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Un colloque 

mardi 22 juin 2004, par Serge Velay (Date de rédaction antérieure : 12 juin 2004).

Où l’on voit l’auteur exposer certaines considérations à propos des habitués des colloques et de leurs moeurs, avant de prendre la parole dans une assemblée à laquelle il a été convié.

Georges Bermond n’avait pas eu besoin d’insister :

"Tu pourrais tout de même y aller. Tu es trop discret, tu dois te faire connaître. Et puis il nous faut vendre des livres, et là, ma foi sait-on jamais..."

Georges connaît mes réticences, il n’ignore pas non plus qu’elles sont en train de virer à la franche aversion ; et lui-même, arc-bouté sur une conception exigeante du métier dont il n’entend se départir sous aucun prétexte, n’est pas plus convaincu que moi de l’intérêt de ce genre de manifestation. Mais le dernier paru de mes livres n’est pas, comme on dit, un " livre facile ", ce n’est pas un de ces livres dont " on sait par avance qu’ils trouveront naturellement et rapidement leurs lecteurs. ". Si ce que j’écris n’est pas toujours à la hauteur de mes ambitions, je n’y trouve pas motif à me blâmer et j’estime n’avoir rien donné à lire jusqu’ici dont j’aie à rougir. Cependant, plus je me sens en accord avec ma prose, plus je m’inquiète de ses possibles conséquences pour la santé financière de mes éditeurs. Pour tout dire j’ai des scrupules à leur égard et ce n’est pas, je crois, sans quelques bonnes raisons.

Le fait est qu’éditer des livres est devenu une profession des plus ingrates. Les contours du métier sont si flous que personne ne sait plus très bien en quoi il consiste, ni comment on doit aussi comprendre celui d’écrire. Longtemps il incomba à l’écrivain d’écrire et à l’éditeur de faire un livre de ce que l’auteur avait écrit puis de le vendre. C’était : " A chacun son métier et les vaches seront bien gardées. " Or l’époque est à la confusion des rôles : désormais, l’éditeur décide le plus souvent de ce qui doit être écrit et l’auteur, docile ou stipendié (ou les deux à la fois), se retrouve commis d’office pour la promotion de ce qui est publié sous son nom. L’imbroglio est à son comble, et le système à son point d’excellence quand, dans l’assentiment général, on voit quelqu’un être offert en spectacle à la foule comme à la foire un animal pittoresque, bien que celui ou celle dont on vante si fort les mérites n’ait pas écrit un traître mot du livre qu’il signe de son nom. Dans cet embrouillamini, on ne sait plus qui fait quoi ni qui est qui. C’est pourquoi à l’occasion d’une de ces manifestations conçues aux fins de montrer au public des auteurs et de vendre des livres à des gens qui ne lisent jamais, il est somme toute banal par exemple de partager sa table avec une brave dame analphabète mais auteur putatif d’un substantiel ouvrage dans lequel on narre le malheur que c’est de passer trois nuits et trois jours bloqué dans un ascenseur, sans boire ni manger ; soit, lors de quelque salon sur le thème " Comment vivre ensemble et sans préjugés ? " ou " Sous le regard de l’Autre ", mon prochain, d’avoir pour voisin d’étalage, invité en qualité d’écrivain et de personne qualifiée, un exhibitionniste compulsif, habitué de longue date des sorties d’école, qui brûle manifestement d’exposer sa thèse aux visiteurs. Je ne compte plus les rencontres intéressantes qu’il m’a été donné de faire dans ces circonstances. Heureusement personne n’est dupe, pas même le public qui se prête avec bienveillance et docilité à la manœuvre et personne ne se prend vraiment au sérieux à l’exception des éditeurs, mus pour la circonstance par leurs légitimes intérêts.

Ce que je trouve détestable, ce que je déteste par-dessus tout ce sont les colloques. J’ai les colloques en horreur pour la manière dont on s’y comporte, pour ce qu’on y raconte et pour la manière dont on le dit. Intervenants ou simples auditeurs, les habitués de ces messes ressemblent à une horde de voyageurs fraîchement débarqués à l’hôtel et massés devant l’ascenseur dans l’attente de gagner leur chambre. Car l’unique préoccupation de chacun, qu’il exprime avec des mines et des politesses soulignées, est de savoir avec qui il montera, aujourd’hui ou demain peut-être, et jusqu’à quelle enviable hauteur. La loi est d’airain, et intransigeants les arbitres des élégances colloquantes. Qui aspire à ou ambitionne de doit colloquer et qui veut en être doit exciper de son savoir faire dans un domaine, le renvoi d’ascenseur ; le reste n’est qu’accessoire. Lointain héritage des Arts de Cour, l’art du colloque est un art qui s’enseigne et s’apprend (1).

Il est probable que le lecteur qui s’estime averti de ces questions m’adresse silencieusement, et de bonne foi, certains reproches : " Je trouve votre jugement excessif et je ne partage pas votre avis. A l’occasion des nombreux colloques auxquels il m’a été donné d’assister, je n’ai jamais été témoin de ce dont vous parlez. " C’est qu’il faut pour s’en rendre compte, aborder la chose pour ainsi dire en étranger. Pour cela il suffit de s’introduire incognito dans une salle où l’on parlote à propos d’un sujet dont on est parfaitement ignorant. Si vous avez une inclination pour les philosophes pré-socratiques ou pour la littérature sud-américaine après Borges, allez donc faire le curieux dans une assemblée de spécialistes de la physique des semi-conducteurs ou de l’hydraulique maîtrisée en zone de piémont. Si vous chassez depuis l’adolescence les enregistrements pirates de Billie Holiday ou de Nat King Cole, alors glissez-vous subrepticement dans une assemblée de numismates, retour d’une campagne de fouilles à Vaison-la-Romaine. Puisque vous ne connaissez rien au sujet et qu’il vous laisse de marbre, il vous est loisible de concentrer vos dons d’observation sur la manière dont on se parle. Vous vous rendez compte assez vite qu’en dépit des connaissances dont font montre les orateurs, malgré l’intérêt et l’attention manifestes de l’auditoire, tout ce petit monde de reclus volontaires s’intéresse moins à ce qui est dit qu’à ce que chacun, à tour de rôle, signifie ou cherche à signifier à la faveur de son propos ; que si les intervenants parlent devant tous, ils ne s’adressent qu’à quelques personnes (2) ; et que, même si leur signification vous échappe, les messages sibyllins qu’ils délivrent n’ont de toute évidence qu’un rapport lointain, sinon pas de rapport du tout, avec la raison officielle du propos.

Qu’êtes vous donc en train de découvrir ? Que tous les orateurs, ou presque, s’expriment au moins au second degré (3). Que leur discours, tenu pourtant devant un vaste auditoire, n’est destiné qu’à ceux qui disposent du code pour le traduire et pour l’interpréter. Et que l’assemblée à la laquelle vous vous êtes fortuitement mêlé est majoritairement composée d’auditeurs qu’on abuse. La découverte, je l’avoue, est déconcertante ; elle n’en sera pas moins confirmée autant de fois que vous renouvellerez l’expérience. Autrement dit : on vous montre la lune avec le doigt mais ce n’est pas la lune qu’il faut regarder, c’est le doigt.

De là l’opinion que vous vous formerez concernant l’utilité pratique du colloque, à savoir : concentrer en un même lieu et pour une durée déterminée, un certain nombre de personnes capables de s’offrir en spectacle à une assemblée majoritairement composée d’innocents, sous prétexte qu’elles ont en commun un même intérêt proclamé pour un sujet ou thème particulier ; et, sous couvert d’un ordre du jour conçu aux fins de décliner le dit sujet ou le dit thème, face à une salle qui chavire sous tant de talent et de savoir déversé, multiplier à l’adresse des seuls affranchis des propos inspirés par des mobiles et des intérêts tenus cachés. Le sujet d’un colloque n’étant jamais le sujet proclamé, il est donc inutile de s’infliger la lecture du programme ; il est bien suffisant de savoir qui a prévu de s’y montrer. Seuls, ceux qui ont la parole et ceux qui savent percer le sens véritable de ce qui est dit, sauront à la fin de quoi on aura parlé. Quant aux autres, qui sont les plus nombreux, ils se déclareront d’autant plus satisfaits qu’ils auront passé tout le temps à rire de la fumée (4).

Consacré à la " Littérature contemporaine et ses enjeux ", ce colloque auquel Georges Bermond m’avait poussé à participer, se déroulait sans anicroche. Chacun était à sa place dans le décor et dans son rôle. A la tribune, les mandarins et les premiers rôles distribuant la parole avec componction. Aux premiers rangs, les honoraires affligés de tremblote et de surdité et les personnalités en mal de sieste. Se poussant du coude et du genou, venaient ensuite les prétendants, les courtisanes et les figurants. Enfin, derrière s’étendait la petite mer grisâtre des innocents où je m’étais immergé. Je suppose que le Commandeur était au fond de la salle, en compagnie des étudiants frondeurs et des fumeurs invétérés, incapables d’attendre la suspension de séance pour en griller une. Les intervenants différaient d’autant plus le moment de conclure qu’ils avaient d’emblée levé tout mystère sur le contenu de leur communication. J’avais la certitude de perdre mon temps, je n’avais pas de raison particulière d’être mécontent, bien au contraire. La veille, j’avais remis à l’imprimeur six feuillets d’un texte dense qui ferait une préface acceptable pour le catalogue de l’exposition des râpes d’Oscar Tréport et j’avais mis au net un nouveau chapitre de mon roman, écrit en six jours à peine. J’avais sur mes genoux le petit dossier contenant mon pensum (introduction, thèse, antithèse et synthèse, le tout orné d’un petit collier de citations chatoyantes, destiné à mettre un peu de couleur dans la grisaille de mon propos), à lire d’un ton neutre et sans fioritures, avant de me retirer poliment. A cette heure, j’aurais tout de même préféré siroter un café avec Mimi ou écouter le dernier enregistrement de Brad Melhdau, en rangeant la bibliothèque. J’aurais surtout préféré ne pas avoir à subir des discours aussi consternants à propos d’un sujet qui me concerne tout de même au premier chef. Qu’en tirant profit de l’arrogance des sciences humaines, l’Université ait perpétré il y a cinquante ans un hold-up aux dépens de le littérature, le fait est connu. Qu’avec le concours de quelques rejetons de bonnes familles, et autant de plumitifs terroristes retranchés dans des revues germanopratines à prétention révolutionnaire, elle se soit annexé le champ littéraire pour imposer les nouveaux critères de la domination culturelle, le fait est aussi connu (5). Cependant j’avoue que voir les nouveaux héritiers de ces fins stratèges pousser le bouchon jusqu’à hasarder des recommandations à propos de ce qui doit être écrit et de ce qui ne doit pas l’être, tout en excipant de leur expérience au sein d’ateliers d’écriture en milieu défavorisé, m’était un spectacle insupportable.

En exposant pour la énième fois des considérations convenues sur le chromatisme dans la description chez Proust, Pierre Buzon avait fait amende honorable auprès du doyen Percheron. Qu’il allait rouvrir au plus tôt et sans conditions le séminaire consacré aux " Ecritures contemporaines ", constituait donc l’essentiel de son intervention. Cathy Montgolfier, sans doute au fait de la récente rupture du critique et germaniste Philippe Lemestre avec sa vieille rivale Laurence Vidal, avait ostensiblement montré plus d’intérêt pour le communiquant que pour son propos qui se résumait à ceci : je suis en train de vous lire un chapitre de ma thèse consacrée aux romantiques allemands et je suis en quête d’un éditeur disposé à la publier. Quant à ma consoeur Isabelle Encontre, qui aspire à passer avec armes et bagages dans l’équipe éditoriale de Michel Merlot, elle avait commis une erreur : si elle avait seulement parcouru le livre de Jean-Pierre Kluber que Merlot venait de publier dans sa collection, elle se serait abstenue de lancer une pique à l’intention de Frank Messner (déjà en route pour Strasbourg), dont Kluber cite d’abondance les travaux sur la poésie contemporaine d’expression française entre les deux guerres. Rien donc que de très ordinaire.

A bien écouter, on se disait pourtant autre chose qui concernait la littérature et ses enjeux. Dans le but d’éclairer les " praticiens " sur ce que devrait être " la littérature de demain ", on n’hésitait pas à passer ce qui s’écrit au crible de la théorie. Encore tout imprégnés du " charme si sympathique du lectorat d’en bas ", les moins diserts n’étaient pas les représentants du nouveau marquisat, envoyés un temps sur le terrain en qualité d’ambassadeurs extraordinaires du monde des lettres. De retour de mission chez les populations pittoresques, ils affichaient leurs compétences d’experts et leurs ambitions d’agents prescripteurs (6). Devant une salle qui buvait leurs paroles, ces représentants de la petite noblesse des lettres, hérauts à la solde et chantres des nouveaux canons, étaient manifestement fiers de signifier à leurs maîtres qu’ils mettaient sans réserve leur talent et leur savoir au service du système.

" Je suis venu pour t’écouter. C’est bientôt ton tour ?

Encore une intervention, je passe en dernier.

Dis donc, tu fais la clôture ! "

C’était bien pour m’être agréable qu’Alain Moncouquiol avait franchi le seuil du saint des saints de la spéculation littéraire ; car il a d’autres bonnes raisons que les miennes pour rester à la porte de l’église durant l’office. Comme on sait, les voies sont nombreuses qui peuvent conduire quelqu’un à écrire. La plus banale consiste à composer des poèmes niais pour séduire les filles, de se prendre pour un poète en se prenant au jeu, puis d’insister. (C’est mon cas.) Il existe d’autres chemins tout aussi courus. Par exemple, c’est d’avoir été impressionné par la silhouette d’André Gide attablé tous les matins à la terrasse du Flore que le jeune Barthes a formé le projet d’embrasser la littérature. Le mobile avancé par Céline est bien différent : il aurait écrit Voyage au bout de la nuit parce qu’il avait besoin d’argent pour acheter un appartement. On n’est pas forcé de croire les raisons d’écrire invoquées par les écrivains ; si l’on est curieux, il est sans doute préférable de s’intéresser à celles dont ils ne parlent pas.

Alain c’est l’Homme Livre. Le livre dont il est l’auteur, il l’a écrit sans avoir jamais caressé la moindre ambition littéraire, sans jamais s’être un tant soit peu interrogé sur la question de savoir ce que doit être la littérature ou ce qu’elle ne doit pas. Son livre ne participe que de l’urgence et de la nécessité de se construire le simulacre d’une moitié de lui-même que la mort lui a ravie. La solution qu’il a trouvée : coucher le jeune mort sur du papier, le recouvrir de lettres et de mots. Plus que la chronique d’un deuil, ces pages hallucinées ont le pouvoir de soustraire un fantôme au royaume des ombres et de lui prêter l’attrait d’une figure pour le garder vivant. Parmi ses amis, nul n’ignore que c’est de converser avec celui qui habite un livre qui est la moitié de sa tête et de son corps que, le cartable à la main, droit comme un I, Alain arpente la ville de son pas d’homme fier. C’est peu dire que cet écrivain de circonstance mais de nécessité fait donc peu de cas des spéculateurs littéraires et du cliquetis de leur menue monnaie.

" Je n’ai rien à leur dire. Finalement je crois que je ne vais pas leur parler. Ou bien je vais dire autre chose que ce que ce j’avais prévu...

" Il n’y a pas de cheval auquel on ne puisse mettre la bride. " Et : " Vous pouvez conduire un cheval à l’abreuvoir mais vous ne pouvez pas le forcer à boire. "

Pendant qu’Alain me récitait des proverbes animaliers, je me disais qu’on écrit d’abord parce qu’on ne peut pas ou qu’on ne veut pas parler.

P.-S.

(1) La Bruyère observe : « Qui peut nommer de certaines couleurs changeantes, et qui sont diverses selon les divers jours dont on les regarde ? de même, qui peut définir la cour ? » (Les Caractères ou les Œuvres du siècle, Œuvres complètes, la Pléiade, p. 215). Reste que sous tant d’aspects divers et changeants, la cour a ses règles qui sont invariables, de même ses proportions. La preuve : « L’on est petit à la cour, et quelque vanité que l’on ait, on s’y trouve tel, mais le mal est commun, et les grands même y sont petits. » Quant à la raison profonde de ce procès, je n’ai rien trouvé de mieux que de citer La Bruyère encore une fois : « Qui a vu la cour a vu du monde ce qui est le plus beau, le plus spécieux et le plus orné ; qui méprise la cour, après l’avoir vue, méprise le monde. »

(2) Il n’est pas rare aussi qu’on s’adresse par dessus l’assistance à un Grand Absent, à une figure tutélaire sous l’autorité de laquelle on entend se placer et à qui l’on souhaite faire parvenir un message. Comme les murs ont des oreilles et que l’usage veut que l’on consigne dans des Actes l’essentiel de ce qu’on a dit, on ne désespère pas d’être entendu. Aussi bien le Grand Absent peut être un concurrent ou un adversaire car le colloque est une circonstance particulièrement propice pour lancer des messages menaçants, des formules ou des phrases assassines. (Chacun peut observer que c’est des ruches colloquantes du week-end que les journaux du lundi extraient le meilleur de leur miel.) A l’opposé de la figure de l’Absent est celle du Commandeur, qui est la figure par excellence et à haute valeur symbolique du Grand Présent. Toute personne un tant soit peu familière des réunions publiques connaît au moins un Commandeur. Il a le plus souvent l’aspect d’un personnage falot qui ne rate jamais l’occasion de raviver sa très improbable existence. Mais il n’opère qu’au moment qu’il estime opportun, lorsque les micros ont été coupés et que le gros de l’assistance s’est dispersé : ses oracles, le Commandeur ne les délivre qu’en aparté. Celui de ma connaissance exerce ses talents dans le domaine des Lettres. Il a tout lu, tout évalué, tout pensé et tout compris. Comme il sait ce qu’est la littérature et à quoi devrait ressembler ce qui s’écrit, qui à son grand dam n’y ressemble jamais, ses jugements sont invariablement négatifs et définitifs. On sait qu’il s’active de longue date à parachever son chef-d’œuvre mais personne n’a lu une ligne du Grand Livre qu’il garde secret. Il est dans la situation de quelqu’un qui, faute de disposer de la râpe parfaite, se refuserait à râper le morceau de fromage qui pourrait un peu calmer sa faim. Ceux qui lui portent encore de l’affection le conjurent de s’exposer devant une vachette ; lui ne rêve que de faire danser un toro monstrueux et de le tuer sous les ovations d’un seul coup d’épée. L’horrible fin de ce Grand Prétentieux est écrite : il se mourra de solitude d’inanition.

(3) Ou presque. La restriction se justifie par des exceptions aussi rares que remarquables. Pour l’essentiel, les intervenants hétérodoxes appartiennent au genre des orateurs pathétiques, lesquels se divisent en deux groupes : les pathétiques tragiques et les pathétiques pittoresques. La présence dans un colloque de représentants du premier groupe ne s’explique que par une erreur grossière des organisateurs au moment de la sélection. Ce qui caractérise l’orateur pathétique c’est sa propension à soutenir une thèse paradoxale et à mobiliser pour l’étayer des moyens rhétoriques atypiques. Son exercice de prédilection consiste à tenter de montrer, par exemple, que Louis Ferdinand Céline est un écrivain philosémite, ou que Roland Barthes est un grand romancier, ou encore que la lecture des œuvres de Maurice Blanchot provoque l’hilarité. Bien qu’elles trouvent parfois un certain écho chez des esprits originaux ou provocateurs, leurs entreprises sont vouées à l’échec. Néanmoins, jusqu’au milieu de la deuxième moitié du siècle dernier, hissés au rang d’intervenants fugaces au bénéfice de circonstances heureuses d’une vie intellectuelle que le système de domination n’avait pas encore totalement placée sous contrôle et épuisée, on a pu voir ici ou là des orateurs pathétiques plonger leur auditoire dans l’embarras ; en agitant des sujets tabous et des questions réputées d’un intérêt marginal, ils ont rendu manifestes la faculté d’occultation du discours dominant et son incapacité foncière à appréhender le monde réel. Cette période est révolue. Aux pathétiques tragiques ont succédé les pathétiques pittoresques. Attestant de l’esprit d’ouverture et de tolérance des organisateurs, ces personnages au demeurant plutôt sympathiques sont aujourd’hui partie intégrante du paysage intellectuel et littéraire colloquant. Etre le témoignage vivant des fondements religieux de la création artistique, telle est la spécialité de ces intermittents du spectacle spirituel dont la mission consiste à pérenniser une tradition romantique, fondée sur la douleur, la souffrance et le salut par l’art. Conjugués aux effets désastreux de leurs pannes d’inspiration récurrentes, les ravages occasionnés notamment par l’abus d’alcool chez nombre de ces artistes de référence, sont garantis du plus bel effet. L’apparition à la tribune d’un poète fin saoul ou sa sortie de scène réglée par l’intendance dans les moindres détails est toujours un moment d’intense émotion. C’est surtout l’occasion pour les tenants de la domination de signifier le degré de puissance et d’efficacité atteint par le système : non seulement la domination n’exclut personne, mais il lui est loisible de s’inventer à tout moment des rebelles pour redorer son blason. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on range les bouteilles d’encre et de whisky sur la même étagère. Il est cependant regrettable que sous prétexte de cet usage, le système, qui est rompu à tirer profit de tout, ait trouvé dans les rangs de bons artistes pour l’encourager à spéculer aussi sur la soif.

(4) Cette description vaut évidemment pour les réunions publiques, les universités d’été et surtout les congrès.

(5) Et depuis le début, au moins, des années soixante-dix. Dans un tract intitulé « Mais pour qui donc se prennent maintenant ces gens-là ? », dénonçant les agissements de certaine officine ayant pignon sur « la mare aux canards contemporaine », qualifiant notamment ses agents de « pâles voyous » et « d’impayables cuistres », Francis Ponge stigmatisait leur méthode : attaques « de type fasciste ou jdanovien » et recours à « la citation truquée ». (Francis Ponge, Tract, Paris, février 1974). Trente ans plus tard, les mêmes publicistes annoncent régulièrement leurs ralliements successifs ou simultanés : au Pape, à Kafka, aux chefs de l’état, aux premiers ministres, à Mozart, à Artaud, à Tapie, à Nietzsche, au ministre des Affaires étrangères, à Barthes, à la Jeunesse, à Paulhan, à Zidane, aux vins de Bordeaux, au Nouveau Roman, aux Bleus, à Céline, à l’abbé Pierre, à Bataille, à Mao, à Loana, et j’en passe...

(6) Je cite : « Ce que les gens attendent... Les livres qu’ils peuvent lire... Ce que l’on doit leur proposer... »

(7) Alain Montcouquiol, Recouvre-le de lumière, Verdier, 1996.

Ce texte est extrait du Gypaète barbu, paru aux éditions Jacqueline Chambon au printemps 2004.

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