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Avec Segalen, approche d’une connaissance exotique 

jeudi 1er février 2007, par Rodolphe Christin

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L’étrangeté créatrice

Les écrivains content le monde et essaient, à leur manière, armés de leur sensibilité, de nous l’exposer dans son épaisseur, avec finesse quelquefois. Peut-être est-ce le propre de la littérature que de cheminer entre le singulier et l’universel ? Je veux parler de la singularité de l’auteur, de son pouvoir de mise en scène des thèmes qu’il s’approprie la plume à la main. Pourtant, les lignes qu’il produit, si elles sont publiées, devront, d’une manière ou d’une autre, trouver écho dans les sensibilités des lecteurs qui se pencheront sur ses pages. Les privilégiés parviendront même à s’y reconnaître. Il arrive aussi que l’écrivain perce des secrets, effectue des passages histoire de faire parler des réalités à travers sa personne. S’il se montre suffisamment à l’écoute des murmures de l’expérience, il parviendra à les traduire en tutoyant leur matière, en précisant leurs tonalités, mot après mot. Parfois cela prend du temps, un livre ne suffit pas, une oeuvre entière fait à peine l’affaire. Mais des chemins s’ouvrent, utiles à la réflexion qui voudrait s’essayer à les suivre. Il est donc des oeuvres qui méritent l’analyse car elles éclairent des angles d’approche du réel. Ainsi, en matière d’exotisme, l’oeuvre de Victor Segalen s’impose naturellement à qui veut comprendre l’expérience voyageuse. Dans ce domaine en effet, Segalen était d’une sensibilité aiguë, doublée d’une intelligence aux intérêts variés mais néanmoins unifiés ; et puis, il s’était donné pour vocation d’explorer et d’expérimenter le plus de « Réel » possible. Via le voyage, l’écriture, la science, l’étude, la méditation poétique.

Ernst Jünger, dans Héliopolis, évoquait en ces termes l’imperfection de notre approche du monde : « Le monde est comme un livre ; de ses feuillets innombrables, nous ne voyons que celui auquel il est ouvert. » « Celui auquel il est ouvert », et, au-delà, d’autres que seul le sens du mystère peut laisser entrevoir, le goût de ces pérégrinations hauturières en des endroits aux repères incertains. Le goût de l’expérience du dehors. Or Segalen cherchait justement l’approche du mystère du monde, animé d’une occulte vibration, créatrice, résidant à la source de toute recherche de connaissance. Il ressemblait, à sa manière, à ces « hors la loi » qui le fascinaient par leur chemin solitaire et néanmoins créateur d’humanité : Nietzsche, Gauguin (figure du Maître-du-Jouir), Rimbaud. Désireuses d’autre chose, ces figures d’altérité ont employé leur énergie à tourner les pages du grand livre du réel, cherchant par l’art, la pensée, l’errance, à agrandir leur expérience et, mieux encore, leur conscience de ce qui se tient tout autour. Ce fut à chaque fois l’inlassable traque, souvent douloureuse, d’une connaissance énergique du monde. Forçats de l’existence, anomiques brûlants, ils inventent des contours de vie, approchant le point délicat où les formes se dissolvent, deviennent chaos pour d’autres fondations. Régénérées par l’exil et la souffrance qui simultanément les consument, leurs silhouettes isolées apparaissent néanmoins sur la scène du social en lui indiquant des chemins possibles, marginaux, heurtant des cadres collectifs qui ne peuvent les contenir - mais cependant chemins comblés d’une puissance inaugurale.

Nietzsche file et se perd dans les méandres de son génie : « La philosophie, telle que je l’ai vécue, telle que je l’ai entendue jusqu’à présent, c’est l’existence volontaire au milieu des glaces et des hautes montagnes - la recherche de tout ce qui est étrange et problématique dans la vie, de tout ce qui, jusqu’à présent, a été mis au ban par la morale. Une longue expérience, que je tiens de ce voyage dans tout ce qui est interdit, m’a enseigné à regarder, d’une autre façon qu’il pourrait être souhaitable, les causes qui jusqu’à présent ont poussé à moraliser et à idéaliser. »

Rimbaud, le poète, part se brûler dans le désert : « Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère. » Changer d’espace, changer d’esprit.

De son côté, Gauguin s’enfuit des contraintes de la matière afin d’en trouver une autre, qui incarne l’esprit présidant aux paysages d’une culture sensuelle, ailleurs en Océanie.

Brèches et lignes de fuite.

Figures paradoxales, elles sont d’ici mais étrangères, traçant des sillages au coeur d’espaces culturels incapables de compréhension, d’où l’inédit des situations et une difficulté chronique de vivre. Gauguin : « Je n’ai pas beaucoup été gâté par les autres et je compte même devenir de plus en plus incompréhensible ». L’exil, pourtant, n’empêcha pas la fondation, mais cela prit du temps. La peinture de Gauguin finira bien par acheminer l’Autre, le frère en "sauvagerie", jusque dans la métropole. Le peintre désirait cette intégration qu’est la reconnaissance d’une société lorsque, un jour, elle se souviendra de l’artiste : « Je sais bien que l’on me comprendra de moins en moins. Qu’importe si je m’éloigne des autres : pour la masse je serai un rébus, pour quelques-uns je serai un poète, et tôt ou tard le bon prendra sa place. » Autrement dit, vouloir fonder, certain de la légitimité de son parcours.

L’arpenteur d’altérité, passant ailleurs, ramène les énergies neuves de la création. Etranger, il voit la vie comme jamais elle n’a été vue. Alors l’ailleurs reconduit, dans la fraîcheur des origines, au mystère de ce qui se tient simplement là, ceci grâce au contact exotique, au sens profond du terme.

Chercheurs des vérités silencieuses campées à l’orée des réalités, ces « hors la loi » de l’art et de la pensée, chers à Segalen, enseignent qu’il est parfois nécessaire de s’en aller hors des usages, afin d’éprouver un regard qui sache se déprendre du normal, de l’évidence, du devoir. Et voir, pour une fois. Ils incarnent, chacun à leur manière, un certain usage de l’exotisme.

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Le rapport exotique

C’est à la suite de ces lignes de vie créatrices et turbulentes, socialement marginales et culturellement fondatrices, que Victor Segalen prend place, bien que le médecin de marine n’ait pas eu à éprouver les difficultés alimentaires de ses compagnons d’inspiration. Mais c’est avec eux qu’il a pensé, vers eux il a voyagé et écrit, fréquentant a posteriori leurs horizons, à la recherche d’une esthétique singulière. Il a étudié leurs traces, visitant Gauguin en Océanie, Rimbaud en Abyssinie. Il a mélangé son histoire aux leurs. Sous la tutelle du créateur Nietzschéen - car c’est probablement ainsi que Segalen les a vus - ceux-là ont ouvert des pistes, interrogeant le réel, en parcourant le champ du vaste monde et de sa diversité. Segalen à son tour cherchera le divers. Le voyage sera sa voie, le rapport exotique au réel sa façon d’être et de connaître. Afin de traduire sa démarche, de la faire fructifier aussi, d’y mettre ordre et cohérence sûrement, il ouvrira une oeuvre d’essayiste, de poète, d’écrivain. Mais il reste difficile de dissocier l’écriture de l’expérience et de savoir laquelle prime sur l’autre - sans doute vont-elles ensemble, main dans la main. Je reviendrai bientôt sur cette question.

L’ébauche d’une théorie de l’exotisme qu’accomplit Segalen paraît exemplaire de ce talent d’auteur orienté vers une connaissance ayant le voyage pour méthode. Car qui voyage peut logiquement, tôt ou tard, se poser la question : que peut-on attendre d’un certain rapport nomade au monde ? Sans doute Segalen, Marc Guillaume le souligne, entreprend-il son travail de réflexion afin de différencier le véritable exotisme de ce qu’il estime être ses contrefaçons littéraires (je pense à Loti) ou touristiques, en dégageant un art d’approcher l’altérité, art qu’il désigne par le terme d’« esthétique ». Il s’agit de développer ce que Segalen appelle la « notion du différent ». Le « pouvoir d’exotisme » est le « pouvoir de concevoir autre ». L’exotisme englobe ce qui échappe au connu, au déjà vécu. Il désigne la perception de « Tout ce qui est "en dehors" de l’ensemble de nos faits de conscience actuels, quotidiens, tout ce qui n’est pas notre "Tonalité mentale" coutumière ». Ce « pouvoir de concevoir autre » est une affaire de sensibilité, laquelle débouche sur une connaissance du réel considéré comme plan d’existence de la diversité.

L’écriture exotique dit l’ampleur du projet. Elle n’est pas à comprendre comme un exercice de style détaché du flux de la vie, mais, bien au contraire, elle doit servir de moyen d’appréhender ce flux, de le sentir et l’exprimer dans toute sa complexité. L’exprimant, elle traduit l’inconnu, assure sa transmission vers autrui, car Segalen dit le monde en s’adressant à un public qui n’a pas vu ce que lui voit au cours de ses voyages. Il en conçoit ainsi des devoirs - inhérents à la fonction du voyageur - , notamment de description, afin de partager avec d’autres les contrées qu’il visite : « Je manquerais à tous les devoirs du voyageur si je ne décrivais pas des paysages. (...) Cependant je resterais impardonnable de me taire sur un sujet si attendu. Il s’agit ici d’un Voyage et le principal argument du voyageur, la description, est, par fatalité, absente jusqu’ici. » L’écriture recompose situations et paysages sans se considérer comme une fin en soi - un exercice rhétorique qui simulerait la réalité, ou bien qui se servirait d’elle pour affirmer son autonomie formelle et stylistique. L’écriture exotique est une attitude placée sous le signe de la médiation ; l’attitude, aussi, de qui entend rendre compte du réel sans rester enfermer dans les remous intimes de sa personnalité. Les remous qui intéressent Segalen émergent du rapport au dehors, ce sont eux qui l’inspirent.

Une question se pose malgré tout, elle tarabuste Segalen : celle du rapport entre pensée et action, entre la philosophie et la vie, entre l’oeuvre et le réel. Ainsi s’interroge-t-il, dans ses Imaginaires (Le philosophe dans la vie) : « Mais, l’oeuvre écrite, l’oeuvre debout, l’oeuvre séparée, - par l’accompli de sa forme - de la vie quotidienne du philosophe ; quelle va être désormais l’influence de retour de cette oeuvre sur cette vie ? » Et encore, plus loin, abordant directement la question de l’art d’écriture : « Et les Littérateurs, les Poètes ? Ce qu’ils ont dit sous la poussée d’une émotion intérieure peut-il provoquer de nouvelles éclosions en eux ? Certainement. Cela peut-il servir désormais de Directrice ? Pourquoi pas ? Le poème est un système clos isolé hors des petites attractions moléculaires et planétaires. Ou bien, dans le cours indiscontinu d’un fleuve, un jalon tellement hors du courant, qu’il ne ride pas le cours. Mais alors, a-t-il une influence autre que de repère immobile ? »

Segalen expose ici la contradiction qu’il perçoit entre le flux dynamique, changeant, de l’existence et l’oeuvre fixée dans sa forme. Celle-ci, de ce point de vue, s’oppose au mouvement existentiel par l’autonomie qu’elle acquiert, mouvement dont elle s’est pourtant nourrie, mais dont elle est si bien sortie que cette nouvelle situation pose le problème des rapports qu’elle continue d’entretenir - ou qu’elle n’entretient plus - avec l’existence. Achevée, l’oeuvre gagne son indépendance, devient autre et existe à sa manière, hors des conditions qui l’ont fait naître. Segalen repère à cet endroit une dialectique entre le même et l’autre lorsque chacun des deux termes s’origine dans l’autre tout en parvenant, à terme, à acquérir une autonomie.

En fait, toute la vision de Segalen s’esquisse dans cette question du rapport (exotique) entre le Même et l’Autre. Ce rapport s’impose comme dilemme philosophique autant que littéraire, social et cosmologique, car il travaille l’ensemble du réel, à toutes les échelles. Bref, le monde entier est un et divers à la fois.

Aussi ce monde, Segalen en a parfaitement conscience, se révèle comme le lieu d’exercice de tendances différenciées qui peuvent, selon la tournure de l’histoire, devenir contradictoires au point d’entrer en conflit, lorsqu’une tendance désire supplanter l’autre. L’abrasion de la diversité culturelle sous la pression occidentale - la situation difficile de la culture Maorie, par exemple - est une illustration de l’antagonisme qui peut exister, menaçant l’équilibre unifié du « Divers », lorsqu’une force se développe jusqu’à la réduction des autres. La diversité c’est la vie, pourrait clamer Segalen, l’équilibre social et cosmologique idéal résidant dans une tension différentielle plutôt que dans la présence envahissante d’une logique unique et totalitaire, homogène.

Le voyageur n’échappe pas au devenir des régions qu’il parcourt, aussi rencontre-t-il des conditions objectives plus ou moins favorables à la réalisation de son art : le voyage, c’est-à-dire la dégustation du divers. Or la facilité des transports met le monde à portée des grands nombres, risquant de briser les distances et, par conséquent, de tuer l’exotisme en brouillant les différences dans un magma international sans saveur. La modernité soumet-elle l’univers à une entropie irréversible qui anéantirait, à plus ou moins long terme, toute forme d’altérité ? Ou bien, est-ce que l’avancée de l’homogénéité peut être compensée par un sens accru de la diversité ? Autrement dit, la diversité du réel peut-elle se régénérer, et régénérer avec elle l’intensité de la vie, qui, sans cela, serait condamnée à une inexorable « tiédeur » ?

C’est à partir de ces interrogations générales que Segalen aborde la question du destin social et historique de l’humanité. Il pose alors ses considérations esthétiques en terme de « doctrine » sociale. « Le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, - mourir peut-être avec beauté. » Quant aux moyens de lutte, Segalen les envisage en terme de connaissance, car il entend proposer, en développant son esthétique du divers, un « outil de connaissance » maniable par chaque individu :

« Je garde au mot « esthétique » le sens précis, qui est celui d’une science précise que les professionnels de la pensée lui ont imposé, et qu’il garde. C’est la science à la fois du spectacle, et de la mise en beauté du spectacle ; c’est le plus merveilleux outil de connaissance. C’est la connaissance qui ne peut être et ne doit être qu’un moyen non pas de toute beauté du monde, mais de cette part de beauté que chaque esprit, qu’il le veuille ou non, détient, développe ou néglige. »

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L’auteur de l’altérité

Toute l’oeuvre de Segalen peut être considérée comme liée au rapport exotique que l’écrivain cultive sur la route, tant sur le mode littéraire que cognitif, puisqu’à ses yeux art et science ne sauraient s’opposer. Expression du monde, l’oeuvre naît de ses turbulences. Elle n’entend pas s’en séparer, sinon afin d’en exprimer la quintessence, et rendre ainsi visible l’invisible mystère niché au coeur du réel. Non pour le dévoiler, ceci désenchanterait le monde, mais pour en exprimer la sensation. L’oeuvre trouve dans le contact exotique origine et force, l’inspiration due au choc sensible avec la différence. L’altérité est partenaire du connaître, elle dynamise la conscience en lui donnant une matière originale à interroger en dehors des cadres perceptifs et cognitifs habituels. Dès lors, le choc avec la nouveauté devient source créatrice puisqu’il aide l’émergence de contenus inaccoutumés de la conscience. Le voyageur entre ainsi de plain-pied dans un processus de découverte de formes nouvelles - idéelles et matérielles, culturelles et naturelles - qui participent d’une ambiance à la fois extérieure et intérieure, objective et subjective, fondée sur une esthétique du divers comme voie de connaissance.

C’est donc tout le contraire d’un je obnubilé par ses ressassements internes qui est en jeu. L’ailleurs devient un lieu d’expression du je devenant autre, transformé par le voyage. L’autre, ailleurs, est sujet du monde autant que je, le voyage sert une telle prise de conscience fondée sur le décentrage. Et c’est là un projet d’expression autant qu’un projet de connaissance. Avec Segalen, les fleuves aussi possèdent un esprit, ils sont des sujets du monde : « C’est que l’esprit du fleuve, - dont l’existence après ceci ne fera plus de doute, j’espère, - n’habite et n’existe que là où le Grand Fleuve a pris toute sa conscience, et affirmé toute sa liquide et successive personnalité. » Un fleuve, donc, comme les hommes, dispose d’un génie qualifiant la vie qu’il mène, à sa manière de fleuve, sur la terre, sous le ciel. A charge pour l’écrivain de recueillir ce génie, par son sens de l’exotisme. La conscience est alors saisie dans un jeu permanent de déterritorialisation et de reterritorialisation, et l’écriture se fait passage entre soi et le monde.

Segalen pourtant, paradoxalement, est un individualiste farouche, mais cet individualisme entre, de manière contradictoire quelquefois, dans sa conception du rapport exotique : « Les sensations d’Exotisme et d’Individualisme sont complémentaires », note-t-il dans son Essai sur L’Exotisme. En permanence, en effet, cet individualisme existe exposé à l’altérité, dans un rapport de différence à différence. « L’Exotisme n’est donc pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle. » Seulement Segalen part pour le plaisir de « sentir le divers », or peut-on sentir sans, d’une certaine manière, aller vers l’altérité et devenir, ne serait-ce qu’un instant, ce qu’elle est ? Segalen ne se contente pas d’apercevoir "quelque chose" qui se profile au loin, sur l’horizon, et qui passe. On se lasse bien vite de telles perspectives. Or la lecture de Segalen confirme un aspect compréhensif, voire fusionnel, de la conscience exotique. Les immémoriaux en sont l’illustration. Segalen sent l’autre, le peuple Maori par exemple, en s’efforçant d’habiter pour un temps l’espace mental de l’autre. Et lorsqu’il prend la plume, Segalen se fait l’auteur de l’autre, à la manière du Maître-du-Jouir, cette figure de Gauguin. Que fait celui-ci - l’Occidental rebelle à l’Occident - sinon rendre une culture à son identité, en lui permettant de réinvestir son espace selon ses propres moeurs ? On assiste ici au renversement de la conquête occidentale, car cet Occidental peu ordinaire renforce la culture maorie plutôt qu’il ne la transforme à son image en l’occidentalisant. Par l’identification, il fait ressortir la différence de l’autre, c’est dire que l’un peut conduire à l’autre dans un passage réversible, un échange permanent. Il s’agit, une fois encore, d’une affaire d’attitude, d’attitude exotique, créatrice plutôt que destructrice.

Cette créativité ressort d’une universalisation de soi, d’un devenir autre de l’un :

« C’est ici que pourrait se placer ce doute : augmenter notre faculté de percevoir le Divers, est-ce rétrécir notre personnalité ou l’enrichir ? Est-ce lui voler quelque chose ou la rendre plus nombreuse ? Nul doute : c’est l’enrichir abondamment, de tout l’Univers. »

La différenciation de l’individu en situation d’exotisme renvoie donc sans cesse à son contraire-complémentaire qu’est l’identification. Et la pensée de Segalen n’échappe pas à ce dilemme qui la travaille toute entière, qui la nourrit dans sa singularité ; pensée tenaillée sans doute par l’ultime question d’une unité plus haute, qui résoudrait tout dualisme, et qu’il exprime ainsi dans son Journal à la date du 10 janvier 1905, alors qu’il parle du double Rimbaud, à la fois explorateur et poète : « Et pourra-t-on jamais concilier en lui-même ces deux êtres l’un à l’autre si distants ? Ou bien ces deux faces du Paradoxal relèvent-elles toutes deux d’une unité personnelle plus haute et jusqu’à présent non manifestée ? »

Tout en affirmant l’importance de la relation distanciée au monde, et l’existence d’une part secrète, inconnaissable, logée en chacun et faisant tout son mystère, Segalen ne néglige pas le pouvoir de l’identification, c’est-à-dire le pouvoir du voyage vers l’altérité jusqu’à pénétrer en son intimité, bien qu’il ne s’agisse pas d’une ultime destination :

« Il se peut qu’un des caractères de l’Exote soit la liberté, soit d’être libre vis-à-vis de l’objet qu’il décrit ou ressent, du moins dans cette phase finale, quand il s’en est retiré (c’est moi qui souligne). Au contraire, les Loti sont mystiquement ivres et inconscients de leur objet, qu’ils mélangent à eux, et auquel ils se mélangent éperdument, « ivre de Dieu ! ». »

« ...m’en imbiber d’abord, puis m’en extraire, afin de les laisser dans toute leur saveur objective. »

En fait, les limitations des différences sont affirmées dans leur nécessité d’existence afin d’être franchies par un mouvement du corps et de la pensée : le voyage. A chaque affirmation de la différence absolue correspond sa négation par l’intimité établie, ponctuellement, le temps d’une pérégrination physique et mentale qui doit ensuite se détacher, reprendre sa distance. L’exotisme exige autant cette distance que son franchissement ; « l’exote » est particulièrement sensible à cette exigence. Au coeur de cet individu sommeille le rêve de l’homme universel. C’est dans cette figuration majestueuse de la pensée de Segalen que s’enracine le paradoxe exotique, lorsque l’étrangeté mène à la recherche d’une proximité erratique avec tout l’univers.

P.-S.

Une première version de ce texte a été publiée dans Les Carnets de l’exotisme, numéro 21 intitulé "Retour à Segalen", 1998, p.9-27

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