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Correspondance littéraire 

mardi 4 octobre 2011, par Roland Pradalier

L’éditeur à l’auteur :

Cher monsieur, Paris le 24/06/2007

Ayant pris connaissance du manuscrit que vous m’avez envoyé, et de la préface que vous lui avez adjoint, je me permets aujourd’hui de vous écrire pour vous demander la suite du texte, puisqu’il s’interrompt au troisième chapitre et que les 120 pages qui terminent le manuscrit ne contiennent que le mot « merde » répété ad libitum. J’ai beaucoup aimé votre livre, mais mon expérience me dicte d’éviter l’enthousiasme tant que je n’en aurais pas lu l’intégralité. Vous vous différenciez de la moyenne. Dans la lettre d’accompagnement, vous ne prévenez pas que votre roman est inachevé, mais vous laissez entendre que vous l’avez au contraire relu et corrigé en perfectionniste, et que les dernières 120 pages sont celles qui vous ont demandé le plus grand effort. J’apprécie cette forme d’humour et je suis habitué aux caprices des auteurs, mais je vous demande, s’il vous plaît et très instamment de m’envoyer au plus vite la fin. Ne soyez pas de ceux qui restent prometteurs, j’ai vu trop d’auteurs n’être jamais que des espoirs. Bien à vous. Mes sincères salutations.

L’auteur à l’éditeur :

Monsieur, Paris le 27/06/2007

Vous me voyez ravi et surpris par votre demande empressée, mais je me vois contraint de vous décevoir. J’ai relu mon livre hier, il est encore trop imparfait pour que je désire le livrer. Le parcourant, j’ai eu l’impression très nette de n’avoir travaillé qu’en touriste. Des pages sont mal agencées, des idées manquent et des liaisons sont absentes. De plus, j’ai perdu le goût de me faire connaître. Je regrette de vous avoir dérangé, je ne veux plus publier, et je vais cesser d’écrire pour partir m’installer à l’étranger, où des amis me proposent un poste de vacataire dans l’industrie des biscuits apéritifs. Ecrire m’ennuie, je suis fatigué, j’ai envie de changement et d’air neuf. Vous pardonnerez ce caprice. De vous à moi, nous nous serons vaguement compris, voilà qui me suffit et m’encourage à partir sans remords. Je garde néanmoins votre adresse et votre nom, il se peut que dans six mois, mon avis s’étant modifié sous l’action de nouveaux climats, je sois repris du désir d’avoir mon nom en haut d’un petit volume anodin. Bien à vous.

L’éditeur à l’auteur :

Monsieur, Paris le 1/07/2007

J’espère que cette lettre vous arrivera avant votre départ. Par nos bureaux, j’ai des contacts à l’étranger, et je voudrais vous aider dans votre nouvelle vie, vous faire connaître des personnes éduquées et curieuses, qui vous montreront les plaisirs de la société. Ne soyez pas fuyant avec ceux qui vous sont favorables, vous risquez de leur paraître puéril et de manquer de discernement. Je vous en prie, prenez du temps et relisez-vous, puis envoyez-moi le roman terminé. Bien à vous.

L’auteur à l’éditeur :

Monsieur, Montevideo le 15/07/2007

Je me suis installé en Uruguay depuis quelques jours, on m’a fait parvenir votre lettre par retour du courrier. Je travaille désormais à la biscuiterie « Croquettes et chips au bacon » et j’ai renoncé à la littérature. Nos assortiments apéritifs sont finement dorés à l’ancienne, et nous sélectionnons le cœur de la pomme de terre. Vous pouvez jeter mon manuscrit, l’apprendre par cœur, vous en servir pour emballer le poisson, comme il vous plaira. A moins que vous ne désiriez le terminer à ma place, auquel cas je vous donne le droit de le publier sous mon nom, sans même me l’avoir fait parvenir au préalable. Désolé pour le dérangement et merci de votre amabilité, mais restons-en là. Bien à vous.

L’éditeur à l’auteur :

Monsieur, Paris le 20/07/2007

Je ne sais pas si vous êtes fou ou si l’idiotie, vous fait vous croire drôle. La lettre que m’avez fait parvenir d’Uruguay portait un timbre composté par la poste de Paris 75 009, qui est située en face de votre logement. J’ai appelé chez vous et votre femme m’a répondu que vous étiez sorti prendre une bière. Je ne m’attendais pas à cette supercherie ridicule et je suis désormais persuadé que vous n’avez pas terminé votre roman, que vous cherchez à gagner du temps. Je n’ai rien dit à votre femme de notre petit problème. Pensez à elle, soyez raisonnable.

L’auteur à l’éditeur :

Monsieur, Paris le 23/07/2007

Vous avez brillamment franchi l’épreuve, je vous félicite. Vous êtes pour moi un exemple de constance et vous avez la patience du roc. Je vous en estime davantage. Pour récompenser votre ténacité, je vous fais parvenir à mes frais (2,50 euros) l’intégralité du roman auquel vous semblez tenir. Bien à vous.
PS : Veuillez retourner le manuscrit si vous ne désirez plus le sortir dans votre collection.

L’éditeur à l’auteur :

Paris le 10/07/2007

Monsieur,

Votre livre est admirable et il a beaucoup gagné à ce que les 120 pages de jurons soient remplacées par des phrases. Je désire le publier. Je veux vous aider de mon mieux. Pourquoi ne viendriez-vous pas dîner la semaine prochaine ? Nous aurions l’occasion de faire connaissance et d’approfondir notre relation. A bientôt.

L’auteur à l’éditeur :

Paris le 12/07/2007

C’est entendu, je viendrai mardi à 20h. Je porterai un costume sombre et vous pourrez ainsi me reconnaître quand je sonnerai à votre porte. Je pense que c’est le début d’une merveilleuse amitié. Merci.
PS : N’achetez pas n’importe quel vin. Je ne supporte pas de m’enivrer avec de mauvais produits.

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