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Orfèvrerie 

mardi 4 septembre 2012, par Frédéric L’Helgoualch

Je n’ai aucune intention de faire des efforts. Mon visage a tout quitus pour laisser transparaître agacement et lassitude. De toutes les façons, mon collègue a ouvert en grand les vannes et, dorénavant, il se tamponne le coquillard de mes réactions. Il voulait parler, alors il parle. Moi, moi je suis assis en face de lui, voilà tout. Il est socialement toujours plus acceptable de mimer la discussion avec la personne avec laquelle vous êtes attablé plutôt que de se parler tout seul à voix haute, même si c’est la seule chose qui vous intéresse. Le risque de passer pour un habité, voire un égoïste, serait trop élevé. Après notre service, nous avons pris l’habitude de venir ensemble boire une ou deux bières dans ce zinc voisin du nôtre. Je me fous de son onanisme verbal comme il se fiche de mes tentatives de converser. Avant de rejoindre chacun nos pénates, à cette heure tardive, après une journée harassante, l’occasion de se rincer le palais, de souffler un peu. L’idéal eut été un confrère plus curieux mais, bon, je ne choisis pas grand chose et suis mal placé pour affliger qui que ce soit, question sociabilité. Il gigote frénétiquement son poignet sous ma truffe (attention à mon verre, s’il te plaît !), comme si celle-ci était prédisposée à reconnaître l’odeur de l’argent. Je suis censé être bluffé par sa nouvelle montre, une Rolex. Vingt ans que je n’en porte plus. Swatch ou Patek Philippe : indifférence maximale, méconnaissance totale. A l’écouter, je devine que sa compétence dans ce domaine équivaut à la mienne : nulle. Emballé comme un gosse, il n’évoque absolument pas les prouesses techniques, la subtilité du mécanisme ni même l’aspect visuel de l’objet. Non, lui, son euphorie vient du montant obscène qu’il a claqué, du pognon qu’il est capable de balancer dans un bidule réputé de bon goût. Il PEUT le faire, il en a les moyens, il a un sens de l’élégance sûr et pointu : voilà le message. Et il s’agite, ce poignet, il s’agite. « T’as vu, un peu ? Quand même, regarde : c’est une Rolex ! » Oui, oui, j’ai compris, j’ai compris. Et il me rejoue encore une fois la scène de l’achat, lorsqu’il a fallu sortir le larfeuil plein de cash et qu’il a perçu, il en est certain, dans le regard du vendeur, respect et admiration. Comment ne pas être ému par ces jeux de rôle un tantinet puérils ? Emu mais, irrité car j’entends la même histoire, au mot près, depuis deux jours, en boucle. Emu mais irrité car je lui explique diplomatiquement, depuis deux jours, que je n’y connais que tchi aux toquantes et il ne m’entend pas. La semaine dernière, j’avais eu droit à un speech équivalent sur l’achat d’une veste griffée au coût grotesque et dont il ne fut jamais question ni de la coupe ni de la qualité de fabrication. « Respect » et « admiration » dans les prunelles du marchand, etc... Sa fragilité, son besoin mal placé de reconnaissance sont si flagrants qu’il est difficile d’interrompre brutalement son verbiage délirant. N’empêche, moi, pour la seconde et ultime sortie de ma journée (café-tartine dans un troquet de mon quartier ce matin – métro – 13h de boulot – et, donc, verre avec ce vieil enfant en souffrance avant de rejouer la même partition demain), je m’ennuie ferme. Pendant qu’il se répète, inlassable, mon esprit vagabonde. Lorsque je lance un sujet, il ne rebondit pas. Pose une question, il répond rarement. Drôle de personnage. Au moins, il n’est pas hypocrite. Rien ne l’intéresse, sauf radoter. Moi, je bois mon godet. Toute son énergie semble jetée dans sa bataille intérieure, perdue d’avance. Il me décrit l’air de connivence (et « respect », « admiration », blablabla...) lu dans les yeux écarquillés d’un client en costard-cravate, ce midi, à la vue du nouveau bijou dépassant, évidemment, de la manche de sa chemise. « Bien entendu, il a reconnu... » Si tu le dis... Je retiens la réflexion qui me brûle les lèvres (peut-être s’est-il plutôt interrogé sur l’intérêt d’un serveur à exhiber un objet de luxe sur son lieu de travail, une brasserie quelconque). Sa lubie horlogère ne date pas d’ hier. Il en achète et les perd (ou se les fait dérober, à la sortie d’un bar de nuit, vers 5h, entre Pigalle et la place de Clichy, 2,5g dans le sang) avec une régularité et une obstination rares. Hop ! 6000 euros dans la Seine (c’était une occasion) ! Quels arguments rationnels opposer à un tel acharnement ? Si je critique souvent mon rapport infantile au fric, que dire du sien sans passer pour un vilain moralisateur ? Il m’est tout de même d’avis que sa logique est quelque peu influencée par d’obscures névroses infernales. Ne parlant toujours que de boulot (quel ennui !) ou de ce qu’il a flambé ou prémédite de dépenser, j’ai, sans l’avoir cherchée, une idée assez précise et de son patrimoine et de son approche de la vie. Le vide le guide. L’auto-destruction le porte. L’absence de but le façonne. « Carpe diem » mais, version dépressif. Trimer comme un animal de trait pour ramener dans ses poches un maximum de flouze, pour mieux le jeter ensuite par les fenêtres, nonchalamment, comme le ferait un nabab inconscient et déconnecté, puisque demain n’est fait de rien, sinon de répétitions. Si, encore, le plaisir affleurait à un moment ou à un autre du processus. Mais, non, hormis ces instants où il imagine être respecté par des gens admirés (et inconnus), à part ces brefs instants fantasmés, le plaisir n’est jamais flagrant. Seule une impression de malaise me vient, à l’écouter raconter ses achats compulsifs, inutiles, même pas appréciés à leur juste valeur et son pseudo-amour de son job de mercenaire du plateau, qui le couvre de cet or si indispensable au bon fonctionnement de sa diabolique machinerie interne. Bâti sur un fond de tristesse, le reste des constructions ne peut qu’être branlant. Il le sait. Ne le nie pas. N’essaie pas d’y remédier. Tente de l’oublier, en saccageant allègrement toute perspective d’avenir. Du cash, déclaré au minimum, tous les jours, sur le pourcentage du service. Pourboires compris, 250-300 euros, après des heures très éloignées du Code du Travail et autres chinoiseries « gauchistes », comme ils disent. Fraîche, fraîche, fraîche ! Et, derrière, nulle épargne, aucune économie et, encore moins de sécurité. Un monde parallèle, l’univers des brasseries parisiennes, peuplé de mecs à problèmes mais, travailleurs : l’argent n’est pas volé. Il est le moteur d’une faune déglinguée, prête à se coltiner 80h par semaine pour oublier sa vie, entretenir ses déséquilibres, nourrir ses démons, se donner l’illusion d’être quelqu’un d’autre. Un tel oiseau ne pouvant qu’attirer les coucous, son nid est bien garni. Pigeon ravi, il offre, invite, dépanne nombre de parasites, trop heureux de rendre service. Propriétaire de rien, inconnu des banques et des impôts, son impression de liberté le mène à avoir comme amis des profiteurs et comme bas de laine celui qu’il commencera à remplir, éventuellement, peut-être, à partir de demain. Hébergé par son « amie », il n’a même pas d’adresse à son nom. Il achète machine à laver, écran plat, solitaire ; raque apéros, restos, week-ends. Il ne commande pas ce qu’il désire mais, ce qui coûte, en jette, démunit le plus. Mis à la porte demain, il abandonnera ce qu’il a payé, retournera vivre dans un hôtel bas de gamme, lui, travaillant depuis trente ans, pas 200e devant lui, potentiel multi-propriétaire s’il avait voulu compté. S’il n’avait pas été dévoré. Comment, malgré son peu d’écoute des autres, comment ne pas le prendre en sympathie ? Comment, en l’observant, ne pas réfléchir à sa propre vie et ne pas être effrayé ? Contre-exemple de mes attentes, il m’indique le chemin à ne pas suivre. Artisan habile de sa propre destruction, imperméable aux conseils. Trappeur redoutable de sa propre existence, sourd aux mises en garde. Orfèvre du suicide programmé, tisseur imperturbable d’une toile bientôt pour lui fatale. Je finis mon verre, le regarde. Tends l’oreille. « Rolex », « Rolex »... Pfuu ! Il est toujours sur le même disque, n’a à aucun moment remarqué mon je-m’en-foutisme. Nous sommes si différents mais, si similaires dans notre entêtement à ne rien prévoir. Il me fatigue. Moi, je ne baisserai pas la garde. Je ne les laisserai pas gagner, ces lutins saboteurs qui nous hantent et, parfois, souvent, essaient de nous entraîner. Je ne m’oublierai pas. Je ne les laisserai pas gagner. Je veux encore les vaincre.

Et, lui, je ne deviendrai pas son apprenti. Je le salue et l’abandonne à ses rêves cachés d’amour. Son poignet danse toujours frénétiquement. Il continue, seul, d’admirer ses chimères, les yeux en feu.

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