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Petite fugue pour un grand départ 

vendredi 26 octobre 2012, par Raymond Penblanc

Quand le fourgon mortuaire, quittant la nationale, a brusquement bifurqué sur la droite, ils l’ont immédiatement suivi, pour ne pas le perdre, pour ne pas le laisser filer seul en rase campagne. Par acquit de conscience, le cadet a quand même tenu à vérifier dans le rétroviseur si l’aîné réagissait comme eux. Refusant de tenir compte de cette modification non prévue, l’aîné et sa femme, imperturbables, avaient continué sur la nationale, sans se poser de question. Que faire à présent ? Rattraper le fourgon, profiter d’une problématique ligne droite pour le doubler et le forcer à s’arrêter afin de lui signaler son erreur avant de le ramener sur le droit chemin ? Tant pis pour le frère aîné. Il les rejoindrait plus tard. Quoique surprise par la tournure que prenaient les événements, la mère, devant la situation inédite qui s’offrait à eux, s’était empressée de lancer au cadet, d’une voix qui avait perdu son ton plaintif, « Suis-le », et le cadet avait suivi. Ne connaissant pas la route, il s’en remettait entièrement à elle, et d’abord à eux, les deux croque-morts, dont il n’avait pu s’empêcher (son frère et sa belle-soeur également) de trouver étrange (et même assez comique) le couple qu’ils constituaient, le petit gros dégarni, qui conduisait, et le grand maigre, qui l’assistait. Impossible de voir à travers la vitre arrière du fourgon, et donc de comprendre si les deux compères, prenant soudain conscience de leur erreur, s’étaient retournés afin de leur adresser des signes susceptibles de les rassurer. Si tous les chemins mènent à Rome, tous nous conduisent au cimetière, nota la mère en jetant un regard distrait sur les champs alentour, à peine séparés par des talus bas plantés d’arbres. Au moins ils traverseraient une campagne printanière, verte et précocement fleurie, ça changerait d’avec la nationale. Où était le mal ? D’autant qu’à partir de Saint-Amant elle connaissait un peu. Elle se rappelait avoir pris ces petites routes de campagne autrefois, il y avait de cela plus d’une trentaine d’années. Dans d’autres circonstances que celles-ci, bien sûr, et dans un véhicule bien différent de celui-ci, avec un autre conducteur aussi, moins silencieux, moins accommodant. Par réflexe elle tourna les yeux en direction de son fils. Décidément il avait tout de son père. Le même front légèrement fuyant, ce qui se remarquait encore mieux de profil, le même nez busqué, les mêmes lèvres fines, qu’il ne cessait de pincer ou de mordre, le même menton allongé et un peu lourd. Il n’y avait que les yeux que le cadet avait hérités d’elle, alors que l’aîné, tout le monde en convenait, était le portrait craché de sa mère. Sauf pour le caractère, naturellement, dont il n’avait pas attendu le décès du père pour piller les traits les plus notoires, les plus déplaisants. Ainsi son impatience, son impulsivité, son incapacité à se remettre en question. C’étaient elles qui l’avaient fait s’en tenir à la nationale au lieu de prendre comme eux cette petite route, tellement bucolique dans le fond. Elles et son sens du devoir, son strict respect des convenances. Il n’était pas l’aîné pour rien, et sa femme l’avait toujours encouragé dans cette voie. S’imposer, décider pour tous, se servir d’abord, quitte à ne rien laisser aux autres. Le cadet se montrait bien plus sensible, elle le sentait bien plus proche d’elle. Avec trente ans de moins, peut-être l’aurait-elle choisi, lui ? Elle frissonna devant cette pensée incongrue, sauvage, totalement inédite elle aussi. Décidément ce fourgon mortuaire n’arrêtait pas de faire des siennes. Dans son sillage on échappait à la loi de la pesanteur. On quittait la réalité pour s’embarquer au cœur d’une dimension qui ne faisait plus peur. On oubliait le mort, on oubliait ceux qui le conduisaient Dieu sait où. Jetant à nouveau les yeux sur son fils, elle se laissa emporter. Qui retrouvait-elle vraiment ? Son mari à trente ans, mais avec son caractère et son tempérament à elle, bref un hybride, un être neuf sur lequel elle était la seule à pouvoir porter ce regard-là. Qu’est-ce que ce cadet si mignon reprochait donc aux femmes (celles de son âge) pour n’en avoir encore admis aucune à ses côtés ? Que lui reprochaient-elles elles-mêmes ? D’être trop parfait ? Sûr que si elle avait eu dix ans de moins, elle n’aurait pas hésité à l’accompagner dans ces discothèques où filles et garçons se retrouvaient pour fricoter ensemble et faire les fous. Elle lui en aurait sûrement dégotté une, et même plusieurs, et pas n’importe lesquelles, les plus belles, les plus gentilles, les plus. Il le méritait amplement. A la différence de l’aîné, qui s’était contenté de mettre le grappin sur la première (à moins que ce ne fût l’inverse), pour aller plus vite et faire, plus vite aussi, des enfants, deux en deux ans, et après ça fini.

A présent l’aîné et sa femme étaient loin. Elle frissonna d’aise et se sentit sourire. Elle avait désormais un nouveau compagnon, pour l’amorce d’une nouvelle vie. En vérité, cette mort la libérait de trente années de servitude, trente années durant lesquelles elle s’était sacrifiée, après avoir tout misé sur eux, son mari d’abord, puis ses deux fils. C’était là chose courante. C’était même la loi du genre, on ne se retrouvait pas mère de deux garçons sans se sentir investie de la plus haute mission. En un sens elle s’en montrait fière, allant jusqu’à glorifier chez chacun ces dispositions d’esprit qui faisaient d’eux des hommes, qu’elle n’avait d’ailleurs pas besoin d’encourager de la sorte, on pouvait compter sur eux pour cela, on pouvait les laisser créer entre eux cette complicité de mâles qui l’excluaient sans le moindre remords, en toute bonne conscience. De temps en temps, quand même, le cadet brisait pour elle la forteresse interdite. Ce château fort manquait de dame, et ce garçon d’à peine quinze ans avait le pressentiment que la vie dans les châteaux du Moyen-Âge aurait tout à gagner d’être infléchie et inspirée par les femmes. Et il avait l’élégance de le lui faire comprendre, n’hésitant pas à lui passer un bras autour du cou et à l’entraîner dehors, dans le jardin, qui était précisément le lieu des femmes, celui de la douceur et de l’harmonie, où les hommes eux-mêmes acceptaient de devenir et de se reconnaître féminins. C’était le cas du fils cadet. Et c’était pour cela qu’elle s’en remettait aujourd’hui entièrement à lui. Elle n’avait pas seulement choisi de monter à ses côtés parce que l’aîné avait déjà sa femme, et que l’équilibre serait ainsi rétabli entre les deux frères. Elle savait qu’avec lui les choses seraient plus faciles et plus douces, que si elle devait pleurer elle pleurerait, et que si elle devait rire, elle rirait tout aussi naturellement. C’était sûrement lui qui avait inspiré au fourgon mortuaire cet emballement fantaisiste. Comme c’était lui aussi qui, au lieu de l’obliger à s’arrêter, l’invitait à éterniser cette fugue printanière. On était en vacances, on suivait le chemin des écoliers. Elle avait envie de chanter, et si elle n’osa le faire, elle s’empressa de confier à son fils qu’elle se sentait bien, infiniment mieux que tout à l’heure, qu’ils avaient eu raison d’emprunter cette petite route de campagne. Qu’après Saint-Amant elle connaissait un peu, et que ce serait (elle faillit dire le paradis, mais elle se tut.) Il y avait en particulier une petite chapelle, simple et charmante, à moitié dissimulée derrière un bouquet d’arbres, où on allait pouvoir s’arrêter. Il suffirait de faire signe aux croque-morts. Elle ajouta qu’elle aurait aimé s’y marier autrefois, et, à défaut, y enterrer aujourd’hui son mari, du moins y célébrer la cérémonie religieuse. Les deux croque-morts sortiraient le cercueil du fourgon et le déposeraient devant le chœur. On resterait un moment. On cueillerait un bouquet de violettes et de coucous, on disposerait de grandes herbes, de jeunes branches de hêtre sur les marches du chœur et sur l’autel avant de repartir. Et tout cela en silence, sans une prière, sans le moindre chant. Mais peut-être que son fils sortirait son harmonica de sa poche et se mettrait à jouer le thème d’Il était une fois dans l’Ouest, comme quand il était petit. Dans ce cas elle exigerait de rester quelques minutes supplémentaires. Et ce serait mieux, bien mieux, bien plus apaisant que ce qui se passerait réellement quand ils seraient arrivés. L’aîné reprendrait la main, il se fendrait de quelques phrases convenues, son rang d’aîné le prédisposait à cela. C’était lui le maître de cérémonie, et d’avoir dû y renoncer en ne réagissant pas au brusque emballement du fourgon mortuaire, devait à présent le mettre dans tous ses états. Elle voyait d’ici sa belle-fille en train de débobiner un tas de saloperies, sur elle, sur son beau-père, heureusement occupé ailleurs, et sur le cadet bien sûr, l’enfant chéri de sa mère, comme sur les deux croque-morts, surtout le grand faucheux. On dirait la mort, avait-elle chuchoté à l’oreille de l’aîné, assez fort pour qu’on l’entende, croyant sans doute faire de l’esprit. La mort prenait ses aises, devait-elle persifler en ce moment, sans se soucier d’être entendue.

Instinctivement la mère regarda derrière elle. L’aîné et sa pimbêche ne s’y trouvaient pas. Rassurée elle se remit à contempler le paysage alentour. Ces champs vallonnés, ces petits chemins de ferme vacanciers appartenaient à toutes les campagnes françaises, on s’y sentait en familiarité. Loin de tout. Et d’abord de ce qu’on était venu y faire, à six d’abord, et maintenant à quatre, ou plutôt à cinq, elle en oubliait le mort, comme elle en arrivait à oublier le vivant qu’il fut, de moins en moins vivant, le malade de plus en plus malade, de plus en plus pesant, de plus en plus grincheux, de plus en plus insupportable. Mais aujourd’hui, le passé récent venait d’être aboli au bénéfice de l’ancien. Aujourd’hui ils avaient trente ans tous deux, et la petite chapelle de Saint-Amant les attendait pour une cérémonie simple et charmante, en toute intimité bien sûr. Elle se cala contre son dossier, ferma les paupières, se laissant conduire, oubliant le fourgon, le petit gros dégarni et le grand faucheux. La route n’avait beau cesser de tourner, elle avait l’impression de glisser sur un tapis roulant. Elle se sentit légère et eut l’impression d’avoir chanté. C’est en tout cas sur cette illusion qu’elle sortit de sa torpeur. Et c’est alors qu’elle frissonna. Devant elle, dressé sur deux tréteaux, il y avait ce cercueil ouvert, d’où émergeaient le crâne chauve et le profil figé de son mari, sur lesquels elle venait à nouveau de poser les yeux. Il ne se ressemblait pas. Quand elle l’avait trouvé couché par terre, au milieu de la chambre, quand elle avait vu ses prunelles révulsées et cette grosse bouche violacée aux lèvres retroussées comme s’il venait de se tirer une balle sous la langue, elle avait poussé un cri et s’était enfuie, pour ne revenir qu’au bout d’une demi heure, lorsqu’elle avait été assurée que l’infirmière et les aides-soignantes avaient réussi à rendre son mari un peu plus présentable, à défaut de pouvoir faire mieux. C’est qu’il était horrible à regarder. Qu’avait-elle fait pour mériter cela ? Et qu’avait-il fabriqué, lui, pour s’autoriser à exhiber cette figure-là ? Elle était restée à l’écart, et maintenant encore, alors que les bords du cercueil lui dissimulaient une partie du corps, elle avait tenu à garder ses distances. On devait sûrement le lui reprocher. Sinon certains membres du personnel n’auraient pas eu l’audace de venir griller une cigarette dans le seul endroit où nul n’était en mesure de les surprendre, c’est-à-dire au bout du couloir accédant à la chambre mortuaire, d’où elle pouvait parfaitement les entendre. Pourquoi se seraient-ils gênés ? Qui cela risquait-il de déranger désormais ? C’est ainsi qu’elle avait surpris une conversation où l’un disait à l’autre que dans quelques milliers d’années l’homme aurait profondément muté, il aurait une tête et un crâne énormes avec une batterie d’yeux très petits enfouis dans un front bombé hérissé de poils très raides, un corps tassé sur lui-même, des membres longs et souples comme des tentacules. Naturellement le gars qui s’exprimait ainsi n’avait rien lu de tout cela, il venait tout juste de l’inventer. Et c’était du mort couché derrière cette porte qu’il s’inspirait pour raconter son histoire de mutants dégénérés. A présent il s’était tu, mais elle pouvait les entendre respirer, lui et son compagnon, elle pouvait les entendre tirer sur leur cigarette et toussoter de temps en temps pour se racler la gorge. Il était déjà plus de huit heures, les employés des pompes funèbres ne tarderaient plus à arriver. Non, elle n’avait pas dormi ici, elle en aurait été incapable, il aurait fallu la tuer pour cela. Mais elle avait conservé le sens du devoir, et c’était son devoir d’épouse qu’elle avait tenu à s’imposer avant l’arrivée des enfants. La cérémonie religieuse était prévue à dix heures, et dans quelques minutes ses fils et sa belle fille la rejoindraient pour la fermeture du cercueil. A moins qu’ils aient choisi de rester dehors et d’attendre dans la cour en faisant les cent pas.

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