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La fabrique d’un secret : Victor Segalen 

A propos du livre d’Étienne Germe, Segalen, l’écriture, le nom. Architecture d’un secret

mercredi 11 décembre 2002, par Laurent Margantin

Segalen désire effacer l’histoire familiale, en recouvrir la honte, et ce désir se lit dans ses livres qui racontent la recherche d’une tradition, d’une grande lignée inscrite à même la pierre, comme dans la stèle chinoise. "L’œuvre, écrit Germe, est un coffin singulièrement ouvragé, c’est la fabrique d’un secret. L’utilisation du langage vise moins ici à dire qu’à dissimuler. Nous sommes aux antipodes de la notion moderne de communication, dans un univers de cryptage, de souterrains et de portes dérobées où se rencontrent des fantômes, ceux de Marie-Charlotte Segalen et de Victor Tréguier, celui de Li Po, ceux des Shang, des Zhou occidentaux [...] "

L’étude d’Étienne Germe part d’une hypothèse qui prend en compte la notion d’intériorité si importante pour Victor Segalen, et que l’on a souvent négligée au profit de l’éloge du voyage et de l’exotisme dans son œuvre, faisant du poète un précurseur douteux des écrivains-voyageurs. Il s’agit de voir comment à travers l’épreuve de deux cultures étrangères, la maorie et la chinoise, Segalen se confronte à un secret qui est avant tout familial, et comment la mise à jour de ce secret nous permet de découvrir le sens caché d’une écriture et la démarche profonde de l’écrivain (démarche dont il faudra tâcher ici de mesurer la part de conscience), l’aboutissement de l’œuvre étant conditionné et motivé par une origine douloureuse. Ce faisant, Germe suit le parcours de l’auteur à partir de cette origine et en vue de cet aboutissement, changeant la vie de Segalen en un destin dont il nous faut exposer les différentes étapes avant de pouvoir revenir sur la démarche critique qualifiée par l’auteur d’ "exobiographie".

L’ORIGINE CATASTROPHIQUE

Dans sa biographie de Victor Segalen, Gilles Manceron raconte l’abandon du père de l’auteur par sa mère qui, après lui avoir donné naissance en cachette, l’avait déposé, le 4 mars 1849, à neuf heures du soir, à l’entrée de l’hospice de Brest. Avec l’enfant on avait trouvé ce billet : " Je prie ces messieurs de vouloir bien donner les noms de Victor Joseph à cet enfant ". Les employés de l’hospice reprendront ces noms en y ajoutant un nom énigmatique, Fual, qualifié par l’auteur de "terme hermétique, obscur, mais surtout vide ". C’est le décès du père, Victor Tréguier, qui avait conduit la mère, Marie-Charlotte, à cet abandon d’un enfant illégitime, ou bâtard. Mais quelques semaines plus tard la mère, portant le nom de Segalen, se manifestera à l’hospice et reconnaîtra l’enfant. Celui-ci portera le nom de la mère et grandira dans la famille des grands-parents paternels, où sa mère sera domestique.

Cet abandon qui est la conséquence d’une faute laissa une marque indélébile sur l’histoire de la famille, et quand Victor Joseph Segalen se maria, il tâcha de l’effacer et maintint sa mère à distance. Malgré cela, le nom Segalen était devenu à lui seul la marque de cette faute, marque d’une bâtardise, tandis que le nom Tréguier symbolisait une respectabilité et une ancestralité bretonne intangible. "En passant de Tréguier à Segalen, on abandonne un territoire, l’écriture du nom sur la carte des Côtes d’Armor dans le Trégorrois, et l’on hérite d’une douloureuse incertitude" (p.20).

C’est sur cette "douloureuse incertitude" qu’enquête le présent ouvrage, partant de deux convictions centrales :

Le poète fut lui-même marqué à vie par la bâtardise de son père (ici très bien exposée et mise en relief dans le contexte de l’époque), et notamment par la volonté du père d’effacer cette histoire familiale ; le silence autour de la naissance du père représente un vide qui ne manqua pas d’occuper et même de structurer la psyché de l’écrivain.

L’œuvre de Segalen dans son ensemble est motivée et structurée par la question du nom, par cette ambivalence paternelle entre un nom ancestral et refusé, et un patronyme qui symbolise le désordre et la rupture dans la chaîne généalogique.

À partir de ces deux présupposés, l’analyse s’organise et recourt à différents exemples en fonction de quelques tensions récurrentes dans l’œuvre et la vie de Segalen (la biographie étant constamment au fondement de l’écriture du poète, mais sur un mode hermétique). Ces tensions à l’œuvre se condensent autour de quelques motifs que nous regroupons comme suit : Paternité / Filiation ; Ancestralité / Rupture ; Effacement / Écriture.

PATERNITÉ / FILIATION

Il y a d’abord une volonté d’oubli de son propre nom chez Segalen. En témoigne le choix d’un pseudonyme, Max-Anély, dès les premières publications. Mais cette volonté s’exprime d’une manière plus voilée dans les écrits eux-mêmes, à travers le fil des récits et le destin des figures fictives, qui tendent toutes vers un oubli du nom et de la généalogie véritable (ou plutôt de l’absence de généalogie solide). Ici il faut mentionner que la volonté d’oubli est représentée comme un désir d’effacer une rupture : on désire oublier le nom impropre, en ce qu’il recouvre une origine illégitime. Germe nous en donne plusieurs exemples dans Les Immémoriaux, première œuvre de Segalen qui se situe dans un territoire lointain, la Polynésie, mais qui reflèterait le débat intérieur de l’auteur. C’est en cela qu’il s’agirait d’une "exobiographie", au-delà de toute écriture exotique.

Cette exobiographie s’écrit dans un rapport de tension avec le père et dans une confrontation avec le thème de la paternité, comme le montre bien Germe en recourant aux sources historiques et anthropologiques dont s’est servi Segalen lors de l’écriture des Immémoriaux (et notamment les écrits de William Ellis et Jacques-Antoine Moerenhout). Parfaitement documenté, Segalen ne manque pas de tordre et de déformer les données historiques, comme c’est le cas avec l’institution des Aeroï, dépositaires du sacré qui doivent pratiquer l’infanticide et refuser toute progéniture. Or Segalen place au centre de son récit un Aeroï qui deviendra père : " [...] la paternité de Paofaï Térii-fataü provoque une grave rupture symbolique dans l’ordre des arioi "(p. 44). Cette paternité symbolise un ensemble de ruptures généalogiques qui sont le véritable sujet des Immémoriaux et le principal moteur du récit. Segalen fera également se joindre deux traditions, deux institutions qui ne peuvent cohabiter : celle des Aeroï qui tuent toute descendance, et celle des haerepo qui sont la mémoire vive du peuple maori et les détenteurs de la généalogie. "Pour Victor Segalen, écrit Germe, c’est l’inscription d’une histoire familiale, d’une rupture dans l’ordre de la généalogie. Sur les rives de Tahiti se dresse le théâtre secret d’une douleur intime portée à un tel degré d’illisibilité et de cryptage qu’il faut admettre que le jeu procure peut-être à son auteur la jouissance curative d’une dissimulation" (p. 48).

Tout au long du récit, plusieurs exemples de rupture dans la chaîne généalogique et traditionnelle seront interprétés comme des figures d’un drame intime propre à l’auteur, et dont il n’est pas véritablement conscient, d’où la question que l’on se pose avec récurrence : Segalen désire-t-il élucider un mystère, répondre à une interrogation qui le tourmente, ou bien plutôt recouvrir une honte dont il hérite mais dont il n’est qu’à peine conscient ? La difficulté de l’analyse repose sur cette ambivalence, sur cette duplicité dont il est difficile de sortir, et qui alimente au fond la réflexion critique tout en la maintenant elle-même dans une tension à laquelle il semble impossible d’échapper pour affirmer des résultats absolument probants. Nous y reviendrons.

ANCESTRALITÉ / RUPTURE

Que ce soit dans le contexte maori ou chinois - deux mondes que connut très bien Segalen à travers ses études et ses voyages -, c’est l’histoire familiale de l’auteur qui prévaudrait donc toujours dans le choix des sujets et des intrigues, choix qui s’alimentent de phénomènes de rupture au sein d’une tradition particulière et volontairement détournée. Ruptures dans un destin individuel - comme celui de Térii à Tahiti ou du fils du Ciel en Chine -, ou bien ruptures dans un destin collectif, dans une tradition millénaire. Dans les Immémoriaux, l’histoire de l’île est conditionnée par la filiation douteuse d’un héritier, Pomare II, filiation douteuse que Térii cherche à recouvrir par la récitation d’une généalogie sans lacunes. Et Germe de conclure : "La déliquescence de ce peuple brusquement coupé de l’ancestralité qui le fonde par les hasards de l’histoire, c’est aussi l’identité difficile d’un écrivain que l’existence a rejeté hors de la lignée de ses pères et qui relit sans cesse le souvenir de cette défaillance dans l’écriture de son nom de famille" (p. 52).

D’où la recherche constante dans l’œuvre de Segalen d’une ancestralité solide et pure, qui culminera dans les Stèles chinoises. L’écriture chinoise est en soi l’expression d’une histoire ancestrale et sans failles, et c’est de celle-ci que Segalen s’inspire pour fonder sa propre destinée d’écrivain afin d’affirmer la marque d’un nom, Segalen, au-delà d’une histoire personnelle sur laquelle il est impossible de s’appuyer. "Dans l’itinéraire de l’écrivain, la solidité de la culture chinoise vient soigner un défaut d’origine" (p.148).

EFFACEMENT / ÉCRITURE

Segalen désire effacer l’histoire familiale, en recouvrir la honte, et ce désir se lit dans ses livres qui racontent la recherche d’une tradition, d’une grande lignée inscrite à même la pierre, comme dans la stèle chinoise. "L’œuvre, écrit Germe, est un coffin singulièrement ouvragé, c’est la fabrique d’un secret. L’utilisation du langage vise moins ici à dire qu’à dissimuler. Nous sommes aux antipodes de la notion moderne de communication, dans un univers de cryptage, de souterrains et de portes dérobées où se rencontrent des fantômes, ceux de Marie-Charlotte Segalen et de Victor Tréguier, celui de Li Po, ceux des Shang, des Zhou occidentaux [...]" (p. 152).

Il serait difficile ici de rassembler tous les éléments sur lesquels s’appuie l’analyse, et dont la richesse et la qualité sont indéniables. Segalen se construit un nom, efface l’accent aigu du nom de famille pour revenir à une origine bretonne et ainsi se bâtit son propre tombeau : "Le nom dérisoire et cruel attribué par les employés de l’hospice de Brest (...), ce nom qui porte toute la mémoire d’une douleur, est devenu le nom caché de l’empereur du pays le plus peuplé du monde" (p. 194-195).

Une remarque d’ordre général s’impose toutefois sur l’ensemble de l’étude, remarque qui exprime un malaise sous-jacent ressenti parfois lors de la lecture, et surtout après le premier chapitre biographique. Elle touche au lien entre le silence de Segalen et l’analyse elle-même, car si la naissance est problématisée par l’auteur dans l’Essai sur soi-même, ce que montre Germe, il n’en reste pas moins que la base même de l’analyse critique nous paraît fragile, car elle repose sur un silence ou au mieux sur un langage chiffré, à la différence par exemple de l’étude magistrale de Starobinski sur Rousseau, La Transparence et l’obstacle, qui s’appuie sur des écrits autobiographiques comme les Confessions, dont le déchiffrement paraît moins problématique et se justifier par la démarche autoréflexive de l’auteur étudié lui-même. Avec Segalen au contraire, nous nous trouvons devant une entreprise d’écriture qui se construit sur du non-dit, et la tâche critique est fragilisée par la question de savoir ce que le poète connaissait ou ignorait de cette histoire, car enfin le père semble avoir voulu cacher le plus possible, et les écrits autobiographiques du fils ne nous disent rien à ce propos. L’interprétation se fait donc à partir d’une béance, ce qui représente évidemment un risque majeur. Béance et silence que Germe souligne d’ailleurs : "L’héritage se lit à livre ouvert mais l’écrivain n’en souffle mot" (p. 194), ou bien : "Il n’est pas sans risques d’ailleurs de se donner pour objet une part de silence. N’y a-t-il pas une certaine présomption à écouter d’une œuvre non ce qu’elle nous donne à lire mais bien ce qu’elle nous tait et comment elle le tait ?" (p. 11).

Or soyons clair : ce que nous lisons d’un auteur est toujours, au-delà de ce qu’il nous donne à lire, ce qu’il tait. Il n’y a pas d’autre lecture possible, et l’interprétation critique est une lecture consciente de cette dimension. Mais comment lire ce qui se tait sans tomber dans la prise de parole à la place de l’auteur ? C’est toujours le risque qui correspond un peu à l’effort que l’on peut faire pour lire les pensées d’une personne, même lorsqu’elle nous est proche. Je donnerai un seul exemple de l’excès où peut conduire cette approche critique (qui se réfère d’ailleurs en introduction aux travaux de Derrida et à son désir de se tenir "au lieu d’un secret absolu"), excès qui consiste à prendre la parole à la place de l’auteur et qui n’est pas qu’un seul effet de style : "Pour Victor Segalen, la rencontre de l’écriture chinoise est la rencontre d’une ancestralité à la fois désirée et haïe. J’aimerais être cette écriture, me glisser dans la souplesse et la pérennité de ces signes, participer de leur immuabilité, nouer avec les ancêtres qui les ont tracés des liens originaux, j’aimerais être le résultat de cette histoire quadrimillénaire mais je ne le suis pas, je ne suis qu’un signe brisé, un nom hanté par le fantôme d’un absent, un nom abîmé par une histoire de famille dont personne ne parle et que je porte en souffrance, en silence, avec la discrétion d’un mal inguérissable ; alors parfois je vous hais, Chine et Chinois, et je vous utilise" (p. 154). Prise de parole à la place même de l’auteur qui se prolonge ici sur toute une page, mais qui se répète plusieurs fois dans le livre, et qui est plus un mode d’écriture romanesque que critique.

Malgré cela, il faut reconnaître que cette étude nous ouvre des perspectives inédites sur l’œuvre de Segalen, et que l’on peut parfaitement comprendre la volonté de l’auteur de décrypter certaines figures hermétiques qui peuvent nous permettre de mieux cerner plusieurs des nœuds psychologiques à partir desquels l’œuvre s’est construite. Cette entreprise est intéressante dans la mesure où elle nous fait sortir d’un cercle interprétatif laissant aux mots et aux concepts utilisés par Segalen le sens que celui-ci voulait bien leur donner, alors qu’un auteur de génie parle autant de ce qu’il sait que de ce qu’il tait, et ne maîtrise jamais complètement le sens de ce qu’il écrit. C’est dans cette ambivalence et cette tension que s’élabore l’œuvre critique : entre le sens des mots écrits et le silence d’une parole tue et trop enfouie que les mots de l’œuvre peuvent voiler.

P.-S.

Étienne Germe, Segalen, l’écriture, le nom. Architecture d’un secret, Presses Universitaires de Vincennes, 221 pages.

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