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La magie de la constance 

Diderot et Sophie

mardi 25 août 2009, par Béatrice Commengé

C’est en mouvement que je vois Diderot quand je ferme les yeux. Prêt à bondir de son fauteuil, à sauter dans un fiacre, à traverser la Seine. Je tourne autour de sa statue - celle de Jean Gautherin, érigée en 1885, en face de l’église Saint-Germain des Prés, entre deux rangées de marronniers qui commencent à perdre leurs feuilles. La rue Taranne a disparu. Elle se trouvait quelque part par là, tout près de la statue de bronze. Elle a été engloutie par le boulevard Saint-Germain. Avant de prendre mon élan, je lève les yeux pour mieux mesurer la hauteur d’un quatrième étage. C’est de là que je veux partir, dévaler des escaliers, ouvrir une porte, traverser le boulevard en direction de la rue des Saints Pères (la seule qui ait conservé son nom), marcher d’un bon pas jusqu’à la Seine avec, dans ma tête, le plan de Turgot de 1739, bouchant mes oreilles au bruit des klaxons et des moteurs. J’ai étudié mon itinéraire jusqu’à la rue Hérold. C’est elle qui a succédé à la rue des Vieux Augustins, là où habitait Sophie, tout près du Palais Royal. Je marche pour remplacer les mots des cent-trente-quatre premières lettres que Diderot a adressées à Mademoiselle Sophie Volland. Des pas pour remplacer des phrases. Des pas pour doser l’impatience. J’accélère la marche pour accélérer le cœur. Le cœur de l’homme amoureux qui a écrit cent-trente-quatre lettres entre un certain jour de l’année 1755 et le 11 Mai 1759 - c’est-à-dire près de quatre ans. L’homme a quarante-deux ans, la femme trente-neuf, lorsqu’ils se voient pour la première fois. Elle s’appelle Louise-Henriette. Il la débaptise : elle sera Sophie pour la postérité. Sa "profane Sophie", "si sincère, si franche, si vraie", Sophie "homme et femme quand il lui plait". Je longe le Quai Malaquais, ignore le nom du Quai Voltaire, ferme les yeux devant le Pont du Carrousel, fonçant droit sur le Pont Royal . Arrivée sur l’autre rive, je ralentis un peu la cadence. Comment rejoignait-il la rue Saint-Honoré ? En traversant le palais des Tuileries ? ou bien la Place du Carrousel ? Je suis déjà en vue du Palais-Royal. Je traverse le jardin par les arcades de la Galerie de Valois : là se trouvait l’Allée d’Argenson, et dans l’Allée, un banc. C’était le banc où le Neveu de Rameau venait rêver tous les soirs à cinq heures, le banc des dames Volland. Par l’entrée nord, je rejoins la rue de la Coquillère qui recoupe la rue Hérold. Il m’a fallu vingt minutes, d’un bon pas, pour venir de la rue Taranne. Vingt minutes pour centre-trente-quatre lettres. A quel étage habitait Sophie ? Et par quelle porte dérobée pouvait-on emprunter "le petit escalier" qui montait discrètement jusqu’à sa chambre ?
Un jour d’avril 1759, une écriture sur une enveloppe arrivée rue Taranne éveilla les soupçons d’une épouse ; un bruit insolite dans la chambre de Marie-Henriette, attisa la curiosité d’une mère. C’en était fini du secret : la lettre cent-trente-cinq, en date du 11 mai 59, celle que la postérité considérera comme la première, marque la fin des amours clandestines, comme si la publication ne pouvait s’autoriser qu’après révélation aux familles de la liaison cachée.
En 1759, Denis Diderot a trois amours : Grimm, l’ami, de dix ans son cadet, Sophie, l’amante, et Marie-Angélique, sept ans, sa dernière et unique fille (après la perte de trois premiers enfants). Diderot aime aimer. Il aime à le dire. "Aimer ou faire le bien, c’est comme vous savez, ma devise". Le défi est lancé : "Aimons-nous pour nous rendre meilleurs", propose-t-il à Sophie. "Continuez de me soutenir dans le chemin de la bonté."
Marie-Henriette vit entre une mère et une sœur, Diderot entre une fille et une épouse. Il s’agit de contourner les circonstances, non de les bouleverser. Sa vie s’agrandira de la vie de Sophie. Et celle de Sophie, de la sienne. Inutile de se révolter contre ces familles qui "s’opiniâtrent à troubler deux êtres dont le ciel se plaisait à contempler le bonheur... Il faut leur pardonner." Ces "dames Volland" ne sont pas sans qualités. Et, à leur tour, il les baptise : Madame mère devient Morphise, et la jeune et jolie sœur, Uranie.
Puisque le "petit escalier est tombé", puisqu’il ne pourra plus, ou si rarement, murmurer ses pensées à l’oreille de la bien-aimée, Diderot ne "tuera plus une puce sans en rendre compte à Sophie". Les mots écrits seront son coeur vibrant, son corps brûlant, son esprit aux aguets. Les lettres devront être livrées aussi rapidement que possible. Elles seront numérotées, classées dans la suite des jours. Sophie doit le "suivre pas à pas" : "Je mets si peu de prétention à ce que je vous écris que, d’un courrier à l’autre, la seule chose qui m’en reste, c’est que j’ai voulu vous rendre compte de tous les instants d’une vie qui vous appartient et vous faire lire au fond d’un cœur où vous régnez." L’impatience de Denis impose à la correspondance un rythme aussi régulier que soutenu : on choisit le jeudi et le dimanche. L’idée de perdre la moindre lettre lui est insupportable. On organise les livraisons : les billets seront déposés chez Grimm, rue Neuve Luxembourg (actuelle rue Cambon) ou bien chez Damilaville, Quai de la Tournelle. L’important est d’éviter tout retard, ne serait-ce que d’un jour ou deux : "il ne faut pas que cela soit". Diderot vole du Pont de Sully au Pont Royal. Il "ne regrette jamais ses pas". Si la lettre n’est pas là, il revient. "Combien de tournées ai-je déjà faites depuis que je suis rentré dans cet enfer ?" Damilaville n’est pas chez lui. Il l’attend. Et, en attendant, il écrit à Sophie. Et "quand je lui aurai rendu compte de toutes mes heures, j’emploierai celles qui resteront à rêver d’elle." Mais l’ami arrive les mains vides. Au fond, qu’importe, "laissons les courriers aller à leur gré ; aussi bien ils ne pourraient jamais aller au gré de notre amour"... Denis a déjà rebroussé chemin, repassant par l’Allée d’Argenson pour regarder "un certain banc". Ecrire, c’est vivre deux fois.
Il s’agit d’apprivoiser l’absence - le corps embrassé moins souvent. "Je me console et je vis sur la certitude que rien ne séparera nos deux âmes. Cela s’est dit, écrit, juré si souvent. Que cela soit vrai, du moins une fois. Sophie, ce ne sera pas de ma faute." Réussir là où les autres échouent. Redoubler de passion là où les autres se découragent. "Toutes les petites passions compassées me font pitié." Il a conclu un pacte avec lui-même, le pacte de la constance, "la plus difficile et la plus rare de nos vertus." Quatre ans déjà, quatre ans seulement. "Il y a quatre ans, vous me parûtes belle, aujourd’hui je vous trouve plus belle encore, c’est la magie de la constance."
Désormais, les jeux seront différents entre l’espace et le temps. Morphise a l’intention d’éloigner sa fille de Paris, de l’isoler dans leur maison de l’Isle-sur-Marne pendant six mois de l’année. Plus rien ne retient Diderot dans la capitale. Le Baron d’Holbach lui propose un séjour dans son château du Grandval, non loin de Charenton. Il décide d’y passer l’automne. Dans ce cadre nouveau, loin de ses habitudes, de ses amis, de ses obligations, ne sera-t-il pas plus près de Sophie ? Le calme, des matinées studieuses, une belle nature, un art de la conversation et de copieux dîners : voici son nouvel univers : "dans l’éloignement où je suis de vous, je ne sache rien qui vous rapproche de moi comme de vous dire tout et de vous rendre présente à mes actions par mon récit." Il n’est pas de journée perdue "si j’en ai employé un quart d’heure à causer avec vous."
Etrangement, plus Sophie lui manque et plus il se veut vivant. Il ne connaît point de vie "plus découpée" que la sienne, passant de l’Encyclopédie au Rêve de d’Alembert, de La Religieuse au Père de famille. Diderot traverse une période d’euphorie théâtrale. Il déborde de vie pour déborder d’amour. Car sans vie, plus de récit. Et sans récit, point de caresses : "l’art d’écrire n’est que l’art d’allonger les bras."
Il vit dans le souvenir autant que dans le rêve, car "comment se pourrait-il que la mémoire du bonheur ne cédât point à la jouissance ?" Les mots le maintiennent dans une ivresse comparable aux "transports passés". Il se plait à décrire leur vie "dans une niche grande comme la main" : "ne viendra-t-il jamais le temps où je serai tout à ma Sophie et à ces hommes divins (Euripide, Sophocle, Homère, Virgile), alternativement occupé de vous aimer et de les lire ?" . Seule le soutient l’intuition que son amour est encore "susceptible d’accroissement".
De Sophie, il ne lui reste qu’un médaillon dont le verre vient de se briser et, depuis, il "fait le petit bec" : approchant ses doigts de sa bouche, il lui envoie des baisers, comme les enfants en envoient à leur mère. Il ne peut plus y poser les lèvres car c’est à peine s’il distingue ses traits "à travers les fractures de la glace", un peu comme lorsqu’un léger nuage vous masque les contours de la lune. "C’est bien incommode... mais je sais que vous êtes là-dessous".
La colère de Morphise s’est calmée : elle l’a même invité à passer une nuit dans leur maison de L’Isle - en l’absence de Sophie, bien sûr. Il s’y promènera sous les "vordes", avec une folle envie de "sacrifier à Pan et à la Vénus des champs, au pied de chaque arbre", si on lui en donnait le temps : "c’est que, quand je me promets une vie heureuse, je me la promets longue." On lui montre aussi les appartements, "si bien meublés", tous, tous "excepté la cellule de sa Sophie". Tant pis. Ses rêveries s’en passeront et son imagination trouvera d’autres terrains. "Je suis content de ce que j’écris", lui dit-il, ou plutôt, se corrigeant, "j’écris et je suis content." C’est moi qui souligne ce "et". La joie a des sources profondes : le plaisir d’écrire (ou d’aimer) est "l’effet et non pas la cause la gaieté." prétendait Casanova. Denis embrasse les lettres de Sophie, les "caractères qu’elle y a tracés", surtout les intervalles entre les lignes, que sa main a touchés en passant. "Vous baiserez au bout de cette ligne, lui demande-t-il, car j’y aurais baisé aussi. Là, là."
Il a hâte de renouveler les promenades au Palais Royal : "nous interrogerons nos âmes", inlassablement, avec cette belle "conscience de n’avoir rien dissimulé". "Tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fermeté, d’honnêteté, me touche et me transporte." Quand il reviendra à la ville, il s’occupera de la "nuance subtile qui distingue hypocrisie et fausseté " dans son Encyclopédie. Combien de jours encore ? "Mon amie, si par quelque enchantement, je vous retrouvais à côté de moi, il y a des moments où je pourrais mourir de joie... Je me précipiterais sur vous. Je vous embrasserais de toute ma force et je demeurerais le visage attaché sur le vôtre jusqu’à ce que le battement fût revenu à mon cœur."
On fait palpiter les syllabes, on répond par le rythme des phrases à la vigueur du désir. J’aime et je suis content. J’écris et je ne vieillis plus. Dans l’impatience, le "vous" devient trop solennel : Ah , "si je pouvais t’assoupir d’un sommeil de deux mois" murmure-t-il. Il rêve de la niche grande comme la main : "est-il prêt, ce petit asile ? Veux-tu le partager ?". Nous sommes déjà - seulement - en septembre 1760, le 2 septembre, "jour de la naissance d’un joli enfant." Angélique a sept ans. Angélique est sa seconde joie. "Que n’est-elle de toi ?" souffle-t-il à Sophie. Leurs noms se mêlent dans la même passion : "Oh, ma Sophie, combien de beaux moments je vous dois ! Oh, Angélique, ma chère enfant, je te parle ici, et tu ne m’entends pas : mais si tu lis ces mots quand je ne serai plus, car tu me survivras, tu verras que je m’occupais de toi..."
Ses lettres sont déjà œuvre. Il y tient. Il les compte. Il les compte pour ne pas compter les jours. "Si ça continue, je deviendrai fou. Voici ma neuf ou dixième lettre... Tranquillisez-moi sur le nombre que vous aurez reçu et le commencement de chacune." Il y tient comme au meilleur de ses livres. "Il y en a une surtout, très étendue, grand papier, à sept ou huit feuilles coupées. Je vous y dis combien vous m’êtes chère ; vous l’auriez lue avec tant de plaisir que je ne voudrais pas qu’elle fût perdue." Et rien ne change avec le temps, on dirait. Ni les hivers à Paris, ensemble, ni les étés de Sophie à l’Isle, ni ses automnes au Grandval ou à La Chevrette. "J’ai quelques moments d’impatience ; mais ils sont courts." Deux ans plus tard, juillet 1762 : "comment se fait-il que je reçoive à l’instant votre septième lettre et que vous n’ayez reçu que la quatrième des neuf que je vous ai écrites ?" Denis écrit tous les jeudis, tous les dimanches, "sans manquer" et ne supporte pas ces décalages dans les réponses : "avec vous, je cause un peu comme ce voyageur à qui son camarade disait : "voilà une belle prairie" et qui répondait au bout d’une lieu : "oui, elle est fort belle."
"L’homme passionné voudrait disposer de la nature entière." Sophie n’a-t-elle pas compris ? Il a parfois l’impression qu’elle est "enterrée vive" à l’Isle, comme ces "malheureuses qui s’enterrent dans les maisons religieuses". Puisque Sophie semble désormais inséparable d’Uranie, Denis s’imagine "entre les deux." Peut-être pourrait-il enfin y oublier "le reste des hommes" ? En attendant, pour calmer une mauvaise humeur à laquelle il refuse de céder, il "s’est enfourné dans la lecture du plus fou, du plus sage, du plus gai de tous les livres", Tristram Shandy. Il n’est plus seul à vouloir traiter la vie comme une fiction et la fiction comme la vie.
Il renouvelle le pacte, l’adapte à la réalité en l’adressant cette fois aux deux soeurs : "je vous ai voué un attachement éternel, écrit-il. Vos noms sont gravés là, l’un à côté de l’autre, pour n’en être jamais effacés". Le retour à Paris se fait attendre. Diderot va fêter ses cinquante ans. 1763. Son visage se ride aux mêmes endroits que celui de son père. Cette année-là, les lettres se perdent, et aussi l’année suivante. Le trajet entre la rue Taranne et la rue des Vieux Augustins ne me suffit plus pour combler le vide. Je fouille dans la correspondance, où je retrouve un Diderot virevoltant cette fois entre plaisir et allégresse. Il se délecte de leurs nuances : si le plaisir peut se passer d’allégresse, l’allégresse n’existe pas sans plaisir. "Le plaisir peut être muet, l’allégresse ne l’est jamais." Si l’un est "piquant", "vif", "touchant", "violent", "fou", "bruyant", mais aussi "tranquille", et même "sage", l’autre se montre toujours beaucoup plus "tumultueuse". Malheureusement, "il y a peu de plaisirs purs" et encore moins "d’allégresses durables".
Il faut attendre le printemps 1765 pour retrouver les mots de l’amoureux. Les mêmes mots. Les mêmes regrets et les mêmes certitudes. "Ah ! si c’était à recommencer ! c’est un mot de repentir qu’on a perpétuellement à la bouche et que j’ai dit de tout ce que j’ai fait ; tout, excepté, chère et tendre amie, de la liaison douce que j’ai formée avec vous." Sophie est à Paris et c’est presque l’été. Demain (c’est-à-dire le 1er juin), il ira se promener à Saint-Cloud avec celle qu’il aime "après huit ou neuf ans avec la même passion qu’elle lui inspira le premier jour où il la vit." Ils étaient seuls, ce jour-là, appuyés sur une "petite table verte". Il se souvient de tout, de ses questions, de ses réponses. Où se trouvait la table verte ? A l’ombre des arbres d’un jardin ? "Ah l’heureux temps que celui de cette table verte !..." Sophie est ici, mais Sophie va partir. Il lui arrive de rêver d’un "miroir magique" Combien de fois se lèverait-il la nuit pour "l’aller voir dormir" ? Jaloux, lui ? peut-être, un peu. "S’il m’arrivait d’y voir quelqu’un te baiser la main ? ... Non, non point de cette glace magique ... mon imagination nous sert mieux l’un et l’autre."
A Paris, au cœur de l’été, l’ Encyclopédie lui vole toute son énergie et toute son inspiration : "Il ne me reste de bon que la partie de moi-même dont vous vous êtes emparée. C’est un dépôt où je la trouve si bien que j’ai résolu de l’y laisser toute ma vie." Sérénité du cœur constant. La "liaison douce" est une "aventure unique à laquelle il était réservé". Point de lassitude, ni de déception. Souhaiterai-il "se faire autre", lui a demandé Sophie. "Oui, en tout, lui répond-il, en tout, excepté l’amant auquel je ne veux toucher. Qu’en pensez-vous ? Il n’y manque qu’une chose : c’est d’être à côté de celle qu’il aime." Où est l’œuvre ? Se le demande-t-il ? Dans cet amour construit jour après jour ? Dans ces lettres qui s’accumulent ?
Uranie est malade et Diderot s’en rapproche. Il veille la sœur et écrit à l’amante qui, pour quelques semaines, cesse d’être "sa passion dominante". Peu de lettres, peu de rencontres. Pourtant, "Mademoiselle Volland, c’est comme au premier jour ; et quand nous nous reverrons, ce sera comme la première fois" écrit-il du Grandval le 9 septembre 67. A la campagne, toutes les journées se ressemblent : "nous nous levons de bon matin. Nous déjeunons gaiement. Nous travaillons. Nous dînons ferme et longtemps. Nous digérons..." Le rythme est empli d’allégresse. Denis Diderot tient sa promesse de "vivre sous les yeux" de Sophie. Ne pas ralentir la cadence. Mais Sophie s’essouflerait-elle ? Va-t-il la suivre dans cet amollissement ? Il adresse désormais ses lettres aux trois dames. La formule est rituelle : "Mesdames et bonnes amies". Depuis quand, cette décision ? Et pourtant, à la veille de la Saint-Louis, le 24 août 1768, il renouvelle toute sa tendresse : "Je vous embrasse de toute mon âme, comme il y a douze ans. Toujours, mon amie, toujours !" Paris l’attend, l’automne approche : "il y a là un jardinet pour le premier rayon du soleil... et une petite table verte sur laquelle on peut s’accouder..." A-t-elle oublié ? Et lui-même ? N’écrit-il pas de moins en moins ? Sophie est fâchée. "Tendez-moi la main et faisons la paix" , implore-t-il un an plus tard. Une certaine Madame de Maux aurait-elle touché son cœur ? Les lettres s’espacent à nouveau. Mais "mon cœur est le même. Je vous l’ai dit, je ne mens pas", même si l’année entière s’est enfuie.
Une nouvelle décennie commence - inimaginable à cette heure. Diderot se retrouve en Hollande, puis en Russie : des nouvelles sont envoyées à "ces dames et bonnes amies." A soixante ans, il hésite entre "le moment du repos, de la tranquillité, du silence, de la retraite, de l’obscurité, de l’oubli" et celui du voyage sans fin. Après un mois à Saint-Pétersbourg, invité par Catherine II, il rêve parfois de s’en retourner par Moscou, la Chine, Constantinople, Carthage, l’Italie ... Il rêve. Angélique s’est mariée. L’écrivain prend des notes. Seules les phrases le consolent d’avoir perdu l’amour exclusif de sa fille. Le retour n’aura lieu qu’à la fin de l’année 1774, après un long séjour à La Haye. Les dames Volland ont déménagé rue Montmartre - sans Morphise, morte deux ans plus tôt. Sophie est libre. Est-il trop tard pour la vie ? Les lettres se font rares, de plus en plus rares. Des visites, peut-être ? Ou seulement la rêverie et l’imagination ?
Dix ans. Les a-t-il trouvés longs ? Est-il bon ? Est-il méchant ? sera son dernier "paradoxe". La vertu porte-t-elle en elle-même sa propre récompense ? Il en doute aujourd’hui avec autant de gaieté que d’amertume. Il attend que son corps l’abandonne. Le 22 février 1784, il apprend la mort de Sophie : elle aura donc passé moins de temps que lui sur cette terre. Se souvient-il de sa "chimère ?" C’était un soir d’octobre au Grandval, on discourait de vie et de mort, de particules et de molécules, et il s’était pris à rêver : se pourrait-il que les cendres des amants qui se font inhumer côte à côte "se pressent, se mêlent, s’unissent" ? Alors, "ma Sophie, écrivait-il, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus... Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce : elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous... "
A-t-il toujours ce portrait de Sophie, celui du médaillon à la glace brisée ? Sophie portait des lunettes et avait la "menotte sèche", c’est tout ce que nous savons. Et Sophie lègue à Monsieur Diderot "les sept volumes des Essais de Montaigne et une bague qu’elle appelle sa Pauline." Quel est le secret de cette Pauline ? A-t-il eu le temps de la toucher ? de la regarder ? de l’aimer ? Il attendra l’été pour mourir, le dernier jour du mois de juillet 1784, à soixante-et-onze ans.
Il avait déjà quitté la rue Taranne. A quoi bon des escaliers qu’on ne peut plus dévaler le cœur léger ? On l’avait installé rue de Richelieu. Plus près de la rue des Vieux Augustins. Et tout contre l’Allée d’Argenson. Y songeait-t-il, parfois ? Songeait-t-il, quand il fermait les yeux, à ce soir de juin 1759 : il était accouru chez Sophie, mais elle n’y était pas et tout était noir. Et, dans le noir, il lui avait écrit : "voilà la première fois que j’écris dans les ténèbres...L’espoir de vous voir un moment me retient et je continue de vous parler, sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime."

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