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Hommage à Nikolaï Kantchev 

lundi 15 octobre 2007, par Denitza Bantcheva

Un grand poète est mort subitement, à l’heure de sa « victoire automnale » [1], au cours de la saison chargée de fruits qu’il chérissait peut-être plus que toute autre, et où il reconnaissait, ces dernières années, l’âge des récoltes qu’il avait atteint. A la différence des figures mythiques de la poésie moderne dont Rimbaud qu’on rencontre dans son œuvre, Nikolaï Kantchev vécut en « maudit » sans cesser d’écrire, durant plus d’un quart de siècle, interdit de publication pendant douze ans, puis conspué par la critique officielle à chaque nouveau recueil paru, sous un régime soucieux d’étouffer toute libre pensée ; cet exploit quotidien auquel nul romantisme ne s’attachait, et l’endurance que cela nécessitait, étaient à son sens le minimum indispensable pour mériter de se dire poète.
Son exigence envers lui-même et son intransigeance allaient de pair avec le niveau auquel il porta à travers son œuvre la langue et les lettres bulgares, y donnant droit de cité à tous les registres, à tous les mythes clés du monde ancien et moderne, aux topos de toutes les grandes civilisations, qui faisaient partie de sa culture personnelle, sa poésie les unissant avec l’aisance d’un regard en vol d’oiseau qui peut se poser sur toute chose. De même, les choses terrestres apparaissent dans ses textes comme une source concrète de joie mais aussi comme les formes universelles d’une sagesse lisible à travers elles, proche des paraboles extrême-orientales qu’il aimait. Son écriture a joué avec les formes - de la versification « classique » au poème en prose en passant par le calligramme - avec un naturel inégalé, à la recherche d’un renouvellement continuel. Sa vision de la poésie impliquait l’idée que chaque étape de son évolution devait se nourrir de l’ensemble des précédentes pour les dépasser de manière inédite.
A partir des années 1980, ses poèmes ont commencé à sortir des frontières de son pays ; actuellement, Nikolaï Kantchev est le poète bulgare le plus largement traduit dans le monde, un fait étonnant si l’on songe aux difficultés de traduction face à la densité métaphorique et aux jeux de mots typiques de son écriture, mais parfaitement naturel si l’on tient compte de l’importance de son œuvre et de sa nature universelle. En Bulgarie, il a été reconnu à partir de la chute du régime communiste, considéré comme un classique vivant ces quinze dernières années. On m’apprend que sa disparition suscite actuellement une vague d’hommages dans tous les médias du pays.
Pour ses amis, à Paris où il était revenu récemment présenter son dernier recueil, tous les fruits de l’automne sur les marchés où il aimait se promener rayonnent doucement en son honneur, offrant au regard l’éternité qu’il lisait dans les joies terrestres.

Poèmes extraits du recueil Childe Harold beaucoup plus tard, Editions du Revif, 2007, trad. Denitza Bantcheva

LE SCULPTEUR DE POSEIDON

La fumée du bateau a remplacé les voiles depuis longtemps, ensuite la puissance de l’atome est partie en fumée elle aussi... Mais pour le sculpteur agité la mer de Marmara demeure pétrifiée même à l’état liquide : il fait de toute pierre un Poséidon de marbre sans que jamais la dureté de son travail n’arrête ses coups de ciseau. Si ce n’est que l’immortalité met fin à la ligne de sa vie sur sa main.

COMBAT SINGULIER DU POETE AU PRINTEMPS

Jamais mes petits soucis bourdonnants ne doivent s’entendre dans le chant. Aussi faible que je sois, je dois faire preuve de force en me mesurant à moi-même. Je regarde les moineaux qui font reverdir leur jardin même s’ils ont la couleur des arbres nus. Le lézard dépasse sa queue grâce à sa queue arrachée. Mieux encore : le rossignol chante pour surpasser son propre chant !

SOUVENIR

Il pleut depuis le petit matin sur la douce enfance où ma blanche maison natale fond en morceau de sucre dans le souvenir, et il s’ensuit un goût amer : maman, ne sers plus le café à la mode d’autrefois là où il n’y a plus personne pour le boire !

LE KARMA DU SAMOURAI

Après avoir été l’éclair du corps dans l’orage, le sabre du samouraï est maintenant l’arc-en-ciel paisible de l’âme. Toutes les gouttes de sang se sont rendues à la pureté de la rosée... Le samouraï gît au milieu de la brume galactique : il se réincarnera en nuage.

L’AME DU BERGER

Après la pluie, le nuage est un fromage bien pressé mis à la table du soleil où est conviée l’âme du berger. Son troupeau seul peut la voir, son chien seul peut l’entendre. Nous cherchons à le voir, nous dressons l’oreille pour l’entendre. Nous sommes tous comme enfermés dans la bergerie. Son troupeau bêle toujours, son chien aboie toujours. Apparemment, il est le seul qui nous reste quand il n’y est plus.

Notes

[1Cf. Nikolaï Kantchev, Childe Harold beaucoup plus tard, Editions du Revif, 2007, p. 127.

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