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Les gens du milieu  

mardi 25 janvier 2011, par Sebastien Ayreault

Comme disaient les darons rassemblés autour du cubi de vin rouge, le soir après le boulot, une gauldo au coin du bec, on était les Grands Baisés du Milieu, ceux qui trimaient 10 heures par jour, qui payaient tout plein pot et qui finissaient le mois sans un rond, souvent moins. L’Etat avait créé des aides pour les pauvres, des facilités pour les riches, et puis s’en était retourné dans ses salons, satisfait. Au fil des verres à moutarde, les souvenirs de jeunesse remontaient à la surface, les forces vives aussi, on se tapait dans le dos, on riait fort, on envisageait de faire cuire quelques côtes de porcs, et après tout, on était pas si mal loti, merde alors, tu ne vas quand même pas repartir sur une patte, Marco ?! Alors Marco, un coup dans le nez, il se retournait, il regardait sa femme qui lui faisait de grands signes sur le pas de leur porte, de l’autre coté de la rue, et plus ou moins, il finissait toujours par l’envoyer bouler,
Tu me fais chier.

Assis sur les marches, j’écoutais leurs discours enfumés d’une oreille et de mon autre œil me rêvassait sur les routes du monde, chevauchant un 900 Ninja. Parce que je la voyais comme ça ma vie, au guidon d’une grosse cylindrée japonaise. Je passais prendre ma gonzesse un beau matin et on s’en allait. C’était tout, le rêve s’arrêtait là : je tournais la clé, je sentais ses mains sur mes hanches, je mettais les gaz. Et puis je sais pas.
Comment le ciel nous a filé entre les doigts : un soir après le virage, sans prévenir, la route s’est dérobée, effondrée ; autour du cubi de vin rouge ne restait plus que des ombres, à peine. Un tas de cendre. Accidents de voiture, suicides, maladies, les darons avaient soudain lâché prise, perdu le sens de l’humour. N’avaient pu sauver de la noyade, jeunesse, bals du samedi soir et mobylettes. Ils n’ont pas fait la Une des journaux, non, ou alors, tu sais bien, la consommation des ménages est en baisse… Assis sur les marches, mon 900 Ninja cramant au beau milieu d’un champ de pierres, le vent du milieu me tailladant la gueule, j’ai attendu longtemps
Clopinettes
Et poussière d’étoiles
Et puis je me suis levé, 4 ans s’étaient écoulés, j’ai pris le bus de 17 heures 32, et puis un train, puis un avion, j’ai déposé ma vie sous des grands arbres, au loin, tout au bout – moteur, métal,
Et combat

Ce soir, je dévisse des bières au citron, je repense : nous autres, les gens du milieu,
On avait (le) droit à rien.
A peine notre nom dans la rubrique nécrophilie du journal local, baisés qu’on était.

P.-S.

Jemina Boraccino

Une jeune journaliste photographe. Écriture et photographie sont les deux pôles de son travail. Voyageuse, passionnée par l’Asie, elle décide après ses classes au magazine PHOTO et à l’agence RAPHO de partir en Chine puis au Japon. En 2004 et 2005 elle collabore avec l’Ambassade de France à Pékin et le Comité d’Honneur et couvre les évènements culturels de l’Année de la France en Chine. C’est à cette période qu’elle réalise ses premiers reportages (textes et photos) pour la presse magazine. Aujourd’hui, elle effectue régulièrement des séjours en Europe et en Asie pour le compte de magazines ou en freelance.

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