un groupe d’ hommes, dans le secret voire l’ anonymat, décide d’ énoncer son refus d’ une communauté mécanisée par tous les outils de contrôle qui font de ses membres des domestiques des différents pouvoirs en place. C’ est bien évidemment encore, toujours possible.

P.-S.

Ce texte a paru dans un ouvrage collectif intitulé L’ art qui manifeste dirigé par Anne Larue (L’ Harmattan, 2008).

2 Messages

  • A la source du manifeste 6 décembre 2008 06:06, par Dominique Hasselmann

    Etrange que les "Manifestes" du surréalisme ne soient pas mentionnés dans ce texte, comme s’ils n’avaient jamais existé ni eu d’influence quelconque dans la vie artistique et politique, française et internationale.

    Certes, la "nécessaire et profonde occultation du surréalisme" avait été réclamée, alors...

    On pourrait citer aussi un livre comme "Position politique du surréalisme" d’André Breton (1935), lui qui signa plus tard le "Manifeste des 121" (en date du 6 septembre 1960), affirmant le droit de la jeunesse à l’insoumission pendant la guerre d’Algérie.

    Pour autant, est-ce seulement "l’art qui manifeste" ?

    Cette sorte de privilège a été battu en brèche lorsque le couvercle de la marmite a sauté, par exemple, en Mai 68 : alors, "l’insurrection qui vient" a été faite - durant une courte période historique - par tous (comme la poésie).

    Mais l’espoir que peut représenter "un groupe d’hommes, dans le secret voire l’anonymat" qui énoncerait son refus des formes d’asservissement actuel doit certainement être entretenu, plus que jamais, comme un feu de braises dans l’obscurité.

    • A la source du manifeste 9 décembre 2008 10:40, par rédaction

      Le texte de LM concerne une autre période et il ne s’agit pas de faire un historique du manifeste en parlant de dada, du futurisme ou du surréalisme !

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