La Revue des Ressources

Les Inaventures 

lundi 27 mars 2006, par Roland Pradalier

Dès que l’aube fut établie sur la ligne de crête de l’horizon bleuâtre, ils se levèrent et quittèrent leur couche. Jacques enfila des bottes jaunes qui montaient au mollet et des gants de plastique verts. Jean se passa trois fois la main contre le visage comme pour le masser. Paul sortit péniblement du lit et couvrit le son du réveil d’un long bâillement grave.
Le bateau se déplaçait lentement, se réveiller dans ce roulement de landau n’était pas évident. Ils étaient bercés par un roulis dansant, la nuit avait emmailloté leurs esprits de chiffons.
Immédiatement Paul sut, en montant sur le pont, qu’il regrettait d’être venu. Il dit :
- J’ai vécu un cauchemar cette nuit, et me suis réveillé dans un lit de sueur. Je réfléchissais en dormant, et tout paraissait affreusement logique quoique absurde. J’ai mené une autre vie différente, et sous les couvertures.
Pierre dit :
- Il n’y à rien à craindre des maux qui viennent t’assaillir. Etant leur créateur, tu dois rester leur maître.
La maîtrise fait de vous des créateurs. C’est l’enfant qui a peur de l’ombre.
Ils s’accordèrent pour penser que Pierre était intransigeant, et se prenait pour un livre, qu’il récitait, mais qu’il n’était guère convaincant. Qu’il obéissait, mais que sa voix était sans passion, et comme empruntée. Que peut-être par ses admonestations, il tentait de se persuader lui-même.

Ils avaient décidé ensemble d’établir une carte de la zone sud de l’ Atlanie, du détroit des Crânes au sommet du pic des Echardes, sur une longueur de cent mille fois leurs corps.
L’Atlanie était une ancienne région désolée, ingrate et déserte, elle avait cessé de plaire aux explorateurs. Peu de traités étaient parus sur sa végétation, de rares tracés avaient été compilés en volumes, puis rangés sur des étagères. Cette vieille région demeurait neuve par ignorance de sa découpe et de son territoire.
Au regard des plans, ce voyage vers l’inconnu semblait facile, sans embûche. Trois semaines de mer les tenaient à distance de l’objectif. Ensuite, il faudrait aller à pieds.

Jacques prit un ciré, qui pendait comme une peau d’écorché au portemanteau, puis il se rendit sur le pont.
La mer se prélassait, le ciel s’était vidé de ses nuages, Jacques voyait s’étendre le clignement de paupières des vagues. L’eau ridée d’ombres s’étendait en un plane champ bleu. Elle était parcourue de faibles enchaînements d’écume qui ensuite se noyaient.
Jacques venait d’une grande ville, il connaissait les vues de deux mètres sur trois. L’urbanité est un hygiaphone, un resserrement qui méconnaît l’étirement du grand tapis marin. Pensa-t-il. Il songea à tout ce qui n’existait pas ici, lumières électriques, affiches, publicités, enseignes, devantures. L’homme des villes circule parmi les sollicitations, il vit stimuler et requis. Lorsqu’un homme moderne monte dans un navire, même ce qu’il déteste finit par lui manquer. On ne peut se passer de rien. C’est en nous.
Il regarda la mousse qui crémait dans sa tasse et autour de la coque.

En bas resté dans le hamac, Jean refusait de s’habiller, il déclara abrupt :
- Je ne veux rien faire. C’est aux choses de faire des efforts pour s’adapter à moi. Je ne bougerai pas du lit.
Il ajouta à haute voix pour être entendu du groupe :
- Je vais rester couché, et je me lèverai quand je saurais pourquoi.
Pierre était immobile comme une statue dans un jardin qui surveille un ruisseau, il déclara :
- Nous avons besoin de toi, voilà pourquoi tu dois te lever.
Paul fut d’accord, mais il dit :
- Dors encore une heure, repose-toi. Tu réchaufferas ton café, c’est tout.
Pierre eut un haussement d’épaule.

Jean se rallongea pour réfléchir, il était saoul de la nuit comme un buvard trempé. Il mâchonna sa langue et grinça des dents.
- Où suis-je ?
- En pleine mer.
- Où ?
- Loin.
- Je suis allongé sur un matelas. Ma pensée est inconsistante. Dormons ! Elle me reviendra plus fraîche.

La deuxième tournée de café se préparait. Jacques penché au-dessus de la cafetière surveillait l’écoulement. Il se rappelait des slogans : « Le café Stabuc, un lien qui relit les hommes  » et « Always ask for a Stabuc, the coffee for the civilized people ! » et « It’s good, it’s cheap, it’s a Stabuc  », « It’s peace in a cup ! (not pee in a cup !) ». Jacques, comme le reste de l’équipage avait une préférence nette pour les expressos italiens noirs d’encre, amers et corsés.
Il remplit les bols, puis de la porte ouverte, cria :
- Jean, lève-toi, le velours frôle l’extase, c’est cosmique, le filtre déborde d’amour. J’ai compté les gouttes, elles sont en nombres parfaits.
Mais rien ne lui répondit.

Jacques tenait la barre. Il se sentait maintenant à l’aise, et dirigeait le bateau d’une main en fumant une cigarette. Il pensait à un vieux film où un acteur conduisait un yacht.
- La vie n’est pas trop désagréable. Etre endurant c’est être lucide. Parfois la volonté se fond dans ce qui est, par courtes séquences. Il me reste à apprendre et beaucoup à vivre. La plupart des gens sont dingues et se croient normaux. Ils ignorent pourquoi ils agissent. Tous des paumés. Partout des greluches et des décavés. La crapule se répand comme du lierre.

L’équipe du bateau n’était pas professionnelle. Personne ne donnait d’ordre, chacun vaquait à ses occupations.
Jean somnolait toujours, il venait d’ouvrir les yeux, il n’était pas encore certain de vouloir se lever. Il attendait patient, que le monde change. Peut-être à force de buées...
C’est exactement pareil ! Rien n’a bougé, curieux ce statisme acharné et têtu du monde !

Pierre était adossé au mât, il observait le soleil au travers de lunettes noires. Puis il descendit consulter les cartes et prendre des mesures pour vérifier que le tracé suivait la meilleure voie, c’est-à-dire la plus droite, la plus courte, la plus simple.
Paul ne demeurait pas inactif, il marchait de long en large et surveillait les lignes de pêche, il récupéra des dorades qu’il écailla dans une bassine. Il leur retira la poche intestinale qui était comme un ballon d’ivoire transparent, et rinça les chairs pour qu’elles prissent une teinte d’albumine nacrée.
Quand il eut terminé, il se donna d’autres travaux, récura des casseroles, éplucha des légumes, éminça pour le plaisir des carottes, aiguisa pour se distraire le grand couteau qui feulait sous la pierre, découpa les dorades en filets.

La coque filait, fendant la mer terne aux reflets renouvelés.

Maintenant, il a décidé de lire. Etendu au soleil, allongé tandis que le bois grinçait, la tête contre les cordages, sa lecture fut intime et profonde. Une page, une vague, une page, une vague.
Jean a choisi de quitter le lit, il prit du pain aux olives et mangea. C’était un jour calme d’attente, un premier jour d’aguets, long comme une chasse sans gibier.

Second réveil.
Jean se sentait en pleine forme, il plaisantait en plaçant le pain sur la table. Il était enfin parti, et sa présence dans le groupe s’était accrue. Il avait repris sa place légitime. Ils avaient peur de l’avoir laissé à quai endormi dans un hamac. Il dit :
- Je prépare le café. Qui va chercher les croissants à la boulangerie ?
Ils burent sur le pont.
- Paul tiendra la barre aujourd’hui. Moi, je vais étudier. Dit Pierre.
- OK.
L’ambiance concertante était devenue lumineuse.
- Ne croyez-vous pas qu’il y a des plaisanteries qui sont à éviter comme il faut éviter de marcher sur la queue d’un chat ?
- Si.
- Et que du moment que l’on vient au monde, on doit être certain qu’on entendra absolument n’importe quoi sur tous les sujets ?
- Si.
- Et qu’un avis faux a autant de puissance qu’un avis juste ?
- Si.
- Pourquoi y a-t-il toujours de la queue aux toilettes alors qu’il n’y a rien à visiter ?
- Miaou.

- Je ne dois pas gâcher le temps qui m’est imparti, ni le laisser se déliter et se gâter. Comme l’éponge, j’infuse. Et sans croupir, je veux boire chaque jour ma vie. Ma pensée ne peut pas me couler les pieds dans le béton. Pensait Jean.

- Si j’épargne mes forces, si j’oublie de les mobiliser, je serais une puissance sans enjeu. Par le travail, je m’accélère, je gagne en intérêt. Je ne suis plein qu’en débordant. Ainsi, je ne me supporte que devenu corne d’abondance qui offre et reçoit. Pensait Paul.

- Je n’hésite pas entre le oui et le non, je vois ou suis aveugle. J’obtiens des réponses à mes sourires. Je voudrais excéder les possibilités humaines. Pensait Pierre.

- Je hais ceux qui se plaignent sans souffrir. Je hais ceux qui confondent les douleurs. Et ils me haïssent également. Pensait Jacques.

Si tous pensent, qui agit ?

Troisième réveil.
- Houste ! Dehors ! Bande de lopettes ! Grappes de moules ! Dit Paul en se levant. Il fut le dernier couché, il était le premier debout.
La mer vineuse avait verdi, ils approchaient d’une île de carte postale, des paquets d’algues brunes flottaient comme des chevelures. Une pellicule d’eau claire fine comme du cellophane brillait en surface. Sans doute, un courant chaud venu des côtes. Des reflets en effusions de perles faisaient des colliers aux vagues. Le bateau, cette boîte d’allumettes, voguait sur la grande nappe. En regardant de près les flots, on finissait par croire qu’était inscrite dans le liquide une carte toujours changeante.
Jacques observa le soleil, il voulait faire apparaître dans ses rétines les points rouges de l’hallucination, ensuite il plongea le regard dans la frise moussue de la mer pour obtenir des mélanges et des superpositions colorées.
L’eau frémissait comme à feu doux.

- On lâche l’ancre. Je veux nager. Dit Paul.
Le bateau fit une halte, la température de l’eau était basse, et il hurla après avoir sauté. Il nagea autour de la coque, et palma d’un flanc l’autre. Il réapparut essoufflé, le visage rose.
- Allez ! Venez vous tremper !
Seul Jean ne savait pas nager, il attendit qu’ils furent las, et fuma en les surveillant.
Cet arrêt les retarda de plusieurs heures sur l’itinéraire idéal que Pierre avait établi. Ils firent une sieste, et ne repartirent qu’à la nuit tombante, heureux de cet accroc fait à la perfection de l’itinéraire direct.

- La mer dessine des figures répétitives. Sont-elles limitées ? C’est obsédant. Nous parlons peu mais nos échanges sont intenses. Ecrivit Paul dans son carnet.

- Passé de superbes heures concentrées et douces. J’étais calme, et seuls de très fins mouvements nerveux m’irriguaient. Je crois de plus en plus sérieusement, qu’on est trouvé. J’aurais vécu béat des heures bénies. Ecrivit Jean dans son carnet.

- Je fume et je bois. Nous avançons comme sur un rail. Tout se passe bien, il ne se passe rien. C’est entre nous que des événements se produisent. Ecrivit Pierre dans son carnet.

- Par instants, j’ai des difficultés à supporter cette vie paisible et ce lieu étroit, fermé qu’est le bateau. Puis je suis satisfait, je parle avec mes frères, je les interroge, je leur réponds et leur compagnie me distrait. L’amitié nous unit. Ecrivit Jacques dans son carnet.

- Aujourd’hui, nous allons utiliser le bathyscaphe. Dit Pierre. Lequel de vous est volontaire ? Il m’en faut deux. Qui veut faire de l’exploration sous-marine ?
Ses compagnons s’inspectèrent, ils hésitèrent à se nommer, soit qu’ils ne le désiraient pas, soit qu’ils craignirent de prendre la place d’un qui le voulait plus qu’eux. Enfin, ce furent Jacques et Jean qui se décidèrent et firent le pas vers l’avant.
Treuillé de chaînes épaisses, le sous-marin s’abaissa, le hublot demeurait ouvert. Il fut descendu comme un sachet de thé dans l’eau, et maintenu à la lisière des vagues. Il mesurait quatre mètres de long, et pouvait contenir deux personnes, un pilote et un coéquipier. Couvert de métal comme un gros crabe, il possédait une double hélice à moteur et deux bras en pince. Le cockpit était une vitre ronde. Un drapeau rouge à bandes jaunes était accroché à l’arrière.
Conçu par des ingénieurs qualifiés, l’engin ultramoderne, chef d’œuvre de la technologie marine, pouvait descendre à 3000 mètres, résister à des pressions comparables à une tonne d’acier tombant du deuxième étage, effectuer des missions s’étendant sur 30 heures et se déplacer à la faramineuse vitesse de 15 km/h. Néanmoins, de l’extérieur cette boite de conserve boulonnée, présentait un aspect curieux et si on ne pouvait douter de sa solidité, de son étanchéité, on pouvait ne pas vouloir s’enfermer dans un habitacle compact, au cœur d’une machine à turbines. Jean et Jacques prirent place.
Le fanion rouge s’enfonça, avalé.

L’exploration des fonds marins était une aventure sans péril, les risques d’incidents avoisinaient le nul, mais pour les deux hommes à bord, descendre aux abysses, couler enfermé dans la masse pesante des eaux, provoquaient des réactions d’angoisse. La claustrophobie, l’étrangeté des sensations qui naît des milieux inconnus, pouvaient causer des impressions pénibles, des étouffements imaginaires et une ivresse lucide qui pouvait durer plusieurs jours. Toute expérience limite peut de celui qui est déjà fendu, faire éclater l’esprit.
A moins deux cents mètres, le resserrement des eaux a englouti leurs êtres, après avoir été impressionnés, ils sont parvenus à se relâcher, et à parler entre eux. Ils se sont encouragés à ne pas céder aux insistantes appréhensions venues les narguer.
A moins trois cents mètres, tandis que Jacques venait d’allumer les phares qui se frayaient une voie dans l’obscurité, Jean crut apercevoir nageant entre deux eaux, la silhouette de l’évêque de la ville de Nine, déployant comme une méduse les voiles de sa chasuble et pagayant avec sa crosse. L’évêque aux vêtements flottants, comme autant de surplis a disparu dans les ténèbres. Que faisait-il à cette profondeur, dans ces limbes sombres ?
Cette apparition suspecte, Jean n’osa pas la mentionner, il pensa que son devoir était de se taire sur l’étonnant mirage.
Jacques tâchait de lire dans la lumière des phares, les lignes à peine visibles tracées par les poissons. Il repéra quelques espèces à peaux blanches, à nageoires atrophiées, de créatures albinos.
La nuit s’était accrue avec la profondeur. L’habitacle était happé par l’immensité, comme une noisette prise dans un casse-noix. Ils ressentirent dans leurs os, la capacité de broyage de la mer. La vitesse de descente resta constante, puis diminua jusqu’à mourir. Ils touchèrent leur objectif sableux.
Jean ralentit sa respiration, il tremblait, et ses dents s’apprêtaient à claquer, il grelottait. Jacques se sentait fébrile, mais sa main contre le manche de l’appareil l’assurait de garder le contrôle. Des animaux blancs passaient, ils photographièrent un reptile marin et des serpents translucides dont on voyait battre le cœur. Des crevettes et des micro-organismes tournaient collées au hublot comme de la neige.
Le Kimura, entité rare en Occident mais endémique en Orient, se présente sous forme de nodules uniques ou multiples siégeant principalement dans la région Atlanique. Il est souvent accompagné d’adépathes velus dont le crâne est hypertrophié. Morphologiquement, le Kimura se caractérise par une forte ressemblance à un morceau de pain hyperplasique, ses branchies sont couvertes d’une prolifération de veinules capillaires. Son sang est hyper éosinophile et on constate une élévation des IgE totales.
Jacques ne pensait plus au danger, il s’était absorbé dans la contemplation. Le bathyscaphe frôlait le sol, faisant fuir des bêtes étranges, qui s’éloignaient. Il devenait admiratif de cette vie difforme, il comparait dans le cahier les espèces répertoriées à celles qu’il voyait. Hormis, l’évêque, toutes semblaient conformes aux tablatures de la science naturelle. Le sous-marin était devenu un lieu d’étude, et les deux bras en pince qu’il fallait activer avec précision, fouillaient le sable, pour ramasser des coraux, des coquilles et de la vase.
Après avoir pris des photos, alors qu’ils entraient dans la quatrième heure de cette nuit profonde, ils choisirent de remonter.
Une fois à bord, sortis du sous-marin, ils eurent l’impression d’avoir accompli une vaste chanson de geste, un héroïque exploit, plutôt qu’une modeste descente protégée par un outil sans faille.
Entre ce que les appareils captèrent et ce qu’ils virent, demeurera la fine frontière de l’expérience vécue.

Le surlendemain, après avoir voyagé sur une mer d’huile, ils atteignirent leur objectif et accostèrent à trois heures de l’après-midi dans une crique, serrée à droite d’une falaise et à gauche de rochers. Une minuscule plage comme une longue palme attendait au soleil, l’air était doré.
- Voici le lieu. Dit Pierre. Sur vingt kilomètres s’étend comme une salle d’attente, l’endroit nommé le Vestibule Vert. Ensuite vient la Forêt, puis le détroit des Crânes, enfin Le Pic des Echardes. Que chacun sorte son équipement. Je pars chasser. Installez le campement.
- Je viens. Dit Paul. Je veux faire mieux que d’accomplir les tâches arides nécessaires au débarquement.

Un oiseau s’envola, il croyait s’échapper quand il fut abattu d’une déflagration qui fit jaillir son sang sur l’herbe. Sa course vers le haut s’interrompit, il fut intercepté d’un coup de feu. L’animal s’écrasa en décrivant une courbe. Les plombs coupèrent sa trajectoire droite, et il tomba sur le côté, comme claqué en vol. Pierre le ramassa et le mit dans un sac. Ils avancèrent dans le sous-bois, des bêtes invisibles piaillaient, leurs pas mettaient en marche les acteurs à pelage enfouis dans la forêt.
Un grognement porcin partit d’une place proche, ils approchèrent en silence.
Paul avait une carabine, et Pierre un fusil.
Un cochon fouissait dans la terre, il retournait du groin des feuilles mortes et vautré s’ébattait. Enfin, ils le virent qui museau baissé, se lavait dans une flaque de boue. C’était un babiroussa, espèce rare appelé porc-cerf et qui tend à disparaître puisque ses cornes qui ne cessent de pousser, finissent par lui perforer le crâne s’il ne les casse au combat. Cette race étrange meurt du développement anormal d’une de ses facultés particulières. Et c’est ici qu’intervient la morale jusque dans la nature sauvage, et qu’elle éduque l’homme à plus de modestie.
Le babiroussa est distinct du phacochère son plus proche cousin, l’un aime les terrains humides, les jungles tropicales, l’autre est adapté aux savanes. Tous deux sont comestibles mais fermes comme du plastique, et il faut les consommer en viandes bouillies. A l’inverse du marcassin dont la chair est tendre comme celle de l’agneau de lait, et qui est comme chacun sait le petit du sanglier et allez vous faire foutre si vous ne savez pas ce qu’est un sanglier, achetez-vous un album à colorier.

Paul arma sa carabine, épaula, fit feu. Le babiroussa ne songeait pas à mourir avant quelques années, il eut un couinement tragique, courut déséquilibré sur trois mètres, puis trébucha parmi les bruyères dans un ronflement rauque.
- Je l’ai touché ! Touché ! Répéta Paul comme pour se convaincre.
Ils approchèrent du corps chaud qui gisait la truffe pompant la terre. Un dernier soubresaut. Du pied, il appuya sur le ventre de l’animal qui répondit d’un râle puis mourut, enfin délesté de sa misérable existence de créature condamnée.
Ils le sanglèrent et le tirèrent derrière eux comme un traîneau.

Au campement, près d’un feu en triangle, Paul planta le poignard dans le cuir de l’animal qui s’ouvrit comme un sac. A la peau était attachée une graisse luisante, cousue comme une doublure. En s’ouvrant le ventre déversa les boyaux et une grande quantité de sang.
- Ramassez les abats et enterrez-les. Le sang risque d’attirer des carnivores.
De la pointe de la lame, qu’il fit coulisser le long de la cage thoracique, il partagea le babiroussa en tas sanglants, ici l’encolure, là les jarrets, plus loin les côtes. Concentré, Paul n’était pas dérangé dans sa manipulation, par les odeurs fortes d’abattoir, et le contact poisseux des viscères tièdes. Il travaillait à convertir l’animal en denrée comestible. Le couteau qui coupait les chairs, sonnait comme un frôlement.
- On va se régaler. Dit-il. On va le manger en brochettes.
Sans trembler, il poursuivit le dépeçage. A la lueur des flammes, son visage ruisselait, sa sueur gouttait sur la viande pourpre. Jacques plaça une grille sur le foyer, il y jeta les morceaux savoureux, après les avoir avec soin dénervés. L’odeur de rôti entrait dans les narines, comme une promesse faite à leurs estomacs. Les chairs dégorgèrent et pétillèrent sur les bûches, le jus faisait exploser les flammes puis se vaporisait, excitant leur salive.
Jean admirait le spectacle de la cuisson.

Ils se levèrent à l’aurore, l’expédition terrestre commençait. Les sacs étaient chargés. Inventaire ! Voici la grande histoire des outils, voici l’aventure des objets : Deux fusils aux crosses polies, deux carabines démontables, deux pelles de marque allemande, quatre machettes aux lames effilées, un grand stock de bougies et de cierges, des briquets, des réchauds à gaz, deux tentes bleues, des couvertures de survie, quatre livres dont un de poésie, des crayons de couleur, un carnet à dessin, des cigarettes américaines, une paire de jumelle résistante à l’eau, une cafetière italienne, du vin français, une pharmacie.
Le Vestibule vert était une longue plaine rase vert de gris que la rosée faisait resplendir par flaques. Dans ce grand pâturage qui était sur 20 kilomètres comme un pays sorti d’un rêve de bovidé, les hommes se désintéressèrent vite des rares fleurs, et préférèrent converser entre eux. La terre était souple, rebondissante et nue comme un drap. Qu’était-ce que ce flot assoupissant, cette longue salle d’attente tondue ? Qu’était-ce que ce lieu plat où il n’était qu’à parler pour oublier les kilomètres ? Un tendre désert vide ? Un jeu de patience où le temps se broutait ? Un interminable dimanche passé à regarder le tennis ? Personne ne savait. C’était le lieu des interrogations où la pensée est plante.
Puis ils atteignirent l’orée qui s’élevait en rideau et formait une barrière de branchages.
La forêt était envahie de végétation tropicale. Un dense réseau de lianes maillait l’entrée, à ras de terre des racines mêlées formaient des pièges, des collets, des chausse-trappes masquant des trous d’eau. Des arbres aux troncs larges déployaient toute leur envergure. Une fois pénétré sous leurs cimes, le ciel n’était plus qu’un souvenir qui se rappelait à eux par des rayons tamisés. La forêt était un dôme fêlé de feuilles.
Les écorces paraissaient brunes, certaines étaient spongieuses, dévorées d’une lèpre humide qui les suçait.
Les machettes se fracassaient sur les lianes, elles essoraient en les tranchant les branches qui bloquaient. Il fallait répéter les gestes de violence et ça n’avançait pas.
La bataille s’accroissait en rudesse, ils luttaient contre les rangs verticaux des végétaux massés. Ils étaient mis à l’épreuve, confrontés à la sombre âpreté d’une progression en milieu inhospitalier. La peine prise semblait injustifiable, en deux heures, plus lents que des limaces sèches, ils avaient fait vingt mètres, et taillé un couloir sans entrevoir de clairière, ni d’issue à l’effort.
La colère montait dans les rangs, l’épuisement menait au découragement classique de l’à quoi bon. Seul Jacques avait le courage marathonien, et il accomplissait le défrichement avec une régularité administrative de peintre d’atelier. Il laissait son bras partir et s’abattre, sentait la force dans son muscle se vider et revenir et c’était presque avec entrain, qu’il tranchait mécaniquement.
Il moulinait, abattait, tandis que ses compagnons morfondus, n’espéraient plus qu’en la constance pour les sortir de l’ornière. Plusieurs heures passèrent et s’implanta le doute.
Jacques semblait exempté de ce passage à vide.
- Regarde-moi ça ! Un vrai homme tondeuse ! Dit Paul qui s’était allongé et qui crachait au sol.
- Oui, il est lancé. M’est avis qu’il va bientôt s’éteindre Dit Pierre.
- C’est agréable de voir quelqu’un qui travaille. Dit Jean.
- Hé, venez vite, il y a du changement ! La forêt est devenue molle ! Cria Jacques.
Et pour appuyer ses dires, il shoota dans un tronc d’arbre qui éclata comme du balsa. Puis il déracina un arbre pourri qui se brisa dans une gerbe de liège.
- Et d’une main, je les arrache de terre comme des carottes.
- Enfin, on va sortir de cet ennui. Dit Pierre. Le bayou c’est usant.

Pourtant, après cent mètres de facilité, où la végétation s’écroulait sous des poussées sans force, la forêt se referma comme une cage naturelle, tendue et rigide. Ils recommencèrent à progresser par mètre suivant une loi fastidieuse qui semblait fatidique. Ils décidèrent que pour le jour passé, ils avaient assez accompli, et que plus serait dévorer le peu de force qui restait.
Ils déposèrent leurs faix, balayèrent le sol et plantèrent la tente. Ils prirent un long repos, dormirent dès qu’étendus, comme des poupées qui placées sur le dos closent les yeux.
Ils se levèrent sans envie, sans désirer conquérir de trouée. Au milieu des ronces, ils s’écorchèrent, leur esprit se vida dans la répétition ingrate de gestes limités.
Parfois, un chant d’oiseau les éveillait de leur coma, et leur rendait service en dissipant la torpeur, mais ils n’avaient pas toujours le cœur d’écouter, et la fatigue les bornait. Il y eut même des chants qui déplurent et qui dans une autre circonstance auraient pu les ravir.
Roulés la nuit, dans les sacs de couchage, ils parlèrent entre eux :
- Saloperies de tribulations.
- Nous voilà bien englués.

Une semaine fut perdue, gâchée en vains essais. Sept jours furent nécessaires pour traverser la dense forêt où se perdre était si simple.
- Regardez. Nous y voilà. Tous ces efforts ingrats m’ont ruiné le goût d’être heureux.
- J’aurais voulu dire une phrase sublime, mais je ne pense à rien. C’est seulement le corps qui est soulagé.
- Je ne veux pas sortir ! Pas de soulagement. La sortie est venue trop tard.
- Vache de vache, c’est fini. Quel abrutissement ce fut.
A dix mètres, ils voyaient une plaine. L’horizon était revenu et le ciel les chapeautait de nouveau.
La lumière était pâle et fanée, devant eux s’ouvrait un paysage inédit dont les cartes ne savaient rien. Ils contemplèrent béats cet espace qui enfin se donnait.
- Nous devrions fêter notre arrivée en ouvrant une bouteille. Dit Paul.
- J’attendais cette phrase avec impatience. Dit Jacques.
- J’ai envie de revoir ma femme. Dit Pierre.
- J’ignorais que tu en avais une. Dit Jean.

Paul s’assit et vida son sac dans l’herbe, il cherchait le tire-bouchon, et parlait tout seul comme un enfant joue :
- Tire-bouchon, petit, mon petit. Viens me voir. Allez. Ne fais pas l’idiot. Je suis ton maître.
Pierre avait sorti les tasses en fer blanc, les avait essuyées d’un torchon propre, et les avait alignées dans l’herbe, les plaçant anses tournées dans la même direction. Il interdisait qu’on les touche avant qu’elles ne fussent pleines et semblait apprécier ces quatre boites parallèles sur le gazon. Sa fatigue s’accommodait de ce modeste cérémonial de somnambule.
Paul retrouva l’objet, déboucha le vin qui émit un son de succion. Pope ! Il servit les gobelets.

L’alcool leur fut un élixir particulier dans ce vaste paysage verdoyant, où poussaientdes arbustes porteurs de baies, et de loin en loin de grandes fleurs cotonneuses qui s’effilaient au vent. Le vin les rendit onctueux, ils furent comme lestés par le poids de l’ivresse. Légèrement troublés, leurs corps fatigués s’émurent. Leur conscience oscillait sous une étrange tectonique, qui mélangeait leurs sens. La vue et l’ouïe se confondirent dans une sorte d’extase sereine, ils glissèrent. Paul se sentit aspiré dans sa contemplation du ciel. Jean s’allongea sur le ventre. Jacques s’éloigna pour aller chier. Pierre avait terminé son verre et relisait pour la troisième fois l’étiquette de la bouteille qu’il semblait apprendre par cœur, il resservit les verres.
A l’Ouest, s’étirait une chaîne de montagnes. Les crêtes aiguës sillonnaient le bas du ciel, autour des pointes de roches étaient des manchons nuageux posés sur des mantelets de neige. Au Nord, à l’extrême Nord, là où la vision se perdait dans un horizon de fumée, ils apercevaient un pays bosselé de collines vertes et bleues.
Jacques était revenu de son escapade, il termina son gobelet en réfléchissant à des questions qu’il aurait été bien en peine de formuler.
- Il est très bon ce vin. Dit Pierre.
Le soleil était descendu, il n’était plus qu’un ongle rouge au-dessus de la terre.
Paul et Pierre passèrent du temps à discuter et à faire des plans. Ils commençaient à comprendre ce qu’ils étaient venus faire, ce qu’ils étaient venus trouver.
Ils articulaient lentement la voix pâteuse, murmuraient. La lassitude physique les avait rendus sérieux et ils s’exprimaient avec un sentiment de lucidité et de précision rare. Par instants, ils avaient de brefs rires fous, spontanés et presque sans cause. Jacques avait cédé à la fatigue et dormait à droite de Jean qui s’était confectionné un oreiller en enrobant la bouteille vide de son chandail. Il dormait sur le côté, les mains jointes, les jambes recroquevillées. Ils entendaient sa respiration bruisser au sortir des poumons.
- J’ai l’idée de construire un autel. Dit Pierre.
Une pause.
- Et pour quoi faire ?
- Comme une trace de notre passage.
- J’accepte. Dit Paul.

Quant au matin, ils se réveillèrent le corps contusionné, et le crâne englobé d’une cloche à fromage -Authentique Véridique- ils burent du thé, et restèrent allongés avec le sentiment d’être vacants et que la nuit avait évaporé 90% de leur capacité.
- Nous avons parlé hier. J’ai l’accord de Paul. Je veux construire un autel. Voulez-vous aider ?
Pierre avait parlé d’un ton qui ne laissait pas de doute sur ses intentions, ils pouvaient sentir dans sa voix qu’il était prêt à se passer d’eux, qu’il ne les interrogeait que pour compter le nombre de bras disponibles.
- Alors ? Etes-vous prêt à le faire ?
- Bien.
- Bien.
- Mais à quoi cela servira-t-il ?
- Oui, c’est vrai, et à qui le dédierons-nous ?
- Je veux le construire par ferveur. Je veux le construire par respect.
- Ne devrions-nous pas attendre d’avoir terminé notre exploration pour entreprendre l’élévation d’un autel ?
- Comme vous voudrez. Maintenant ou plus tard, je n’y vois pas d’inconvénient, pourvu que nous soyons d’accord pour son établissement avant notre retour.
Il y eut trois votes pour repousser l’érection du tertre, il sembla logique d’attendre.

Ils se remirent en chemin, et furent face au détroit, profond tunnel ouvert entre les hauts murs des pierres.
- Seigneur. Dirent-ils. Que cet endroit est étrange !
Et l’écho répercuta leurs exclamations.
Par-delà ce point d’entrée dans le détroit, les cartes ne mentionnaient plus que des terres vierges, jamais foulées. Le mystère contenu dans ce territoire neuf, excita leur fantaisie, ils baignèrent dès lors dans l’attente d’événements.
Pierre demeurait sceptique, mais voulait être détrompé, et bousculé dans ses assises rationnelles. Il souhaitait que sa ferme science soit ébranlée par une découverte d’envergure. Et bien qu’il répéta pour diminuer l’enthousiasme, que l’inconnu n’était qu’un prolongement du connu, il désirait avoir tort.
Paul marchait à l’avant, il ne souhaitait pas débattre probabilités, il arpentait le détroit, attentif aux strates des falaises, cherchait des traces, guettait des marques.
Les deux autres discutaient, s’étonnaient que tout fut semblable, admiraient cet inconnu que rien ne différenciait, s’esbaudissaient de défiler dans ce no man’s land.

Le détroit serpentait entre les falaises, ils pouvaient voir du ciel des lambeaux. Après plusieurs kilomètres, l’à pic des montagnes environnantes s’abaissa, et le grand « U » dans lequel ils avançaient s’abaissa sur la droite. Il sentirent le vent descendre, et furent au soleil éclairés de biais.
Paul se sentit désabusé de ne rien trouver, il ralentit sa cadence, quitta son poste avancé d’éclaireur et rejoignit Pierre.
Assez vite pourtant, quelque chose les intrigua, une masse brillante collait à la paroi droite, de loin, ils ne purent distinguer ce que c’était et conjecturèrent. Un ruisseau ? Un torrent ? Une veine de schiste ?
Ils se refusèrent à courir et à se précipiter malgré l’étonnement et leur volonté de ne plus tarder. La ligne lumineuse qui coulait ne disparut pas. Pierre fut le premier à reconnaître la nature de l’objet brillant : Un escalier. Il distingua à l’œil nu les marches blanches où la lumière ricochait, il cria à toute volée, et l’écho répéta.
Il hurla. L’instant était assez sublime pour excuser cette réaction d’enthousiasme disproportionnée. L’escalier était assez large pour faire passer dix hommes de face, chaque marche était profonde de six pas. Ils étaient impressionnés comme des hommes du Moyen Age devant une tourelle en marbre construite sur un éléphant, ou l’un de nos contemporains devant la feuille de salaire d’un grand footballeur.
Ils grimpèrent, chaque graduation de l’escalier leur coupait un peu le souffle, et rendait plus molles leurs jambes. A dix mètres du sommet, ils firent un stop et prirent les paris sur ce qui se trouvait au-delà de leur vue. Chacun se concentra, avec peut-être en lui la croyance qu’il était possible de le savoir par intuition. Chacun se fia à son instinct comme le chien au flair. Mais tous se trompèrent, et ce qu’ils virent une fois en haut, déjoua leurs pronostics.
- Tu vois. Dit Jean. Nous n’avons rien besoin de construire. Tout est là. Présent.

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