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A propos du scandale de Strasbourg 

Nos buts et nos méthodes dans le scandale de Strasbourg (extrait de l’Internationale situationniste n°11)

novembre 2002, par Internationale situationniste

Les diverses manifestations de stupeur et d’indignation qui ont fait écho à la brochure situationniste De la misère en milieu étudiant, publiée aux frais de la section strasbourgeoise de l’Union Nationale des Étudiants de France, si elles ont eu l’effet opportun de faire lire assez largement les thèses contenues dans la brochure même, ne pouvaient manquer d’accumuler les contresens dans l’exposé et le commentaire de ce qui a été l’activité de l’I.S. en la circonstance. En face des illusions de tous genres entretenues par des journaux, des autorités universitaires, et même un certain nombre d’étudiants irréfléchis, nous allons maintenant préciser ici quelles ont été exactement les conditions de notre intervention, et rappeler quels buts nous poursuivions par les moyens qui nous ont paru y correspondre.

Plus erronée même que les exagérations de la presse, ou de certains avocats adverses, sur l’ampleur des sommes que l’I.S. aurait saisi l’occasion de piller dans les caisses du malheureux syndicat d’étudiants, se trouve être cette information aberrante, dont les récits journalistiques ont fréquemment fait état, selon laquelle l’I.S. aurait pu s’abaisser à faire campagne devant les étudiants de Strasbourg, pour les persuader de la validité de ses perspectives, et pour faire élire un bureau sur un tel programme. Pas davantage, nous n’avons entrepris le moindre noyautage de l’U.N.E.F., en y glissant secrètement des partisans. Il suffit de nous lire pour comprendre que tels ne peuvent être nos champs d’intérêt, ni nos méthodes. En fait, quelques étudiants de Strasbourg vinrent nous trouver, pendant l’été de 1966, et nous firent savoir que six de leurs amis - et non eux-mêmes - venaient d’être élus comme direction de l’Association étudiante locale (A.F.G.E.S.), sans programme d’aucune sorte, et en dépit du fait qu’ils étaient notoirement connus dans l’U.N.E.F. comme des extrémistes en désaccord complet avec toutes les variantes de sa décomposition, et même résolus à tout casser. Leur élection, au reste tout à fait régulière, manifestait donc à l’évidence et le désintérêt absolu de la base, et l’aveu d’impuissance définitive de ce qui restait de bureaucrates dans cette organisation. Ceux-ci calculaient sans doute que le bureau " extrémiste " ne saurait pas trouver une quelconque expression de ses intentions négatives. C’était inversement la crainte des étudiants qui vinrent alors nous trouver ; et c’est principalement pour ce motif qu’eux-mêmes n’avaient pas cru devoir personnellement figurer dans cette " direction " : car seul un coup d’une certaine ampleur, et non quelque justification humoristique, pouvait sauver ses membres de l’air de compromission que comporte immédiatement un si pauvre rôle. Pour achever la complexité du problème, alors que les étudiants qui nous parlaient connaissaient les positions de l’I.S., et déclaraient les approuver en général, ceux qui étaient membres du bureau les ignoraient plutôt, mais comptaient principalement sur nos interlocuteurs pour définir au mieux l’activité qui pourrait correspondre à leur bonne volonté subversive.

À ce stade, nous nous sommes bornés à conseiller la rédaction et la publication, par eux tous, d’un texte de critique générale du mouvement étudiant et de la société, un tel travail comportant au moins pour eux l’utilité de leur faire clarifier en commun ce qui leur restait confus. Nous soulignâmes en outre que le fait de disposer d’argent et de crédit était le point essentiel utilisable de la dérisoire autorité qui leur avait été si imprudemment laissée ; et qu’un emploi non-conformiste de ces ressources aurait à coup sûr l’avantage de choquer beaucoup de monde, et par là de faire mieux voir ce qu’ils pourraient mettre de non-conformiste dans le contenu. Ces camarades approuvèrent nos avis. Dans le développement de ce projet, ils restèrent en contact avec l’I.S., particulièrement par l’intermédiaire de Mustapha Khayati.

La discussion et les premières ébauches de rédaction entreprises collectivement par ceux qui nous avaient rencontrés et les membres du bureau de l’A.F.G.E.S. - tous résolus à mener à bonne fin cette affaire - apportèrent au plan une importante modification. Tous se montraient d’accord sur le fond de la critique à produire, et précisément sur les grandes lignes telles que Khayati avait pu les évoquer, mais se découvrirent incapables d’aboutir à une formulation satisfaisante, surtout dans le bref délai que leur imposait la date de la rentrée universitaire. Cette incapacité ne doit pas être considérée comme la conséquence d’un grave manque de talent, ou de l’inexpérience, mais tout simplement était produite par l’extrême hétérogénéité de ce groupe, dans le bureau et à côté du bureau. Leur rassemblement préalable sur la base d’accord le plus vague les rendait très peu aptes à rédiger ensemble l’expression d’une théorie qu’ils n’avaient pas réellement reconnue ensemble. Des oppositions et méfiances personnelles apparaissaient en outre entre eux à mesure que le projet prenait de l’ampleur ; le ralliement à la variante la plus large et la plus sérieuse qu’il serait possible de concevoir pour ce coup constituant d’ailleurs leur seule réelle volonté commune. Dans de telles conditions, Mustapha Khayati se trouva conduit à assumer presque seul l’essentiel de la rédaction du texte, qui fut à mesure discuté et approuvé dans ce groupe d’étudiants à Strasbourg, et aussi par les situationnistes à Paris - ces derniers étant seuls à y introduire des adjonctions tant soit peu notables, en nombre du reste limité.

Diverses mesures préliminaires annoncèrent la parution de la brochure. Le 26 octobre, le cybernéticien Moles (cf. I.S. 9, page 44), enfin parvenu à une chaire de psycho-sociologie pour s’y adonner à la programmation des jeunes cadres, en fut chassé dès les premières minutes de son cours inaugural par les tomates que lui lançaient une douzaine d’étudiants (le même traitement a été appliqué à Moles, en mars, au Musée des Arts Décoratifs de Paris, où ce robot conforme devait discourir sur le contrôle des populations par les méthodes de l’urbanisme ; cette dernière réfutation lui était portée par une trentaine de jeunes anarchistes, appartenant à des groupes qui veulent ramener la critique révolutionnaire dans toutes les questions modernes). Peu après ce cours inaugural, certainement aussi insolite que Moles lui-même dans les annales de l’Université, l’A.F.G.E.S. entreprit l’affichage, en guise de publicité pour la brochure, d’un comics réalisé par André Bertrand, Le retour de la colonne Durruti, document qui avait le mérite d’exposer dans les termes les plus nets ce que ses camarades pensaient faire de leurs fonctions : " La crise générale des vieux appareils syndicaux, des bureaucraties gauchistes, se faisait sentir partout et principalement chez les étudiants, où l’activisme n’avait depuis longtemps plus d’autre ressort que le dévouement le plus sordide aux idéologies défraîchies et l’ambition la moins réaliste. Le dernier carré de professionnels qui élut nos héros n’avait même pas l’excuse d’une mystification. Ils placèrent leur espoir d’un renouveau dans un groupe qui ne cachait pas ses intentions de saborder au plus vite et pour le mieux tout ce militantisme archaïque. "

La brochure fut distribuée à brûle-pourpoint aux personnalités officielles, lors de la rentrée solennelle de l’Université ; simultanément le bureau de l’A.F.G.E.S. faisait savoir que son seul programme " étudiant " était la dissolution immédiate de cette association, et convoquait une assemblée générale extraordinaire pour voter là-dessus. On sait que la perspective horrifia aussitôt beaucoup de gens. " Ce serait la première manifestation concrète d’une révolte qui vise tout bonnement à détruire la société ", écrivait un journal local (Dernières Nouvelles, 4-12-66). Et l’Aurore du 26 novembre : " l’Internationale situationniste, organisation qui compte quelques adhérents dans les principales capitales d’Europe. Ces anarchistes se prétendent révolutionnaires et veulent " prendre le pouvoir ". Le prendre non pour le conserver, mais pour semer le désordre et détruire même leur propre autorité. " Et même, à Turin, la Gazetta del Popolo du même jour manifestait des inquiétudes démesurées : " Il s’agirait toutefois de considérer si d’éventuelles mesures de représailles ne risqueraient pas d’entraîner des désordres à Paris et dans d’autres villes universitaires de France ; l’Internationale situationniste, électrisée par le triomphe obtenu par ses adeptes à Strasbourg, s’apprête à déchaîner une offensive de grand style pour s’assurer le contrôle des organismes étudiants. " À ce moment il nous fallait prendre garde à un nouveau facteur décisif : les situationnistes devaient se défendre d’une récupération dans l’actualité journalistique ou la mode intellectuelle. La brochure s’était finalement transformée en un texte de l’I.S. ; nous n’avions pas cru devoir refuser d’aider ces camarades dans leur volonté de porter un coup contre le système, et cette aide n’avait malheureusement pas pu être moindre. Cet engagement de l’I.S. nous donnait pour la durée de l’opération une fonction de direction de facto, que nous ne voulions en aucun cas prolonger au-delà de cette action commune limitée : peu nous importe, comme tout le monde peut s’en douter, le lamentable milieu étudiant. Nous avions seulement à agir, dans ce cas comme toujours, pour faire réapparaître, par la pratique sans concessions qui est son support exclusif, la nouvelle critique sociale qui se constitue présentement. C’est le caractère inorganisé du groupe d’étudiants de Strasbourg qui, à la fois, avait créé la nécessité de l’intervention situationniste directe, et avait empêché même la réalisation d’un dialogue ordonné, qui seul eût pu garantir un minimum d’égalité dans la décision. Le débat qui définit normalement une action commune entre des groupes indépendants n’avait guère de réalité dans le cas d’un agglomérat d’individus qui montraient toujours plus qu’ils étaient réunis dans l’approbation de l’I.S., et séparés à tous autres propos.

Il va de soi qu’une telle carence ne constituait aucunement à nos yeux une recommandation pour l’ensemble de ce groupe d’étudiants, dans la mesure où il paraissait vouloir plus ou moins s’intégrer à l’I.S., en quelque sorte pour faire l’économie de sa propre affirmation. Le manque d’homogénéité des Strasbourgeois avait eu aussi l’occasion d’apparaître, à un degré que nous n’avions pu prévoir, sur une question inattendue : plusieurs avaient soudainement hésité devant la distribution brutale du texte dans la cérémonie de la rentrée de l’Université. Khayati avait dû montrer aux personnes concernées qu’on ne doit pas essayer de faire les scandales à moitié, ni espérer au milieu d’un acte de ce genre que l’on pourrait être moins compromis, quand on a déjà choisi de l’être, en n’étendant pas trop loin la résonance du coup - et qu’au contraire le succès d’un scandale est la seule sauvegarde relative de ceux qui l’ont sciemment déclenché. Plus inacceptable encore que l’hésitation tardive sur un point de tactique aussi sommaire, nous paraissait l’éventualité dans laquelle certains de ces individus si peu sûrs les uns des autres en viendraient à faire des déclarations en notre nom. Mustapha Khayati fut alors chargé par l’I.S. de faire préciser par les membres du bureau de l’A.F.G.E.S. qu’aucun d’eux n’était situationniste. Ce qu’ils firent par leur communiqué du 29 novembre : " Aucun des membres de notre bureau ne fait partie de l’Internationale Situationniste, mouvement qui publie depuis quelque temps la revue du même nom, mais nous nous sommes proclamés entièrement solidaires de ses analyses et perspectives ". Sur la base de cette autonomie affirmée, l’I.S. adressa alors une lettre à André Schneider, président de l’A.F.G.E.S., et à Vayr-Piova, vice-président, pour affirmer sa solidarité complète avec ce qu’ils avaient fait. Cette solidarité de l’I.S. a été toujours maintenue depuis, tant par notre refus immédiat du dialogue avec ceux qui essayèrent de nous approcher tout en proclamant une certaine hostilité envieuse envers les responsables du bureau (voire en ayant la sottise de dénoncer leur action auprès de l’I.S. comme étant de nature " spectaculaire " !), que par l’aide financière et le soutien public devant la répression subséquente (cf. au début d’avril une déclaration signée par 79 étudiants de Strasbourg qui se solidarisaient avec Vayr-Piova, alors exclu de l’Université, sanction qui fut rapportée quelques mois après). Schneider et Vayr-Piova gardèrent devant les sanctions et les menaces une attitude très ferme ; cependant cette fermeté ne se retrouva pas au même degré dans leur attitude vis-à-vis de l’I.S..

La répression judiciaire aussitôt entamée à Strasbourg - qui s’est poursuivie depuis par une série, encore ouverte, de procès qui confirment ce début -, se concentra sur une prétendue illégalité du bureau de l’A.F.G.E.S., soudainement considéré, depuis la publication de la brochure situationniste, comme un " comité de fait " usurpant la représentation syndicale des étudiants. Cette répression était d’autant plus nécessaire que l’union sacrée des bourgeois, des staliniens et des curés, réalisée contre l’A.F.G.E.S., disposait visiblement parmi les 18 000 étudiants de la ville, d’une " force " encore moins considérable que celle du bureau. Elle s’ouvrit par l’ordonnance du tribunal des référés en date du 13 décembre, qui mettait sous séquestre les locaux et la gestion de l’Association, et interdisait l’assemblée générale convoquée par le bureau pour le 16, dans le but d’y faire voter la dissolution de l’A.F.G.E.S.. Ce jugement, qui reconnaissait implicitement (mais à tort) qu’une majorité des étudiants que l’on empêchait ainsi de voter risquait d’approuver la position du bureau, en gelant l’évolution des événements, entraîna pour nos camarades - dont la seule perspective était de liquider sans délai leur propre position dirigeante - l’obligation de prolonger leur résistance jusqu’à la fin de janvier. La meilleure pratique du bureau, jusque-là, avait été le traitement qu’il réserva à une quantité de journalistes accourus pour solliciter des interviews : refus du plus grand nombre, boycott insultant de ceux qui représentaient les pires institutions (Télévision française, Planète) ; ainsi une partie de la presse put-elle être amenée à donner une version plus exacte du scandale, et à reproduire moins infidèlement les communiqués de l’A.F.G.E.S. Puisqu’on en était aux mesures administratives, et puisque le bureau in partibus de l’A.F.G.E.S. avait conservé le contrôle de la section locale de la Mutuelle Nationale des Étudiants, il riposta en décidant le 11 janvier, et en exécutant cette décision dès le lendemain, la fermeture du " Bureau d’aide psychologique universitaire " qui en dépendait, " considérant que les B.A.P.U. sont la réalisation en milieu étudiant du contrôle para-policier d’une psychiatrie répressive, dont la claire fonction est de maintenir " la passivité de toutes les catégories d’exploités ", considérant que l’existence d’un B.A.P.U. à Strasbourg est une honte et une menace pour tous les étudiants de cette université qui sont résolus à penser librement ". À l’échelon national l’U.N.E.F., que la révolte de sa section strasbourgeoise - jusque là considérée comme exemplaire - obligeait à reconnaître sa faillite générale, sans évidemment aller jusqu’à défendre les vieilles illusions de liberté syndicale qui étaient si franchement refusées à ses opposants par les autorités, ne pouvait tout de même reconnaître l’exclusion judiciaire du bureau de Strasbourg. À l’assemblée générale de l’Union Nationale, tenue à Paris le 14 janvier, vint donc une délégation de Strasbourg qui, dès l’ouverture de la séance, exigea le vote préalable de sa motion de dissolution de toute l’U.N.E.F., " considérant que l’affirmation de l’U.N.E.F. en tant que syndicat réunissant l’avant-garde de la jeunesse (Charte de Grenoble, 1946) coïncide avec une période où le syndicalisme ouvrier était depuis longtemps vaincu et devenu un appareil d’autorégulation du capitalisme moderne, travaillant à l’intégration de la classe ouvrière au système marchand - considérant que la prétention avant-gardiste de l’U.N.E.F. est démentie à tout moment par ses mots d’ordre et sa pratique sous-réformistes - considérant que le syndicalisme étudiant est une pure et simple imposture et qu’il est urgent d’y mettre fin ". Cette motion se concluait en appelant " tous les étudiants révolutionnaires du monde à préparer avec tous les exploités de leurs pays une lutte impitoyable contre tous les aspects du vieux monde, en vue de contribuer à l’avènement du pouvoir international des Conseils Ouvriers ". Deux associations seulement, celle de Nantes et celle des " Étudiants en maisons de repos ", ayant voté avec Strasbourg pour que ce préalable fût posé avant l’audition du rapport de gestion de la direction nationale (il faut noter pourtant que, dans les semaines précédentes, les jeunes bureaucrates de l’U.N.E.F. avaient réussi à renverser deux autres bureaux d’association spontanément favorables à la position de l’A.F.G.E.S., à Bordeaux et à Clermont-Ferrand), la délégation de Strasbourg quitta aussitôt un débat où elle n’avait rien d’autre à dire.

La sortie finale du bureau de l’A.F.G.E.S. ne devait cependant pas être aussi digne. À ce moment, trois situationnistes se trouvèrent exclus, pour avoir commis en équipe - et pour s’être trouvés contraints d’avouer devant l’I.S. - plusieurs mensonges calomnieux dirigés contre Khayati, qu’ils comptaient, par ce beau détour, faire lui-même exclure (cf. le tract de l’I.S. en date du 22 janvier : Attention ! trois provocateurs). Leur exclusion n’avait aucun rapport avec le scandale de Strasbourg - en ceci, comme en tout, ils avaient ostensiblement approuvé les conclusions des débats de l’I.S. -, mais deux d’entre eux se trouvaient être Alsaciens. D’autre part, nous l’avons dit plus haut, certains des étudiants de Strasbourg avaient commencé à trouver mauvais que l’I.S. ne récompensât pas leurs insuffisances en les recrutant. Les menteurs exclus cherchèrent auprès d’eux un public peu exigeant, et dans ce cercle crurent couvrir leurs précédents mensonges, et leurs aveux, par une inflation nouvelle de mensonges. Ainsi tous les repoussés s’unirent dans la prétention mystique d’aller au-delà de cette pratique qui les condamnait. Ils commencèrent à croire les journaux ; et même à en rajouter. Ils se virent masses qui auraient vraiment " saisi le pouvoir " dans une sorte de Commune de Strasbourg. Ils se dirent qu’ils n’avaient pas été traités comme un prolétariat révolutionnaire mérite de l’être. Ils s’assurèrent que leur action historique avait dépassé toute théorie antérieure : en oubliant que la seule " action " discernable dans un incident de ce genre était, tout au plus, la rédaction d’un texte, ils compensèrent collectivement par une inflation d’illusionnisme leur déficience à cet égard. Il ne s’agissait de rien de plus ambitieux que de rêver ensemble quelques semaines, en forçant toujours plus sur la drogue des truquages, réitérés avec précipitation. La douzaine d’étudiants de Strasbourg qui avait effectivement soutenu le scandale se divisa en deux parts égales. Le problème supplémentaire agit donc comme révélateur. À ceux qui restèrent " partisans de l’I.S. ", nous n’avions évidemment rien à promettre pour l’avenir, et nous avons nettement dit que nous ne le faisions à aucun degré : ceux-là n’avaient qu’à être, inconditionnellement, partisans de la vérité. Vayr-Piova et d’autres devinrent partisans du mensonge avec les exclus " garnautins " (quoique certainement sans avoir connaissance de plusieurs excessives maladresses dans les fabrications récentes de Frey et Garnault, mais en en connaissant tout de même beaucoup). André Schneider, dont les menteurs souhaitaient l’appui parce qu’il était tenant du titre de président de l’A.F.G.E.S., abreuvé par eux tous de fausses nouvelles, eut la faiblesse de les croire sans autre examen, et de contresigner une de leurs déclarations. Mais après quelques jours seulement, s’avisant tout seul d’un certain nombre déjà de mensonges indiscutables que ces gens trouvaient normal d’évoquer entre initiés pour le sauvetage de leur mauvaise cause, Schneider ne douta pas un instant qu’il devait affirmer publiquement l’erreur de son premier mouvement : par le tract Souvenirs de la maison des morts, il dénonça ceux qui l’avaient abusé, et qui lui avaient fait partager la responsabilité d’un faux témoignage monté contre l’I.S. Le retournement de Schneider, dont les menteurs avaient sous-estimé le caractère, et qui s’était trouvé ainsi témoin privilégié du dernier état de leur manipulation collective des faits gênants, porta un coup définitif, à Strasbourg même, aux exclus et à leurs complices, déjà discrédités partout ailleurs. Dans leur dépit, les malheureux qui s’étaient tant mis en frais, la semaine d’avant, pour obtenir la caution de Schneider, proclamèrent alors qu’il était notoirement un faible d’esprit, et cédait tout simplement " au prestige de l’I.S. " (c’est un fait qui se reproduit de plus en plus fréquemment depuis quelque temps, dans les débats les plus divers, que le " prestige de l’I.S. " soit ainsi maladroitement identifié par des menteurs avec le simple fait de dire la vérité ; amalgame qui assurément nous honore). D’ailleurs, avant que trois mois ne soient écoulés, l’association de Frey et consorts avec Vayr-Piova et tous ceux qui voulaient bien les soutenir d’une adhésion âprement sollicitée (ils furent jusqu’à 8 ou 9) devait étaler elle-même au grand jour sa triste réalité : fondée sur la base de mensonges enfantins par des individus qui s’estiment réciproquement comme de malhabiles menteurs, ce fut exactement la démonstration, involontairement parodique, d’un genre d’" action collective " qu’il ne faut en aucun cas commettre ; et avec les gens qu’il ne faut à aucun degré fréquenter ! On les vit mener ensemble une dérisoire campagne électorale devant les étudiants de Strasbourg. De pédants débris de pseudo-souvenirs d’idées et de phrases situationnistes étaient utilisés, par dizaines de pages, avec une totale inconscience du ridicule, dans le seul but de garder le " pouvoir " à la section strasbourgeoise de la M.N.E.F., fief micro-bureaucratique de Vayr-Piova, rééligible le 13 avril. Aussi heureux dans ce cas que dans leurs manoeuvres précédentes, ils se trouvèrent en plus battus par d’aussi bêtes qu’eux, staliniens et chrétiens plus naturellement friands d’électoralisme ; et qui s’offrirent en prime le luxe de dénoncer leurs déplorables rivaux comme de " faux situationnistes ". Dans le tract L’I.S. vous l’avait bien dit, publié le lendemain, André Schneider et ses camarades montrèrent aisément à quel point cette tentative ratée d’exploitation publicitaire des restes du scandale survenu cinq mois plus tôt s’avouait comme le reniement complet de l’esprit et des perspectives affirmées alors. Vayr-Piova, dans un communiqué diffusé le 20 avril, déclarait pour finir : " Je trouve réjouissant de me voir enfin dénoncé comme " non-situationniste " - chose que j’ai toujours proclamée ouvertement depuis que l’I.S. s’est érigée en puissance officielle ". On a ici un échantillon suffisant d’une immense littérature déjà oubliée. Que l’I.S. soit devenue une puissance officielle, voilà une de ces thèses typiques de Vayr-Piova ou Frey, qui peuvent être examinées par ceux qui s’intéressent à la question ; et selon les conclusions qu’ils adopteront, ils sauront aussi ce qu’ils doivent penser de l’intelligence de tels théoriciens. Mais à côté de ceci, le fait que Vayr-Piova proclame " ouvertement ", ou serait-ce même " secrètement ", dans une " proclamation " réservée aux plus discrets complices de ses mensonges, par exemple ? qu’il ne fait pas partie de l’I.S. depuis, quelle que soit la date qu’il voudra bien lui assigner, le jour de notre transformation en " puissance officielle ", voilà qui est un mensonge caractérisé. Tous ceux qui le connaissent savent que jamais Vayr-Piova n’a eu l’occasion de se dire autre chose que " non-situationniste " (voir ce que nous avons écrit plus haut du communiqué de l’A.F.G.E.S. en date du 29 novembre 1966).

Les plus heureux résultats de cet ensemble d’incidents sont, bien entendu, au-delà de ce nouvel exemple, opportunément très remarqué, de notre refus d’enrôler tout ce que le néo-militantisme en quête de subordination glorieuse peut jeter sur notre route. Non moins négligeable peut être considéré cet aspect du résultat qui a fait prendre acte d’une décomposition irrémédiable de l’U.N.E.F., plus achevée même que le donnait à penser sa pitoyable apparence : le coup de grâce résonnait encore en juillet, à Lyon, à son56e Congrès, au cours duquel le triste président Vandenburie devait avouer : " L’unité de l’U.N.E.F. a cessé depuis longtemps. Chaque association vit (note de l’I.S. : ce terme reste prétentieusement inadéquat) de façon autonome, sans faire aucune référence aux mots d’ordre du bureau national. Le décalage croissant entre la base et les organismes de direction a atteint un état de dégradation important. L’histoire des instances de l’U.N.E.F. n’est qu’une suite de crises. La réorganisation et la relance de l’action n’ont pas été possibles. " À égalité dans le comique se placent les quelques remous constatés parmi les universitaires qui crurent devoir pétitionner encore une fois sur ce phénomène d’actualité : on concevra aisément que nous jugions la position publiée par les quarante professeurs et assistants de la faculté des lettres de Strasbourg qui dénoncèrent les faux étudiants à l’origine de cette " agitation en vase clos " autour de faux problèmes " sans l’ombre d’une solution ", plus logique et socialement plus rationnelle (comme d’ailleurs les attendus du juge Llabador) que cette pateline tentative d’approbation incompétente que firent circuler en février quelques débris modernistes-institutionnalistes groupés autour d’un maigre croûton à ronger aux chaires de " Sciences humaines " de Nanterre (le hardi Touraine, le loyal Lefebvre, le pro-chinois Baudrillard, le subtil Lourau).

En fait, nous voulons que les idées redeviennent dangereuses. On ne pourra pas se permettre de nous supporter, dans la pâte molle du faux intérêt éclectique, comme des Sartre, des Althusser, des Aragon, des Godard. Notons le mot plein de sens d’un professeur d’université nommé Lhuillier, rapporté par Le Nouvel Observateur du 21 décembre : " Je suis pour la liberté de penser. Mais s’il y a des Situationnistes dans la salle, qu’ils sortent. " Sans négliger tout à fait l’utilité que la diffusion de certaines vérités sommaires a pu avoir pour accélérer très légèrement le mouvement qui porte la jeunesse française retardataire vers la prise de conscience d’une prochaine crise plus générale de la société, nous croyons qu’une importance beaucoup plus nette est attribuable à la diffusion de ce texte, comme facteur de clarification, dans quelques autres pays où un tel processus est déjà bien plus manifeste. Les situationnistes anglais ont écrit dans la présentation de leur édition du texte de Khayati : " La critique la plus hautement développée de la vie moderne a été produite dans un des moins hautement développés parmi les pays modernes, dans un pays qui n’a pas encore atteint ce point où la désintégration complète de toutes les valeurs devient patente et engendre corollairement les forces d’un refus radical. Dans le contexte français, la théorie situationniste a marché en avant des forces sociales par lesquelles elle sera réalisée. " Les thèses de La misère en milieu étudiant ont été beaucoup plus réellement entendues aux États-Unis ou en Angleterre (en mars, la grève de la London School of Economics a fait une certaine impression, le commentateur du Times y découvrant avec tristesse un retour de la lutte des classes, qu’il croyait finie). Ceci est vrai aussi, dans une moindre mesure en Hollande - où la critique de l’I.S., recoupant une critique plus cruelle des événements eux-mêmes, n’a pas été sans effet sur la dissolution récente du mouvement " provo " - et dans les pays scandinaves. Les luttes des étudiants de Berlin-Ouest cette année en ont elles-mêmes retenu quelque chose, quoique dans un sens encore très confus.

Mais bien entendu, la jeunesse révolutionnaire n’a pas d’autre voie que la fusion avec la masse des travailleurs qui, à partir de l’expérience des nouvelles conditions d’exploitation, vont reprendre la lutte pour la domination de leur monde, pour la suppression du travail. Quand la jeunesse commence à connaître la forme théorique actuelle de ce mouvement réel qui partout ressurgit spontanément du sol de la société moderne, ce n’est là qu’un moment du cheminement par lequel cette critique théorique unifiée, qui s’identifie à une unification pratique adéquate, s’emploie à briser le silence et l’organisation générale de la séparation. C’est uniquement dans ce sens que nous trouvons le résultat satisfaisant. De cette jeunesse, nous excluons évidemment la fraction aliénée aux semi-privilèges de la formation universitaire : ici est la base naturelle pour une consommation admirative d’une supposée théorie situationniste, comme dernière mode spectaculaire. Nous n’avons pas fini de décevoir et de démentir ce genre d’approbation. On verra bien que l’I.S. ne doit pas être jugée sur les aspects superficiellement scandaleux de certaines manifestations par lesquelles elle apparaît, mais sur sa vérité centrale essentiellement scandaleuse.

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