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Entretien avec Vesna Parun, une poète libre  

lundi 8 août 2005, par Chloé Hunzinger (Date de rédaction antérieure : 1997).

Vesna Parun est un des poètes les plus connus d’ex-Yougoslavie. Elle est née en 1922 dans une petite île dalmate, près de Sibenik : une insularité qui l’a profondément marquée comme en témoignent ses peintures - coquillages, poissons, mousses, algues coraux...

Elle a fait des études de langues romanes à l’université de Zagreb, interrompues par la guerre en 1941. Favorable aux partisans de Tito, elle voit sa famille décimée par les fascistes. Elle abandonne définitivement les études pour l’écriture. Les "Trois chants pour la République" , parus dès 1945, la rendent immédiatement célèbre. Jeune poète officielle, elle s’engage dans les mouvements de jeunesse qui reconstruisent les voies ferrées en Bosnie, en 1946-1947 ; elle attrape alors le typhus dont elle ne guérira que difficilement, des années plus tard.

Son premier recueil, Aubes et tempêtes (1947) est une bombe de pur lyrisme, chantant le traumatisme ineffable de l’amour de guerre malheureux ; il lui vaut une condamnation unanime des hommes au pouvoir, alors gardiens sourcilleux du dogme du réalisme-socialisme, importé de l’URSS stalinienne.

Anti-nationaliste, libertaire et féministe, censurée de 1944 à 1954, ostracisée ces vingt dernières années, condamnée aujourd’hui à publier à compte d’auteur, Vesna Parun est l’auteur d’une trentaine de recueils de poésie, d’oeuvres pour enfants, de pièces de théâtre. Elle témoigne par son oeuvre et son engagement personnel que la poésie ne saurait obtempérer.

La grande poète connaît tous ses poèmes par coeur, et les récite tournée vers son intériorité. On l’écoute. Elle a une voix cristalline et un rire en cascades de ruisseau. Elle transfigure, transcende chaque poème, l’amenant vers la lumière. Visage incliné, yeux fermés, mains croisés comme pour une prière-offrande aux dieux païens.

Vesna Parun a été proposée au prix Nobel de littérature en 1995.

***

"La guerre n’est que blasphème,

un jour, vous reverrez

mon visage dévalé

lisse comme la pierre

Et vous serez à nouveau de mon côté

Rossignols et corbeaux vont croassant,

tous mélangés."

***

Je voudrais tout d’abord vous demander quel regard vous portez sur le monde, aujourd’hui.

Vesna Parun : Vous commencez par la question la plus difficile ! Au lieu de dire conception du monde, je préfère dire conscience du monde, sentiment du monde, parce que je réagis d’abord en tant que femme, et c’est donc de ce point de vue là que je préfère répondre. D’autant plus que, venant d’un pays autrefois sous dictature communiste, je sais le mal que fait la soi-disante conception du monde, purement idéologique et sans conscience. Il faut qu’il y ait une conscience des choses nourrie par une expérience, ainsi conscience et expérience s’allient pour essayer d’améliorer les conditions générales. Sinon, on a la catastrophe de l’Europe de l’Est communiste. On avait complètement nié l’intime de l’être et de l’individu. C’est ce qui m’est arrivé en tant que jeune fille, et en tant que poète qui a refusé justement ce terrible dessèchement imposé par l’idéologie inhumaine. Je ressens aujourd’hui comme un devoir de corriger chaque jour la vision que j’ai pu avoir du monde la veille. C’est donc un travail que je dois faire sur moi avant de le faire sur le monde extérieur. Il faut s’appliquer pour que ce travail soit tout simplement possible. Aujourd’hui un regard sur le monde doit d’abord être une conception de ce qu’on a eu soi-même précédemment : un regard sur le regard en quelque sorte. Or, si au moins les artistes, les intellectuels, les jeunes faisaient ce travail - certes difficile - eh bien l’emprise des idéologies et des Etats serait bien moindre. Aussi il faut se dégager des visions officielles - qu’elles soient de gauche ou de droite - et proclamer la fin de l’usurpation de ces utopies anti-humaines. Anti-humaines, parce qu’elles n’étaient pas fondées sur la seule réalité qui vaille, la conscience de la souffrance humaine. Il est intéressant de voir que toutes ces constructions idéologiques du vingtième siècle excluaient la souffrance humaine, l’expérience de la souffrance humaine comme si elle n’existait pas ! On construisait donc des systèmes froids, mathématiques, qui excluaient la lutte pour la vie, la lutte contre ce qu’il y a d’insupportable dans la vie. Le monde est aujourd’hui désarticulé, à l’envers presque, et c’est pour tenter d’y apporter ma petite pierre que j’écris.

Pensez vous que l’art, l’écriture peuvent être encore utiles ? Je pense à Ariane Mnouchkine qui, en août 95, n’a pas pris les armes de son art pour intervenir et manifester sa révolte, pour apporter sa petite contribution justement. Les mots, le théâtre, la scène ne suffisaient plus soudain, à ses yeux. Elle a ressenti l’insuffisance des mots. Il fallait agir, il fallait l’action. L’art semblait insuffisant, voire vain. Que pensez-vous de tout cela ? L’écriture suffit-elle encore ou alors la situation est telle, la menace si proche, qu’il faut désormais se tourner vers l’action ?

V.P. J’ai vécu sans changer de territoire dans quatre ou cinq Etats différents, avec des cataclysmes terribles. J’ai toujours remarqué une extraordinaire faiblesse de ceux dont la tâche était justement d’analyser la réalité : les sociologues, les historiens, les théologiens, tous ces gens qui ont des chaires, qui étudient pendant dix ans, qui font de gros doctorats, de gros livres expliquant le monde. Quand arrive la situation limite, ils sont les premiers à disparaître. Ils n’existent plus. Ils se taisent en tout cas. Il reste l’Etat : un monstre froid qui nie la société, qui nie l’être, qui nie l’homme et qui se comporte comme un véritable dieu. On a aussi le dieu au ciel, en dessous le monstre froid de l’Etat, puis tout en bas l’homme : un véritable ver, un vermisseau. Quand éclatent des situations terribles, des guerres, le statut de l’homme, au lieu de s’élever, se rabaisse encore d’avantage. Le plus terrible, c’est finalement les occasions ratées, les rendez-vous ratés où l’on n’a pas su utiliser les moments de paix, même provisoires, pour essayer de faire un travail de déchiffrement, de compréhension que justement devraient faire les politologues, les historiens, les sociologues, les théologiens. Quand arrive une situation de conflit et de guerre, que voit-on ? L’homme quitte encore plus la scène. Il n’y a plus d’homme. Il reste un Etat contre un autre, une nation contre une autre, une idéologie qui s’oppose à une autre. L’homme disparaît. Par exemple en Yougoslavie, dans la situation de paix même précaire d’autrefois, il y avait des noyaux de pensées libres autour de la revue Praxis (marxiste-critique). Quelque chose était tenté à travers la littérature satirique pour mettre à distance l’emprise du parti et de l’Etat. Mais quand arrive la crise, que voit-on ? La disparition immédiate de ces noyaux ! Leur impuissance totale ! Et c’est cela la véritable honte de ma génération : une totale impuissance - au sens presque physique, sexuel - de la pensée. Aujourd’hui en Croatie, même chez les plus grands esprits, une seule chose les préoccupent : libérer le reste du territoire encore sous occupation serbe, s’habituer tranquillement à ce que cela signifie, c’est-à-dire la mort inévitable de milliers de jeunes vies humaines. Je me sens dans ma poésie comme une mère envers ces jeunes gens promis à la boucherie, une mère en souffrance. Alors que l’Etat croate, c’est tout le contraire. C’est un Etat parfaitement froid comme l’Etat communiste autrefois, qui utilise l’enthousiasme patriotique parfaitement sincère de ces jeunes gens, jouant ainsi avec eux. Les hommes sont aveugles, ils ne voient pas ce qui me terrifie, c’est-à-dire ces milliers de cadavres, ces milliers de cul-de-jatte. En tant que poète, je ne suis pas là pour expliquer, pour résoudre, mais je suis là pour montrer la honte que je ressens envers cette servitude volontaire à laquelle j’ai pu résister uniquement parce que j’ai renoncé à toutes les primes, à tous les privilèges, à tous les menus profits - la petite monnaie que donne l’Etat pour que l’homme démissionne de ses responsabilités. Et c’est pareil pour toute la Yougoslavie. Je pourrais dire la même chose de la Serbie, de la Bosnie : la même chose. Je ne cherche pas des coupables. Mon gouvernement n’est pas plus coupable que d’autres. La servitude volontaire, cela pourrait être le titre de ma réflexion sur l’homme du vingtième siècle. On me dit : "j’étais obligé !" Comme si on était obligé ! Moi je suis obligée d’être poète Je ne sais pas faire autre chose. Comme je n’ai jamais voulu être esclave, j’ai vécu de rien, je vendais mes vieilles nippes, mes vieux parapluies au marché aux puces pour survivre, mais je n’ai jamais vendu ma liberté. Au marché au puces ! Très pauvre. Très pauvre mais libre.

***

Ephèbe endormi

Sur la plage où l’ombre de la baie s’allonge

Il est couché tel une vigne en son clos,

Solitaire et tourné du côté des vagues.

Son visage est empreint d’une grâce grave,

Le vent de midi à ses traits se caresse,

Il est plus beau que branche de grenadier

Gorgée de pépiements d’oiseaux, et sa taille

Plus souple que l’ondulation d’un lézard.

.

J’écoute la rumeur basse de la mer

Qui surgit de la vague et se répercute,

Masquée par un agave antique, j’épie

Sa gorge qui se change en une mouette

Pour s’envoler avec un gémissement

Vers l’or des nuages. Et de l’airain du ventre

Somptueux s’érige sombrement le roc

En fleur qui porte un cortège de princesses

Fascinantes, de fées surgies des légendes.

.

Grises est la mer, le sable crisse.

Des ombres blondes s’étendent sur la vigne.

Dans le lointain des colonnes de ciel saillent.

L’orage maintenant vient battre la plage.

.

Et moi je tête l’odeur d’été qui croît

Et je bois le vin des plantes dénudées

Et j’emplis mon regard de ces mains qui luisent,

De ces flancs brillants et polis d’une écume

Ou se déplace l’huile des oliviers,

Moi, mes yeux apaisés reposant sur lui

Enveloppé par la vague, qui sommeille

Dans ce tonnerre lent et vieux comme agave,

Moi livrée au vol multiple des désirs,

Je me demande combien d’ailes ouvertes

Palpitent dans les creux bleutés et les monts

De ce corps si calme qu’il s’en va troubler

L’herbe solitaire et la mer en son verbe.

***

Comment avez-vous traversé ce siècle en tant que femme ? L’amour a compté dans votre vie. Comment se lie le fait d’être une femme amoureuse et un poète ? Est-ce que l’amour, les passions et les souffrances ont nourri votre oeuvre ou l’ont plutôt entravée ? On dit souvent que les femmes sont sentimentales et que leurs sentiments étouffent l’oeuvre à faire : Vous avez dit libre, étiez-vous une femme libre ?

V.P. Tout d’abord il faut comprendre que je viens d’une île de Dalmatie. Donc quelle était la condition féminine dans cette île dans les années trente ? Toutes les femmes étaient destinées à être des serves, des esclaves. Dès ma prime jeunesse, j’ai pensé que l’amour c’était autre chose qu’être une esclave. En revanche, les hommes, y compris celui que je m’étais alors choisie, étaient eux prédestinés à être des despotes. C’étaient des marins, et eux pouvaient être complètement libres personnellement. Ils partaient, ils laissaient leur femme à la maison et ils faisaient ce qu’ils voulaient dans le monde entier, et elles, elles devaient attendre, se ronger le sang pendant des années et des années, puis ils revenaient et c’est elles qui devaient se mettre à quatre pattes devant eux. Pour moi, l’amour c’était le refus de cette servitude. C’était l’idée d’essayer d’élargir sa propre âme en se mêlant à une autre âme humaine. Avoir une âme en plus. Lorsque j’ai terminé mon bac, je suis tombée dans l’amour, et je l’ai vécu comme une ouverture vers l’infini. L’étreinte, la première étreinte, était comme une clé vers l’infini, vers la liberté, car il ne faut pas croire que l’île soit la liberté. L’île, c’est un huis clos avec un horizon extrêmement étriqué. C’est un piège à rats où justement la position dominée des femmes fait partie de cet étriquement. Or pour moi, la poésie lyrique était tout à fait autre chose. Mon premier amour m’a fait perdre mes meilleures années. Je l’ai connu alors que j’avais seize ans. C’était un insulaire, un inquisiteur, avec les pires traits de la mentalité traditionnelle despotique et certains nouveaux traits tout aussi inadmissibles qui venaient de la modernité. Lui par exemple ne voulait même plus se marier ! Dans le temps les despotes épousaient les femmes ! Lui n’épousait même plus. J’ai connu les hôpitaux, les avortements, l’humiliation. Mais cet amour m’a donné le sens de l’infini, et c’est ce qui est resté dans mon âme, dépassant cette situation impossible. Mon destin était de rester dans la servitude, dans mon propre pays. J’y suis restée parce que j’étais l’esclave de la poésie et de la langue. Je ne pouvais pas m’imaginer être encore poète en quittant mon pays. Les institutions ne m’ont jamais reconnue. Même aujourd’hui en Croatie, il est impossible d’être féministe parce que tout de suite on est humiliée, marginalisée ; les hommes deviennent odieux, d’une méchanceté terrible. On devient l’ennemi de l’Etat. Même les intellectuels considèrent leur femme comme une esclave et cela s’exprime par des comportements intolérables où les règles essentielles du commerce humain et de la courtoisie ne sont pas respectées. Par exemple, les mâles deviennent des hypocrites absolus parce qu’ils ont un double visage, une double vie. Quand je les vois parader, je n’ai pas peur de dire : ce salop-là a couché avec moi. Et je le dis ! je me sens dépositaire d’une tradition de liberté moderne qui vient des cathares. J’ai l’impression d’être une espèce de réincarnation de cette liberté des cathares, des vagabonds et des troubadours. Je résiste. J’ai trouvé ma résistance dans ma liberté d’écriture, écriture pour les enfants, satire contre les puissants. Je vivais de pain et d’eau entre quatre murs, face à mon papier. Je menais à la fois une vie de religieuse, d’ermite absolue, mais aussi une vie de femme libre, tout le temps à la recherche d’un amour. Je suis allée en Bulgarie. Je me suis mariée. J’ai divorcé. Mon dernier amour était un arabe, un homme qui flottait d’un espace à un autre. En Slovénie aussi, j’ai failli me marier. Ces hommes étaient tout sauf installés et riches. En plus, je n’ai jamais eu de métier, je n’ai jamais été dans une profession stable, je n’ai jamais eu de chef : et je l’ai payé évidemment très cher, y compris sur le plan matériel.

Vous avez utilisé différents moyens d’expression : la poésie, le drame, la satire, la peinture Est-ce que dans cette quête de la liberté, certains - comme la peinture ou la poésie - ont mieux répondu à vos attentes ? Pourquoi avez-vous besoin d’explorer ces divers domaines ? Est-ce lié à une curiosité ? A une nécessité ?

V.P. J’ai eu une vie longue et j’ai eu le temps d’évoluer et d’organiser des changements dans mes modes d’expression. Dès ma naissance, j’ai eu le sens du défi, j’ai osé faire des choses que je n’avais jamais faites avant, et prendre des chemins nouveaux, inconnus. Concernant la peinture, j’éprouve depuis l’enfance une attraction très forte envers les couleurs. L’enfance ? C’est l’âme pure, simplette même, qui n’a rien. Encore aujourd’hui je n’ai pas d’appartement. Je déteste la propriété privée, l’enfermement. C’est pour ça que j’ai cru au socialisme en tant qu’utopie, pas en tant que parti ou Etat. J’ai pensé que l’homme pouvait se libérer des horizons étroits. Je n’ai rien accumulé, parce que cela aurait été autant de chaînes contre ce sentiment de l’infini fondé sur ma première étreinte. Je pensais que le socialisme libèrerait l’homme et mènerait à la liberté J’ai été influencée par Jean-Jacques Rousseau et son Contrat Social, par Eric Fromm : cette "détestation" de l’être à l’avoir. Et même par les concepts de plus-value dans Marx. Mais le communisme a été une usurpation, un mensonge absolu. Aujourd’hui la privatisation n’amène pas de changements. C’est toujours la même chose. Le pouvoir d’Etat en tant que divinité du siècle. C’est ça que je hais le plus. La satire permet de faire front à cet antagonisme absolu entre ce qui devrait être et l’horreur étatique. Je fais des lectures à Zagreb et a illeurs car il faut que je m’exprime.Il faut que ça sorte. Je fais des lectures très, très efficaces, mais alors qui créent la panique chez les politiciens. Les universitaires me disent : "Mais Vesna qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes une lyrique ! Cultivez votre perle lyrique." je leur réponds : "Moi je crache sur vos perles ! "...

P.-S.

Entretien réalisé par Chloé Hunzinger ; traductions de Vladimir Claude Fisera. Première publication en 1997.

***

Parmi ses recueils de poèmes :

Aubes et Tempêtes (Zore i Vihori, en serbo-croate) (1947).

L’Olivier noir (Crna maslina) (1955).

Cavalier (Konjanik) (1961).

Vent de Thrace (Vjetar Trakije) (1966).

Le Saut périlleux (1981).

La pluie maudite (1991).

Le Tabouret (1993).

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